Les Comores en tranches de vie selon Farouk Djamily

Le champ de la photographie comorienne a essentiellement été occupé, par les adeptes du portrait de studio. De ses débuts au 20ème siècle à la fin des années 1980. Le portrait et ses variantes : la photo d’identité, la photo de mariage, la photo de naissance ou la photo de classe. La parution récente de Comores Tranches de vue (KomEdit) de Farouk Djamily contribue à renouveler le regard sur cet archipel, en misant sur une vision plutôt artistique et poétique du réel.

Un peu d’histoire, au passage. Pendant que se développait la pratique coloniale de la documentation photographique à caractère ethnographique dans les années 1940, des passionnés tels que Mbaraka Sidi à Moroni ou Chamsoudine Said Caambi à Mutsamudu faisaient leurs premiers pas en professionnels. Dans les années 1970, on parlera aussi du studio de Boina Mafoto dans la capitale ou de Hassane Soilihi à Fomboni. Plus tard, apparaîtront, à la faveur de la presse nationale naissante un photojournalisme, très utilitaire et peu novateur, encore englué, de nos jours, dans le formalisme. Des pratiques que viendra amplifier le phénomène ambulatoire du photographe de rue, arrivé, lui, en même temps que la couleur.

Auparavant, certains portraits affichés, accrochés, réimprimés, repris par la presse, et passant de main en mains, finiront par s’échapper du contexte d’origine, en signifiant d’autres histoires et en nourrissant de nouvelles esthétiques, en construction. Dans les années 1960, apparaît un livre d’une très grande richesse iconographique, imprimée au Japon, mais publiée par les éditions Delroisse, établies en France à Boulogne-Billancourt. Avec un reportage signé René Moser et quelques photos (sous-marines) de Giancarlo Annunziata. Un travail réalisé avec la complicité de Yves Le Bret, pilote au vécu sulfureux dans l’archipel, proche du pouvoir et des réseaux françafricains. Portant le titre de Archipelago of parfumes, avec Les Comores en sous-titre, le livre est préfacé par le prince Saïd Ibrahim, qui vante les mérites touristiques de l’archipel.

La première image est cliché de John Baptist sur Moroni. La seconde avec De Gaulle en 1958 est de Mbaraka Sidi. La troisième, enfin, est la couverture du livre Archipel des parfums (Archipelago of perfumes des éditions Delroisse).

Ce même objet reparaît à la veille de l’indépendance nationale dans une édition rehaussée, avec un long reportage photo de Bernard Gerard, qui en devient le principal auteur, et quelques images signées de Moser, Bera et Walter Carone. Cette fois-ci, le livre porte un titre  unique – Les Comores – et s’ouvre – les régimes changent– sur une biographie du président Ahmed Abdallah Abderemane. Des photos qui magnifient les 4 îles, posant un regard généreux sur le patrimoine d’un archipel en passe de sortir d’une longue léthargie coloniale. A la chute du mongozi Ali Soilihi, les pilleurs de bureaux découvriront des cartons pleins de ce livre que la révolution a eu un peu de mal à se réapproprier.

L’héritage visuel qu’il constitue va alors marquer plus d’une génération. Jusqu’à ce qu’arrivent les cartes postales de Gilles Gautier, photographe à Al-Watwan, dont le studio se trouvait Place Badjanani. Marseillais, marié aux Comores, Gautier est reparti s’installer à Mada au début des années 1990, suite à une histoire de fusillade, du temps de Djohar. Les cartes postales de Gilles Gautier venaient elles-mêmes se joindre aux travaux de Issoufali à Ndzuani ou Goulamaly (Nouveautés) à Moroni ou encore Chalaya. Harnaché au marketing politique, le livre Les Comores reparaîtra, lui, sous un nouveau label, et sous une nouvelle forme, aux éditions Jaguar, notamment sous le premier mandat du président Assoumani Azali. Un travail qui a vite fait d’étouffer la création locale.

la couverture de Moroni Blues/ Chap. II de Soeuf Elbadawi, le photographe Bara Yusuf, de plus en plus connu pour son travail de graphiste, et un cliché de Issoufali sur Mutsamudu.

Ce n’est qu’à la fin des années 1980, que s’expriment, à proprement parler, les velléités d’une photographie comorienne, se réclamant d’une certaine poétique, puisant dans l’imaginaire pour mieux se projeter. Des fous de l’image comme Medass ou Elamine Houssein, qui se distinguent du classique champ des studios (à Moroni, Studio Med), et auxquels viendront se joindre d’autres artistes, tels le poète Mab El Had, les graphistes Bara Yusuf ou Bedro.

Avec eux, l’image du Comorien change de nature ou presque. Le photographe capte le moment, mais lui rajoute une perspective, une profondeur de champ. Au-delà des mouvements et des émotions, la photo cesse de se réduire au sujet photographié, pour dépendre de la réactivité et de l’imagination de son auteur. C’est le temps des premières expositions. A l’Alliances française, dans les foyers culturels, lors de rendez-vous culturels au niveau national. C’est là que le travail des photographes locaux commence à éclipser le regard étranger, et l’on ne parle pas de Mayotte où un autre type de travail se met en place, notamment avec les éditions Baobab. C’est aussi de là qu’émerge des travaux comme ceux de Soeuf Elbadawi, avec son ouvrage,  Moroni Blues/ Chap II[1], paru en 2007.

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Le premier livre de Farouk Djamily, paru chez Komedit.

