L’opus du gouverneur Anissi parle de souveraineté

Anissi Chamsidine, gouverneur de l’île de Ndzuani, pour la seconde fois consécutive, s’apprête à passer le flambeau à son successeur, récemment élu. A l’heure des premiers bilans, il signale son départ par un livre dédié à la question de la souveraineté archipélique. Nisis’uali Intsi – ceci n’est pas une réponse[1] sort ces jours-ci aux éditions Bilk & Soul.

C’est le hasard qui fonde les rendez-vous de ce type. Un président de l’Union africaine se fait réélire dans des conditions controversées à la tête de son pays, les Comores. Un gouverneur d’île, pourtant censé lui être proche, décide de se retirer du jeu politique, par peur de se tromper dans ses choix. L’un et l’autre ne sont pas en guerre, mais semblent avoir épuisé les moyens de leur entente.

Comme une manière de se dire au revoir, ils se regardent, filant, chacun de son côté, dans l’impossibilité de se dire les vérités qui fâchent. Cette histoire aurait pu servir dans les premières pages d’un roman en cours d’écriture. Elle ne signera que la fin d’un accord entre deux leaders politiques au destin si peu commun. Le premier poursuit son aventure à Beït-Salam, le second se retire de Dar Nadjah, à moitié persuadé d’avoir été lâché à mi chemin, mais satisfait de n’avoir pas trahi ses convictions.

Anissi Chamsidine, considéré comme une sorte d’outsider sur le front de la politique comorienne, quitte ses fonctions de gouverneur en mai prochain, en souhaitant le meilleur à son successeur. Cinq années à la tête de cette institution insulaire ont eu raison de ses nerfs. Pas de moyens, beaucoup de promesses, et la menace du couperet présidentiel sur ses épaules. Il n’a pas du tout l’air de vouloir en parler.

Lors d’une présentation au Muzdalifa House, à Moroni.

Dans son premier opus, sorti il y a quelques semaines aux éditions Bilk & Soul, il préfère disserter sur la souveraineté perdue d’une nation, qui ne demande qu’à renaître de ses cendres : « Je ne suis pas de ceux qui diraient que nous n’étions pas prêts pour notre indépendance arrachée à la petite cuillère. On n’est jamais prêt pour ce genre de décision ». Mais il retient la leçon d’indignité apprise durant toutes ces années sous tutelle coloniale. La souveraineté, « on en parlait en 1975. On n’en parle plus, de nos jours ». De quoi inquiéter : « À Maore comme dans le reste de l’archipel, le silence du grand nombre s’épaissit, mais la question demeure, pleine et complexe. « Wadzaɗe watru wasirongoa ambaje ? » s’entend-on répliquer au moindre discours. Car bien souvent l’opinion a cette impression que nous – hommes politiques – avons déserté le terrain de la souveraineté archipélique ».

Mais voilà, c’est dit, en très peu de mots ! Nisis’uali intsi, son premier livre, décrit à sa manière le débat pour la dignité nationale que d’aucuns, pris dans l’obsession du pouvoir, ont délaissé pour ne plus s’occuper que de leurs desseins personnels. En sous-titre, une évidence digne d’un Magritte : « Ceci n’est pas une réponse ». Car l’apprenti essayiste ne prétend pas détenir une vérité politique. Cela fait un moment qu’il sonde ses pairs sur la question. En plein Covid-19, on l’avait vu s’insurger contre la gestion désastreuse de la maladie par l’ARS[2] à Maore. Il avait tenté de bloquer les bateaux, en provenance de l’île sœur, à défaut de pouvoir discuter de la manière dont se gère une telle crise entre deux îles cousines.

Une vieille bâtisse coloniale. Entre la pirogue à balancier et la perspective, le début d’une réflexion. Les baobabs à l’entrée du village de Hamabawa, sur lequel portent les illustrations du livre. Hamabawa est un village qui a accueilli des serrelamê au moment de l’indépendance…

L’Etat central à Moroni l’a obligé à se taire. Lors de la campagne Darmanin-Macron, il y a deux mois, il a été parmi les rares à s’indigner, localement. Là encore, le ministère comorien des Affaires étrangères lui a fait ravaler sa salive. Il avait mis en place un comité de surveillance pour éviter qu’aucun expulsé comorien ne soit renvoyé de Maore. Au Quotidien de la Réunion, qui l’interrogeait sur les limites d’une telle décision, il avait lâché ces mots : « Comment se fait-il qu’une forme de résistance à la bêtise humaine, dans un pays censé être souverain, soit à ce point réduite à néant ? Qui fait quoi réellement dans cette histoire ? Pour arriver à dire quoi à l’opinion ? Qu’est-ce qu’on cherche à démontrer ? »

