Des massacres de Comoriens à Majunga

Parution de Sabena (4 Etoiles), un livre de Youssouf Moussa, consacré à la tragédie comorienne de Madagascar, survenue en 1976. Une histoire qui demande à être encore réinterrogée, ne serait-ce que pour nourrir une forme d’apaisement, aujourd’hui, entre la Grande Île et l’archipel. Né à Mada au début des années 1950, Youssouf Moussa, fils d’un comorien, ancien agent de la police coloniale, est revenu s’installé au pays des parents en 1972, où il a pratiqué le métier d’enseignant, avant de prendre sa retraite. Entretien.

Peu de choses ont été écrites sur les événements de Majunga. Aux Comores, on évite plus ou moins le sujet. A Madagascar, cette mémoire a l’air de s’effacer du paysage. Est-ce la raison pour laquelle vous avez écrit ce livre ?

Ce livre, je l’ai écrit, pour manifester ma compassion à la suite de l’histoire qui a eu lieu entre des compatriotes et une partie de « mes frères d’adoption » malagasy. Je partage l’impression que vous avez, à propos de l’effacement progressif de cette mémoire. Vous avez raison de penser que je voudrais faire le deuil de ces atroces évènements et permettre à mes lecteurs d’agir de la même manière, étant donné que cette tragédie – qui aurait dû faire l’objet d’un deuil commun entre Malagasy et Comoriens – est passée aux oubliettes, s’est noyée dans une indifférence un peu désinvolte.

A Madagascar, lorsqu’on en parle, on use du terme de rotaka/ rutaka, qui signifierait « émeute » dans certaines situations, alors même que les victimes parlent de massacres…

Les rotaka sont un phénomène cyclique à Madagascar. Les malgaches ont tellement vécu de périodes éprouvantes, en termes de soulèvements, de manifestations, entachés de tortures, voire de meurtres. L’appellation générique de rotakaa été utilisée en 1947, pendant la révolte pour l’indépendance. Ce fut la même chose en 1972, avec la chute de la 1èrerépublique, de Philibert Tsiranana. Et pour les évènements de Mahajanga, le mot rotaka est  automatiquement revenu sur les lèvres des malgaches. Effectivement, ces derniers semblent sous-estimer l’ampleur et la gravité des évènements, en ne parlant que d’émeutes, alors qu’il s’agissait d’une épuration communautaire, à l’encontre des ressortissants comoriens.

Un prolongement de querelles plus anciennes ? On connaît l’histoire des razzias, qui ont été un véritable désastre entre le 17èmeet le 19èmesiècle. On connaît moins la mise à sac de la ville d’Iconi et l’assassinat de Sudjawuma Yikwaba. Mais Majunga en 1977 a été un point de non-retour entre la grande île et les Comores. Avec une violence exercée sur le sol malgache, qui n’a pas eu besoin de traverser l’océan.

Je ne pense pas, sans en être certain, qu’il s’agisse d’un prolongement de querelles plus anciennes. Autant les razzias du 17èmesiècle avaient trait à une époque marquée par la colonisation et la traite des hommes noirs, autant les massacres de 1976-77 étaient localisés à Mahajanga, avec comme auteurs principaux, les Betsirebaka, une communauté issue du sud de Madagascar.

De rares images…

En même temps, Madagascar a fasciné plus d’un habitant des Comores à une époque. Au-delà de lointains cousinages entretenus par le passé, la grande Île a longtemps incarné la magie de l’ailleurs (manga) aux yeux des Comoriens ?

En effet, il fut une époque où les Comoriens, bien rôdés en matière de migration à l’étranger, ont été fascinés par la Grande Île. Le voisinage pas éloigné, la facilité d’accès par la voie maritime, et plus tard, par la voie aérienne, constituaient des facteurs de rapprochement entre les deux pays. La cohabitation était favorisée par de nombreux liens, qui s’étaient noués, amicalement et familialement. Les possibilités de travailler et d’épargner étaient favorables pour les Comoriens dont l’objectif était de partir à la recherche d’une vie meilleure. Leur retour au pays, outre les biens mobiliers et domestiques qu’ils envoyaient à leurs parents, était célébré avec beaucoup d’allégresse et aussi d’envie.

Que faisaient les Comoriens à Majunga, avant d’y être pourchassés ?

Les zanatany, natifs de Madagascar, n’ont connu d’autres pays que la Grande Île et y ont toujours vécu. Ils faisaient notamment partie d’une seconde génération de ressortissants comoriens venus s’installer après la seconde guerre mondiale. Il y a eu également des Comoriens de migration plus récente ou de passage, soit pour des activités commerciales, soit pour des soins de santé, soit pour des études (formation universitaire ou technique). La région de Mahajanga était un lieu de prédilection pour ces Comoriens. Leurs occupations étaient concentrées dans des domaines socioprofessionnels aussi divers que variés : marché ambulant, transport en commun (taxi-ville), usines de manufacture, etc.