C’est dans le prolongement de cette dynamique, plus ou moins consacrée durant les années 2000, que nous avons vu surgir Farouk Djamily, dont les premiers travaux sortent en librairie (KomEdit), ces jours-ci, sous un titre évocateur : Comores, Tranche de vues. En ouvrant sa série (2010-2013) sur une vue d’ensemble, embrassant la vieille mosquée de vendredi de Moroni, jetée de Kalaweni et ses vieux rafiots, constellée au loin d’une myriade de petites embarcations assoupies, Farouk choisit d’aborder un lieu culte de l’imagerie comorienne, inscrivant ainsi et sans détours son projet dans la lignée de ses prédécesseurs, qui y ont, chacun, immortalisé le lieu.

Adepte de la sobriété, l’auteur ressuscite cette noirâtre et antique cité des nya Hatwibu, que les gazelles du temps n’ont cessé d’emporter. Le contraste prononcé qu’il opère dans cette photo inaugurale, entre le noir et le blanc, au milieu d’un vague demi-jour naissant, laisse transpirer une lointaine poésie de Sofala. Au-delà de la référence aux travaux de ses aînés, la vieille mosquée dans ce livre relève d’une certaine herméneutique. Car si l’auteur s’empare ainsi du sacré à l’ouverture de sa série,  il n’oublie pas de réinterroger le même édifice dans ses origines austères et rentrées en bout de livre. Nous la retrouvons, tel un talisman qui enserre volontiers sa somme photographique, au travers, cette fois-ci, d’un gros plan extraverti, lyrique et chatoyant. Signe  des temps ?

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Vue sur Moroni par Farouk Djamily.

Plus loin, Farouk Djamily prospecte à l’intérieur de ces mosquées, témoin d’un temps où elles étaient encore dénuées d’artifices. Il joue avec les couleurs, austères, se nourrit du dépouillement, de ces maisons du Seigneur, détaille au plus près, murs lézardés, corans posés, jauges de pétrole lampant, horloge tel photogramme. Un effort d’abstraction, qui rend le travail de Djamily mystique, à cet endroit-là de la quête de sens. A se demander si cette intimité manifeste ne confère pas sa force à l’œuvre. Avait-elle besoin que des poètes – Oluren Fekre, Biheri Said Soilihi, El Mahad Abdou et d’autres – lui enfilent en si bon chemin des hirizi d’archipel ? Car leurs mots dans le livre paraissent, eux aussi, tels des talismans.

Ailleurs, Djamily nous plonge dans un dédale de cité. Avec quelques épreuves convenues de la neurasthénique médina, pansant encore la plaie de ses ruines, au creux du fleuve mélancolique des âges. S’il est vrai que ces photos  frôlent parfois la redite, un air de déjà-vu, elles échappent quelque peu à l’exercice de style. Si ses prédécesseurs étaient dans la présentation contemplative de ces lieux, où remparts,  échoppes d’épices, minarets s’agglutinaient à l’infini, Djamily, en travaillant les points et les angles, les distances, la lumière, en forçant les contrastes et les couleurs, inscrit sa photo dans le symbolique.

Trois images du livre de Farouk Djamily.

En place et lieu du lacis des ruelles, des niches secrètes et des souks, Djamily met en relief des motifs invisibles, d’ordinaire cachés. Il révèle d’autres strates de vie, d’autres présences dans ces ruines, dans ces niches aux yeux exorbités, privées de vie de toute évidence depuis des lustres. Djamily photographie des concepts et des émotions, au final. Le cœur de la ville n’est pas seul à occuper le regard du photographe. Les choix thématiques de Djamily sont divers, sans exclusive et prennent du reste les allures d’une performance, où Farouk, aux prises avec la rue, finit par lui extorquer à chaud des instantanés de vie, haut en couleur, depuis les  faubourg de Moroni.

Dans l’entendement du citoyen d’archipel, victime de toutes les sortes de dépossession, la photographie serait une spoliation certaine de son image, et à ce titre, les photos seraient utilisées par les manieurs d’appareils et d’autres machineries sophistiquées à des fins d’enrichissement. C’est peut-être ce qui explique que notre photographe prenne ses tranches de vie de dos ou de profil. Il y va ainsi du livreur qui se démène avec son vélo sur la route, échine en érection sur le vieil engin rafistolé de bric et  de broc, des vendeuses qui, éperdument, assiègent la rue de leurs étals gorgés de victuailles, du jerrican qui fait le pied de grue dans une aride fontaine de quartier, du taxi-brousse fendant l’air en trombe, chargé de camelots et de tous les dangers…

Trois vues du livre Comores, Tranches de vue de Farouk Djamily.

La célébration des murs anciens, la résurgence des pirogues, la rassurante parade des mosquées et de leurs hommes en chapelets, les enfants batifolant… Le regard de Djamily, par effet de récurrence, nous convie dans l’intimité onirique de la cité et rend surtout hommage à ces femmes et ces hommes du peuple, qui construisent, le cœur en fête, cet archipel ! Farouk Djamily fait partie de cette nouvelle génération de photographes – Aboudou Jacques, Mahamoud Mahamoud, Myriam Mfoungoulie, Mbaba Halidi, Mahmoud Ibrahim – qui renoue, notamment depuis la France, avec l’imaginaire d’un pays en crise avec la représentation de son identité.

Anssoufoudine Mohamed
[1] Monographie, parue aux éditions Bilk and Soul. Elle a reçu le prix de l’ISESCO en 2010, dans le cadre de l’opération Moroni capitale islamique de la culture pour l’Afrique.