La mémoire disparue de l’E.N.E.S

A l’Ecole Nationale d’Enseignement Supérieur de Mvuni, la direction a eu droit un jour à une grève de deux semaines pour avoir imposé la restitution d’un mémoire de fin d’études à ses administrés. La fronde était menée par de vaillants militants du msomo wa nyumeni, pour qui cette école représentait une indiscutable « voie de garage ». Un tract avait été alors diffusé avec beaucoup de bruits, mais force est de constater que l’affaire a vite été oubliée. Elle fait désormais partie de ces histoires du siècle dernier dont plus personne ne se souvient.

De l’affaire elle-même, il ne reste plus grande trace. De ces travaux d’étudiants, non plus. C’est donc l’histoire d’une perte de mémoire(s) que nous vous relatons ici. Il fut un temps, en effet, où l’Ecole Nationale d’Enseignement Supérieur de Mvuni (ENES) imposait à ses étudiants de rédiger un mémoire de fin d’études, lequel mémoire était déposé, du moins un exemplaire de celui-ci, au CNDRS. Un tas de travaux avait été ainsi réalisé, documentant les réalités sociales des Comores, et le paysage. Des travaux d’histoire, de géographie, d’économie. Sur la langue, les mœurs, le legs. « C’était des travaux très importants, des recherches qui couvraient tous les domaines de la vie. L’ENES a permis de former des enseignants de divers domaines, des journalistes, des comptables et des financiers entre autres. Il y avait des travaux très intéressants sur la société, notamment sur l’organisation villageoise et la justice des cadis », explique Damir Ben Ali, ancien directeur du CNDRS et père fondateur de l’Université comorienne.

Au milieu des années 1990, l’ENES a fermé ses portes, et les mémoires en question ont, comme par magie, disparu de la circulation. « Je ne sais pas exactement ce qu’ils sont devenus »concède Damir Ben Ali, qui ajoute : « Je crois qu’il y’a des gens qui se sont emparés des archives des étudiants de l’ENES pour rédiger leurs mémoires ou leurs thèses, étant donné qu’ils n’étaient nullement sous surveillance ». De l’avis de tous, ces mémoires ont été mal conservés, certains empruntés sans retour. Quelques-uns, seulement, se retrouvent encore sur le marché de la lecture. Un ancien étudiant, ayant gardé son travail en souvenir. Un rat de bibliothèque ayant copié des travaux, par pure curiosité. En général, ils sont très peu nombreux à se souvenir de cette époque et de ses usages. D’aucuns disent que ces mémoires nourrissent, aujourd’hui, des travaux de chercheurs étrangers, qui les aurait, en quelque sorte, vampirisés. « C’était une expérience très importante, exploitée par de nombreux chercheurs étrangers » note Damir Ben Ali. D’autres acteurs avancent l’idée que l’administration de la nouvelle université, du temps du minsitre Abdourahim Said Bacar, les aurait transférés à l’Institut de formation des enseignants et de recherche en éducation (IFERE), fondé en 1993. D’autres, encore, les auraient aperçu dans un obscur bureau du ministère de l’Education nationale.Les originaux ont en tous cas disparu entre les mains de ceux qui les ont pondu.

Les cartons mal rangés de la bibliothèque de l’IFERE. Quelques mémoires retrouvés dans la partie aujourd’hui inventoriée. L’humidité, entre autres choses, menace ce qui reste de ces documents.

A l’IFERE, un bibliothécaire au profil improvisé nous parle d’une opération récente d’identification et de classification initiée avec de très faibles moyens. Il a déniché des restes de ces fameux mémoires dans des cartons mal rangés, parfois dans une salle aux allures de poubelle administrative. Au ministère de l’Education, il n’en reste plus que deux exemplaires (de langue française) sur les étagères. Un ancien étudiant de l’ENES, le journaliste Mohamed Hassane, conscient de l’importance de ces travaux, a voulu retrouver une copie de son mémoire, après que sa maison a brûlé avec ses originaux. Des bibliothécaires à Mvuni lui auraient proposé de lui vendre des fonds de cette mémoire désormais éparse contre trois francs et six sous. Une drôle d’histoire, limite absurde ! Mais il y a plus drôle : le fait que certains ex étudiants de l’ENES ne savent même plus sur quoi portait leur travail. Ils ont changé de vie depuis. A peine s’ils se souviennent des encadreurs de l’époque. Certains comme Pierre Leboul sont partis en retraite on ne sait où. D’autres comme Sultan Chouzour sont devenus ambassadeur ou politicien. D’autres encore comme Alain Clockers ont servi au sein du département français de Mayotte. Et sans doute qu’ils ne savent eux-mêmes plus grand’chose de ce passé, vu que le nouveau projet – l’Université des Comores –  est venue balayer les restes de l’ENES. Une mémoire emportant l’autre, plus personne ne sait quoi raconter du Mvuni d’avant…