Beaucoup, parmi eux, étaient descendants de malgache, avec une double appartenance ?

A part les zanatanyet les comoriens « de souche », il y avait, en effet, un nombre considérable de métis. Cette double appartenance était le fruit de nombreux mariages mixtes, entre Comoriens et Malagasy.

Après les événements, nombreux sont ceux qui ont abandonné leurs biens à Majunga. Pourquoi n’a-t-on jamais parlé ouvertement d’une dynamique de réparation ?

Dans la précipitation, de nombreux rescapés n’ont pas eu le temps de récupérer leurs biens. Une fois la surprise et la terreur passées, certains ont effectué le retour sur les lieux de la trégdie, afin de récupérer ce qui restait de leurs biens ou fortunes entre les mains des Betsirebaka. Certes, il n’a jamais été question officiellement de réparation, mais chaque famille, victime de la tragédie, se démenait de son côté, pour recouvrer ses biens.

Image du rotaka à Mahajanga. Couverture du livre de Youssouf Moussa.

A l’inverse des Malgaches, les Comoriens n’ont jamais réussi à nommer ce qui s’est passé par un mot (à l’instar de rotaka), comme s’ils avaient du mal à faire eux-mêmes le deuil ?

Madagascar est une vaste île de 590.000 Km2. Localisés et circonscrits dans la région de Mahajanga, les évènements, en tant que tels, n’avaient pas eu de répercussion alarmante, au niveau du reste de l’île et des autres provinces, de loin, plus importantes, en termes démographiques. Le choc des ondes a été plus ressenti au niveau des Comores que dans le reste de l’espace géographique malagasy. A part les cérémonies de prières, organisées tous les ans par les zanatany de Moroni et de Marseille, à la mémoire des disparus, aucune autre manifestation n’a lieu. Ce qui n’aide pas à faire le deuil de cette tragique histoire.

Comment se fait-il qu’on ne trouve plus aucune photo, relatant cette tragédie de manière indiscutable ?

Quelques images ont été publiées, montrant les émeutes et le transport des dépouilles mortelles des Comoriens tués, mais elles avaient été très vite censurées, par on ne sait quel acteur mystérieux. D’autre part, une sorte de complexe pudique empêche les Comoriens d’étaler au grand jour l’obscénité des actes commis contre eux à Mahajanga. Inconsciemment, ils se disent qu’ils ne doivent pas rompre les liens avec les Malgaches, malgré tout ce qui s’est passé. Car Madagascar reste toujours une destination de choix, pour un bon nombre d’entre eux.

La communauté sabena, issue de cette tragédie, s’est vite retrouvée en porte à faux avec sa société d’origine…

Harcelés de toutes parts par les redoutables Betsirebaka, les sabena– pris par l’émotion – avaient tous envie de quitter Mahajanga au plus tôt et de regagner les Comores, la mère-patrie. D’autant qu’un appel, très conciliant, lancé par le mongozi Ali Soilihi, les encourageait à rentrer dans le pays d’origine. Il disait : « Venez sans hésitation, puisque que les coutumes traditionnelles (milanantsi) n’ont plus cours aux Comores ». Le régime soilihiste a été évincé après deux ans et quelques mois d’existence, et aussitôt les us et coutumes de la tradition ont été réhabilités. Certains sabenaont alors intégré le système, tandis que d’autres ont eu du mal à se conformer aux règles du milanantsi. C’est pour cette raison qu’on peut parler de Comoriens écartelés entre deux mondes.

Combien étaient-ils à Majunga au moment des faits ?

Il n’y a jamais eu de publication officielle de statistiques. Approximativement, sur la base des structures mises en place par le régime révolutionnaire, à l’arrivée des sabenadans les foyers d’accueil, qui leur servaient de lieu d’hébergement, il fallait compter dans les 20.000 rescapés, environ. Au moment des faits, il état pratiquement impossible de comptabiliser le nombre de victimes. Aucun recensement na été effectué, au moment des départs de Mahajanga pour Moroni. Aucune enquête, en ma connaissance, n’a été effectuée, ni du côté comorien, ni du côté malagasy, pour déterminer avec précision le nombre de décès, de blessés ou déportés.

Une émission de Montsi TV, chaîne comorienne sur YouTube, consacrée à la question avec l’anthropologue Ibrahim Barwane.

On dit que les autorités malgaches ont soutenu les massacres ?

