Un lieu mythique du village de Mironsty à Ndzuani qu’évoque ici le poète Anssoufouddine Mohamed. Un véritable ziara, aujourd’hui rattrapé par la modernité des engins de concassage et des installations de réseau d’eau. Une trace d’un monde passé, qui, parfois, vient surprendre les riverains, au quotidien, par une succession de faits inexpliqués, dont la mort d’un proche.
Pour ceux qui l’ont connu dans les années 1970, Dani ou Daani reste un lieu secret du village de Mirontsy. Les plus petits y nourrissaient leur fantasmagorie, haute en couleur, et pour cause ! Du village, ils embrassaient de leurs yeux d’enfants les lointaines collines vallonnées et énigmatiques, d’où s’improvisaient des averses, midi tapant. Les nuages s’amoncelaient alors dans une simultanéité de mouvements contraires, pour tout de suite se déliter, s’allonger, se tortiller dans tous les sens, défiant un astre du jour chauffé à blanc. Dans ce remue-ménage fou des brumes et des nuages, les mômes relevaient leurs allégories d’elfes et de fées (wana isa) en mariage, décelant – dans leur imagination débridée – de monstrueux serpents et autres animaux fabuleux, ligotés aux chaines que l’on remontait des trous noirs du ciel.
Ces mômes d’un autre âge, la cinquantaine passée, aujourd’hui, se souviennent encore de la ruée vers Dani. De cette procession de femmes qui, annuellement, dérogeaient à l’ordre monotone du village, renouant avec des rythmes immémoriaux, à la lisière trouble du culte de l’anguille et de l’histoire refoulée des watoro en fuite. Grimpant sur des collines bosselées, tourmentées et ravinées de toutes parts, ces dames chantaient et dansaient, glorifiant les ancêtres. Ces dames s’abandonnaient aux esprits du terroir. Honneur était faite aux déités de la terre. Grâce était rendue à l’abondance des pluies bienfaitrices, à la fécondité des sols. A la richesse des récoltes, et contre les mauvaises occurrences : sécheresse, mauvais vents, pluies diluviennes. Le rush enchanté de ces bonnes dames se ponctuait au cœur du bosquet par un banquet champêtre.
Lors d’une visite du ziara de Dani par le Club Soirhane de Mirontsy.
A Dani, les arbres étaient centenaires, les fougères, arborescentes, les lianes, folles, rampantes et grimpantes, sur des versants abrupts. Tous ces éléments entraient en fête, le jour venu. Les oiseaux pépiaient. Les eaux de la rivière bruissaient. Les sources rougeoyantes aux eaux sulfureuses confluaient avec les sources aux eaux cristallines, réalisant la rivière de Dani, qui dans son imperturbable flot, se jetait à l’embouchure. Au lieu-dit Nkoni mwa mro_ autre lieu de mémoire. L’arôme des pommes de Jacques et des mangues mûres invitaient des hordes de makis espiègles à la fiesta. Des poules et des coqs déposés en offrande dans les niches buissonnantes ressortaient comme par enchantement, des fourrés de ronces et des lianes hargneuses, sautillant, caquetant, cherchant leur dû.
On ne saurait parler de ces gallinacées, errant à la merci de la forêt, sans parler des boucs et des chèvres – mbuzi beja muji – que l’on disait appartenir aux esprits fondateurs. Libres, ils pouvaient tout saccager sur leur passage, sans que personne ne lève le petit doigt. Lors des rituels, une chèvre beja muji pouvait, selon les prédictions de l’année à venir, se voir sacrifiée. Les abats enfouis dans d’autres sacrifices, la bonne viande était cuite à point, à l’attention des orphelins du village. Pièce de monnaie trouée, grains d’arachide, bâtons de manioc, bananes, muhare wa gudru gudru, muhare wa bwantamu, étaient alors largués en haute mer. Dans Dani, un fumet exquis traversait le bois, qui ne manquait pas de sentir le ferment de lait caillé. Les femmes, quant à elles, chantaient à tue-tête, sur l’air des retrouvailles, et dansaient, sans retenue, se déhanchant, s’enflammant, sortant d’elles-mêmes. Des chants qui, bien sûr, aidaient à conjurer le mauvais œil :
Les eaux ferrugineuses de Dani.
Analifu ina we / ina wa / nalifuwe / be na be isihuwone/ te na te isihuwone/the na the isihuwone/ Djimu na djimu isihuwone/ he na he isihuwone/ khe na khe isihuwone/ dali na dali isihuwone/ Dhal na dhal isihuwone / Analifu ina we/ Ina wa / nalifuwe
Jusqu’aux replis infranchissables du Dani, les femmes déposaient, des poignées de riz glutineux, arrosés de lait caillé, sur des feuilles de bananiers vertes. Affluaient de toutes parts les rongeurs, les reptiles, les oiseaux, les primates, et des insectes de toute sorte. L’homme y était vu comme un être relié au tout, et non comme une créature à part. Le jour déclinant, purifiées, repues et joyeuses, ces femmes dévalaient allégrement la colline. Elles s’orientaient, en suivant le flux des eaux, qui devaient emporter malchance, guigne et autre misère, à l’instar des alluvions et autres impuretés que ces eaux mêmes drainaient et entrainaient au fond de la mer. A Nyambwa mro, là où se rencontrent esprits des eaux douces et esprits des eaux de mer, les femmes, en transe, marquaient un arrêt, communiant avec les wana wa mro et autres wana wa maji maundra.