Ali Tabibou, archéologue chargé du musée au CNDRS, déclare ne pas savoir où sont enfouis ces vestiges d’une valeur, aujourd’hui, inestimable, puisqu’ils rendent compte d’une époque passée, et documentent la situation du pays en profondeur. Il suggère de poser la question aux anciens documentalistes de l’institution. Bacari Madi Gondet, aujourd’hui à la retraite, pense qu’il faut interroger la génération arrivée après lui. Les uns et les autres se refilent la patate chaude. Un de ses collègues, un certain Nabhane, serait parti, quant à lui, de la maison avec son ordinateur, contenant un certain nombre de données relatives à la documentation du centre. Quand on confond ses éléments de travail avec ses documents personnels, il y a fort à parier qu’on finit par confondre l’intérêt général avec ce qu’il n’est pas. Autre histoire saugrenue : Masseande Allaoui, l’ancienne directrice du CNDRS, aurait un jour acquis des ouvrages marqués du sceau de l’institution sur un marché de rue à Ndzuani. Comme si l’on pouvait racheter la mémoire d’un pays entre deux tomates bien fraîches à Habomo.

Une promo de l’ENES, des étudiants de le section administrative et financière, posant aux côtés de Salim Idaroussse, ancien ministre de l’Education nationale. La photo en Une de l’article figure une promo « journaliste ». A leurs côtés : Sultan Chouzour et Pierre Leboul. Tous étaient sommés de laisser une trace de leur passage dans l’école, grâce au principe du métier de fin d’études (Coll. privée).

Histoire des plus abracadabrantes ! Quelqu’un, qui connaît quelqu’un, prétend qu’une enième personne disposerait de clés passe-partout, l’autorisant à vider régulièrement les étagères du CNDRS, sans s’annoncer au grand jour. Difficile de se faire une idée réelle de ce pillage d’un genre particulier. Les dits documents, rappelons-le, représentent un pan entier du récit archipélique. Leur disparition annonce une série de trous entretenus dans la mémoire d’un pays. Ce qui est sûr, c’est que les portes de la salle de documentation du CNDRS ont souvent paru ouvertes aux chercheurs étrangers, au point de les encourager à subtiliser certains travaux pour leur propre intérêt, contre menues monnaies ou petits services rendus à des employés. Des tas d’histoires circulent sous le manteau, mais sans vouloir jeter l’opprobre sur tous (la nouvelle direction envisage de faire le ménage), on peut au moins reconnaître que le temps d’une photocopie pour certains fonctionnaires au regard désabusé est nettement moins gratifiant qu’un petit billet, vite glissé dans la poche du kandzu au petit matin. Leurs interlocuteurs promettent toujours de rendre le document emprunté. Mais les promesses – on le sait – n’engagent que ceux qui les entendent ou qui accordent le prêt.

Un coutumier du système – qui requiert l’anonymat – raconte que certains travaux, à un moment donné, pouvaient disparaître des bureaux du CNDRS à Moroni et réapparaître, aussitôt,  dans ceux de l’INALCO à Paris, là aussi comme par magie. Un autre raconte que certaines archives de l’antenne du CNDRS à Ndzuani auraient été revendues, là encore sous le manteau, contre quelques petits avantages concédés par des chercheurs venus de Mayotte piller des tombes. Il en est ainsi de la mémoire de cet archipel, toujours embourbée dans des intrigues de seconde zone. La dernière histoire connue est quand même celle d’une épouse de l’’ambassadeur de France à Moroni, Mme Lacoste Rabia-Bekkar, une anthropologue, qui, du temps du directeur Abdallah Noureddine au CNDRS, s’empara, trois semaines durant, de la mémoire numérisée de l’institution, sans le moindre contrôle. Il fallut ronchonner pour que le disque dur, parti en catimini par une petite porte, revienne sur ses pas par une autre. « C’est déplorable. Mais ça a été corrigé. A partir du moment où j’ai été informé de la situation », déclare l’ancien directeur[1] à ce sujet. Aucune sanction ne fut prise à l’égard de la « chapardeuse de disque dur ». Le CNDRS, émanation de la coopération scientifique comoro française, a assez bien vécu de ses soutiens français. Difficile de leur chercher des noises. Car il est des questions qui ne se posent pas, dès lors que la main, prétendument, généreuse, se montre indélicate.

Mahdawi ben Ali & Soeuf Elbadawi


[1] V. entretien : « Le CNDRS encore et toujours ».