Les rescapés avaient fait circuler les rumeurs de non-assistance à personnes en danger. Le retard pris, par les éléments de l’armée stationnés à Mahajanga, pour intervenir a effectivement été considéré comme une complicité avec les Betsirebaka, permettant à ces derniers d’éliminer le maximum de Comoriens. Dans leur effroi, et paniqués par la violence des massacres, les futurs sabena, désorientés et pourchassés, considéraient en effet que les autorités malagasyétaient complices, jusqu’au moment où des contingents des forces armées, émanant des autres provinces, sont intervenus pour rétablir l’ordre et aider les fugitifs comoriens à s’abriter dans des camps militaires. 

On dit aussi que les Comoriens n’étaient pas si bien intégrés à Madagascar à l’époque ?

L’intégration des Comoriens à Magadascar était effective. Outre la liberté dont ils jouissaient sur le plan social et civique, ils avaient la possibilité de circuler sans crainte sur tout le territoire malagasy. Ils organisaient leur vie communautaire en toute liberté et partageaient avec la communauté locale des moments festifs, signe d’une cohabitation pacifique entre les deux peuples. Les pommes de discorde, certes, existaient et apparaissaient, de temps à autre, mais les choses finissaient toujours par s’arranger, et chacun vaquait à ses occupations dans la sérénité.

Ce qui est étrange, c’est qu’ils ont toujours considéré Mahajanga – les Malgaches à leur suite – comme une ville comorienne ?

Le Comorien est assez connu pour sa facilité d’adaptation au milieu dans lequel il vit. En majorité, il s’intègre assez facilement dans la société où il a fait le choix d’évoluer. Le nombre important de ressortissants comoriens, ayant élu domicile à Mahajanga, et l’importance des échanges commerciaux entre Mahajanga et Moroni, via la navigation maritime notamment, concourent à faire de la cité du Boeny, la première vile comorienne de Madagascar, à l’image de Marseille, en Europe, qui est considérée comme la première ville comorienne de France. 

On pense que la réussite de quelques-uns a pu générer de l’envie de la part des Malgaches ?

Pas de tous les Malagasy, en tout cas. La cause des rivalités fictives entre la communauté betsirebaka et les zanatany ou Comoriens de souche pourrait être attribuée au fait qu’ils sont vus comme des migrants à Mahajanga. Autant, le Comorien se débrouille pour améliorer ses revenus en travaillant dur, autant le Betsirebaka ne croise pas non plus les bras, afin de pouvoir rentrer dans sa région d’origine, avec des moyens de subsistance, garantissant la prise en charge de sa famille restée au village.

Youssouf Moussa.

Les rescapés, déportés à Moroni, ont tout bousculé sur leur passage. Ils ont quasiment révolutionné le paysage des Comores par leur mode de vie et leur vision du monde ?

Le mot « révolutionner » est un peu fort. Disons plutôt que les sabenaont apporté et introduit de nouveaux modes de vie aux Comores. Sur la base de la « débrouillardise », ils ont démontré aux Comoriens qu’il était possible de survivre dans des conditions assez difficiles. L’ingéniosité, la concentration sur le travail que l’on effectuait, étaient nécessaires pour assurer les besoins quotidiens d’une famille. Ces genres de message étaient particulièrement destinés aux éléments parasites de la société, qui ne fournissaient aucun effort pour se prendre en charge. Il s’agissait de la meilleure façon de condamner l’oisiveté et le fait de ne compter que sur les autres.

Certains sont retournés sur les lieux de la tragédie ?

Constitués en grande majorité de jeunes désœuvrés et habitués à vivre aux dépens de leurs familles qui n’ont toujours pas les des moyens suffisants, certains sabenan’ont pu tenir le coup du dépaysement. Se sentant probablement plus Malagasy que Comoriens, ils ont fait le choix de retourner à Madagascar, malgré le souvenir des moments cauchemardesques passés en 1976-77. Il a été pour eux plus facile de vivre sur les cendres des saccages perpétrés par les Betsirebaka que de tourner la page et de fonder une nouvelle vie aux Comores.

Où en est-on de cette mémoire de nos jours ? Peut-on parler d’apaisement ?

Seuls des groupes de vieux zanatany, ayant passé la majeure partie de leur existence à Madagascar, ressentent la nécessité, tous les ans, de commémorer la mémoire des ressortissants sauvagement abattus par les Betsirebaka, pour une futile dispute entre deux garnements, comorien et malagasy _ La situation s’étant très rapidement dégradée, pour créer cette conséquence sans précédent, soldée par la mort de plusieurs milliers de  ressortissants comoriens. On peut parler d’apaisement, car les relations entre les deux pays voisins ont repris normalement, quand bien même, la crainte d’autres éclaboussures reste présente. Cette fois-ci, du côté des étudiants Comoriens de Madagascar, qui se plaignent de leurs conditions de vie dans la Grande Île. La vigilance est de rigueur.

Propos recueillis par Soeuf Elbadawi