Sur les hauteurs de Dani.
Conquises par toutes les sibyllines forces, hantant les sources, les eaux et les sylves, ces femmes, soudainement légères, se retrouvaient le long du littoral, entre chien et loup, marquant dans leur périple un arrêt à Fumbuni, autre lieu de culte, d’où jaillissait une source aux eaux saumâtres, délimitée par des galets, sur lesquels l’on déposait des poignées de riz, toujours aussi glutineux. Des corbeaux noirs venaient par marée basse s’y régaler. Des sternes perdues s’invitaient au festin de temps à autre. Un dernier arrêt se faisait à Momoni, avant qu’elles ne parviennent au Pangahari, où la nuit durant elles se voyaient emportées et ballotées par des esprits, présageant de l’année à venir. Il pouvait être question du vent, des pluies et des récoltes. Une légende rapporte que c’est à Momoni qu’aurait débuté la cité actuelle de Mirontsy.
Bacoco, la soixantaine révolue, est un des derniers conservateurs du lieu. Il explique : « Cette fête tient d’un pacte entre les humains et les esprits d’Archipel. Il y a longtemps, nous dit-il, cet archipel était invivable à cause des djinns. Ils dévastaient cultures et plantations. Pluies diluviennes, vents saccageurs, rats et autres rongeurs assaillaient les champs par vagues. En mangeant, en ces temps-là, tu pouvais voir une main, sortie de nulle part, te disputer ton plat. Puis est venu ce saint, Abdallah Daroueche, revenu de très loin avec une lettre qu’il remit à un autre saint, descendant du prophète, Maaruf. Les deux formulèrent le vœu ardent de ne plus voir les djinns s’immiscer dans la vie quotidienne des femmes et des hommes. Depuis les djinns vaquent à leurs affaires dans cet archipel, les humains aux leurs. Cette fête est une célébration du pacte, une reconnaissance mutuelle de son respect ».
Le gardien des lieux à l’heure de la modernité. Tarzan alias Foupa à l’heure des réseaux de distribution d’eau.
Bacoco prétend que c’est grâce aux rites, liés aux traditions agraires, que la cité a longtemps servi de grenier à l’île. Il se rappelle encore des fameuses « collines blanches » de Mirontsy, lesquelles devaient leur blancheur au manioc pelé, mis à sécher sur des étals que l’on apercevait à perte de vue. Le pois Congo à gogo, les arachides, les pois de terre. Les tarots, ainsi que les douces et onctueuses ignames ! De nos jours, sans tambour ni trompettes, les villageois attachés à ces valeurs, viennent en cavaliers seuls déposer leurs offrandes. Dans une discrétion, rappelant qu’ils furent honnis des soilihistes, et qu’ils continuent à être combattus par des littéralistes de la religion musulmane. Il n’empêche ! En vous promenant dans les hauts, vous pouvez encore entendre, caquetant, des coqs et des poules buissonniers. La présence encore de ces poules lâchées en offrande, redevenues sauvages par la suite, nous la devons surtout au légendaire Foupa. Il y a plusieurs décennies maintenant que ce quinquagénaire a renoncé à la vie en cité pour s’établir dans Dani. Tarzan, comme le surnomme la marmaille, travaille cette terre, en laquelle il espère beaucoup, sur les versants escarpés du lieu.
Ceux qui se rendent à Dani, peuvent le voir piocher, plantant et sarclant à longueur de journée. Il y veille sur les arbres centenaires, vivant en symbiose avec les makis et les pteropus. Une mission qu’il s’est religieusement accordée, sachant la capacité des siens, à toujours demander plus à la nature. C’est ainsi qu’il a vu Dani se transformer, sans crier gare. Les petits sentiers de falaise des collines, hier, vallonnées, devenant de larges routes poussiéreuses, où entrent et ressortent des engins de concassage. Un barrage d’accumulation d’eau, destiné au réseau hydrique du village, pousse, aujourd’hui, au cœur de ce bois. Car c’est sur ces finalités utilitaires, les seules qui vaillent dans ce petit monde consumériste, que se décline désormais l’importance du ziara de Dani, loin de la cosmogonie des Anciens et de la mystique transportant ces femmes aux confins de l’invisible, et ce, malgré certains phénomènes inexpliqués, dont le récit ramène aux frontières du passé. Ainsi, de la disparition récente de deux habitants de Mirontsy que les gens prétendent avoir vu à l’orée de ce bois. Des faits qui risquent bien de relancer le débat autour des pratiques de culte les plus anciennes dans cette cité…
Anssoufouddine Mohamed