En août 2022, Anissi Chamsidine initiait un projet de fondation, dédié à la mémoire des sacrifiés du Visa Balladur. Dans le Nyumakélé, à Mramani, au lieu-dit Bandramaji. Auparavant, il avait été vu à Mirontsy, où il consacrait la stèle érigée au nom des mêmes victimes par les enfants du Club Soirhane, une association culturelle. Mais son livre entend pousser la logique plus loin. Il y questionne le silence de ses pairs sur cette souveraineté perdue, s’insurge contre l’omerta entretenue autour des intérêts français dans la région, se demande pourquoi le pays continue à porter un nom attribué par la puissance coloniale, relève les mêmes incohérences dans la gestion des affaires politiques à Maore que dans le reste de l’archipel, se pose aussi la question de savoir à quand va se finir cette vision tronquée du pays pourtant défendue par le leadership local. S’il se refuse à donner une leçon à quiconque, on sent s’exprimer en lui le début d’un questionnement salutaire. « C’est difficile de se retrouver à la place qui est la mienne en politique, aujourd’hui, et de devoir me taire ». Ceci rejoint-il ses dernières sorties en politique ? Durant les dernières élections, il n’a pas manqué, en effet, de constater les errements du pouvoir en place. Ses prises de parole sur les réseaux sociaux, qu’il fréquente assidûment, ont pu interpeller un certain nombre de concitoyens.

Anissi Chamsidine, lors d’une rencontre dans le Nyumakele. Un navire échoué sur le rivage et un citoyen en train d’écouter la radio à Hamabawa, le village à ndzuani qui illustre le livre.

« J’ai une histoire à vous raconter, avait-il écrit, en pleine tourmente électorale. Et peut-être que cela nous éviterait des prises de tête inutiles. Je dis que j’ai gagné ! C’est moi le plus fort, le plus armé ! Qu’est-ce que vous pourriez faire contre ça ? Rien ! Vous ne pourrez que me laisser dire… Mais je ne peux pas vous obliger, et de manière cohérente, à croire que plus de 84% de voix qui ne sont pas allés voter vont admettre que j’ai gagné ! Ni les 37,7% qui sont allés voter contre moi pour qu’ils me reconnaissent comme leur président. Qu’est-ce qui va se passer après, si vous êtes d’accord avec moi ? On va devoir tous convaincre 8 milliards d’individus sur terre, pour qu’ils m’acceptent à leur tour ! Parce que c’est bien ce que ça veut dire ? Que tous ceux qui ne sont pas d’accord avec moi doivent être mis à l’amende, parce qu’il n’y a que moi qui aie raison. C’est ce qui s’est passé en 1974, rappelez-vous ! Les soroda ont viré les serrelamê de Maore pour pouvoir voter tranquille entre « pro français ». Et même après ça, ils n’ont eu que 66%, avec une trahison totale du droit international par la France. Mais comme on a laissé faire… 49 ans après, on continue à expliquer à tout le monde la supercherie. Et personne ne nous croit. C’est nous maintenant qui sommes les menteurs… » Les chiffres n’ont pas été tout à fait les mêmes – le président Azali a été élu à 57,2 % – mais on a compris que la spéculation du gouverneur était une manière de déconseiller l’irréparable à son président.

La boucle est ainsi bouclée ! Celui qui ne se considère pas comme un adversaire du pouvoir (« il n’a ni l’étoffe, ni la verve de l’éternel opposant » raconte un détracteur), ni comme un vassal (« c’est une tête brûlée, qui ne supporte pas d’être inféodée », confie un proche), s’essaie à une autre voie. Celle du citoyen qui réfléchit aux enjeux archipélique, malgré ses pairs, qui n’en ont qu’après leurs petits intérêts, situés loin du concitoyen. Il se veut serein (« je n’ai tué personne, n’ai jamais détourné de bien public, ni même cherché à démolir mes adversaires ») et s’apprête à limer ses griffes depuis sa prochaine retraite. « J’ai conscience d’être redevenu un simple disciple dans l’assemblée des citoyens réunis, à force de guetter une espérance qui n’arrive pas. Homme de la mer, j’ai aussi ce sentiment d’avoir longtemps joué au capitaine sans boussole, dans un ciel sans étoiles où le seul échappatoire se résume à suivre les vents et les eaux. Je sais que ces éléments peuvent noyer le boutre. Voilà pourquoi je retourne sur les bancs de l’école. Pour apprendre à mieux naviguer par mauvais temps, au-delà de vouloir mener le boutre à bon port ». Anissi Chamsidine dit ne plus comprendre à quoi sert la politique dans un pays où l’on ignore le malheur du grand nombre, à force de kibri et de kiswa entremêlés. Il pense qu’en se retirant dans la région de Marahare, d’où il a surgi au milieu des années 1990, il trouvera peut-être le moyen de se ressourcer, afin de réinventer l’image du politique, en réponse à ceux qui lui ont donné leur confiance, hier.

Med


L’ouvrage est disponible aux Comores, à la librairie Nouveautés. En ligne sur ce lien: ulimiz-b.com.

[1] Litt. : « Je questionne le pays »

[2] Agence Régionale de la Santé, dirigée à l’époque par la française Dominique Voynet. A Moroni, on avait cru comprendre que les politiques mahorais et leurs amis français voulaient à tout prix faire porter le chapeau de l’épidémie aux autorités comoriennes, au point de fabriquer des preuves.