De la danse traditionnelle

Sambe, tari, igwadu, mulidi, wadaha. Danses de rotation, avec canne, au son du tambour, accompagnées au chant, selon l’analyse récemment développée par le chorégraphe Salim M’zé Hamadi alias Seush. Les Comoriens aiment danser. Ils ont la passion du déhanché en eux. Le point sur une pratique, à travers laquelle la tradition reprend ses couleurs, au contact des plus jeunes.

On aime se lâcher dans les stades, se trémousser sur les places publiques, remuer du bassin dans les mariages. Fête de la nation, du village ou de famille. Toutes les occasions sont bonnes pour honorer le dernier pas de danse, connu. Moderne, urbaine ou traditionnelle. La danse renforce le lien, répond à un besoin de communion, à un moment où les individus se retrouvent noyés derrière les écrans et les réseaux. Besoin de convivialité, de rencontre, de mouvement. La danse sert aussi d’exutoire dans cette société si tenue, où les apparences finissent par corseter tous les corps. Des médecins le disent. Danser est source de bien-être pour tous. On libère de l’endorphine et de la dopamine à souhait. Danser donne de l’énergie, fait vibrer avec les autres à l’unisson. Il y a de la joie en partage.

Mais la danse traditionnelle, qui, longtemps, a incarné la joie et la fureur du Comorien, a longtemps perdu de sa superbe. Entre les années 1970 et 1980, le pays connu un moment d’effervescence autour du  patrimoine. Chaque village avait son groupe de danse, voire chaque quartier d’une ville comme Moroni. Mais il y avait aussi un discours politique en arrière-plan, qui parlait d’authenticité. La jeunesse comorienne toute entière se laissait entraîner dans ce mouvement. « J’y ai appris la fraternité », confie Amina, qui se souvient de ces moments où l’on apprenait à être ensemble. « On se marchait dessus, on se bousculait, on était tellement gauche dans nos pas. Il fallait réapprendre ce que nos parents ne nous avait pas vraiment appris, en y ajoutant de la fierté ». C’est l’époque où les associations culturelles ont cherché à figer le folklore. A tâtons, cependant. Car personne n’avait de vérité sur ce patrimoine. « On allait questionner les vieux. Après, on recollait les morceaux ».

Tsidje Ulanga. Image extraite du livre de Salim M’zé Hamadi Seush.

La danse traditionnelle durant ces années 1970 annonçait des combats futurs. La plupart des acteurs du mouvement socioculturel de ces années-là ont tous fini par être broyés par la question politique. Nombreux sont ceux qui ont fricoté avec le Front démocratique. « Mais il y a eu une seconde période. Celle des années 1980. Le pouvoir a complètement instrumentalisé le tissu associatif à ce moment-là. Il n’y avait pas un seul événement à caractère national sans son groupe de danse traditionnelle. Dès qu’une autorité pointait son nez sur une place, on faisait appel aux danseurs. Pour mettre de l’ambiance. Les gens étaient défrayés. Il y avait de la fierté pour le village, mais c’est à ce moment-là que la danse a perdu de son importance politique. On dansait surtout pour être applaudi » ajoute Amina. Les représentants de l’Etat et les partenaires étrangers avaient tous besoin de leur moment folklo pour mettre du nerf dans les discours soporifiques. Le mot lui-même – folklore – s’est mis à perdre de sa force.

La convivialité était toujours là, l’identité collective aussi, mais l’intérêt pour la danse elle-même avait diminué. « C’était devenu de l’animation, pour ne pas dire de l’agitation » affirme Ahmada, un ancien du Scout Ngome, un des groupes les plus plébiscités à l’époque. « Nous faisions le show à Ngazidija. Nous étions à Ntsudjini, Wenyi Ngazi à Moroni, un autre groupe à Mbeni. Dans les autres îles, les assos, avec qui on continuait d’avoir des échanges, faisaient la même chose. Mais la danse n’était plus qu’un prétexte pour bouger du village ». Cela a correspondu en même temps avec l’époque où l’individualisme est devenu roi. « D’autres manières d’exister sont arrivés, avec le succès des sorties de bal. Le zouk, les « collé-serré », l’alcool, sont venus suggérer d’autres manières de se regrouper. On danse pour choper, et non pour célébrer. Certains jeunes trouvaient même hasbeende s’adonner à de la danse traditionnelle. Il a fallu que viennent les premières tournées à l’étranger pour qu’on commence à y revenir » note Boura.

Lors d’une performance sur la place Badjanani à Moroni.

La jeune génération n’a probablement aucune idée de la grande tournée en terre francophone, organisée avec le soutien du prince Kemal dans les années 1980. Mais le feu s’est rallumé, comme par magie, au début des années 2000. Avec des difficultés certaines, dues à la décrédibilisation des structures culturelles, pour mauvaise gestion, et à la disparition, surtout, des anciens « meneurs », qui avaient la maîtrise du jeu. « On a tellement minimisé le travail des associatifs que les principaux animateurs se sont retirés de la scène, alors qu’ils étaient les seuls à maîtriser ce qui restait de la tradition. Le résultat est qu’on mélange tout, parfois. On confond certaines danses. On ne sait même plus à quoi elles correspondent dans la tradition », avance Boura, qui n’oublie pas le bon temps des tournées, de village en village. « Vous prenez quelqu’un comme Ajamu à Moroni, c’était l’une des plus belles voix de Wenyi Ngazi. Aujourd’hui, il a cessé toute activité ou presque. En tous  cas, il n’a plus la force de défendre le patrimoine, alors qu’il fut l’un des plus assidus, parmi nous. Je suppose qu’il s’est découragé, comme beaucoup. Il a fini par se dire que ça n’avait plus de sens ».

De nouvelles associations ont quand même su reprendre le flambeau à leur manière. Avec une volonté de révolutionner les traces, qui demeurent du legs. Une des plus consacrées, Mbeni Ngoma, est allée jusqu’à s’inscrire au Conseil International des Festivals de Folklore et d’art traditionnel (CIOFF) en 2015. Fondé il y a 10 ans, Mbeni Ngoma, qui a représenté les Comores au Surajkund en Inde en 2018, est l’un des vainqueurs du Gombessa, ce festival initié à Iconi par le chorégraphe Sans-Blague. Mbeni Ngoma y avait remporté deux trophées en 2018. Plus récemment, Wenyi Nguu d’Iconi et Ugem de Mitsudje se sont distingués au Comores Dance K’ontest, concours lancé par Uni’Son, le collectif français du chorégraphe Akeem Washko. Ce dernier vient des danses urbaines, et c’est peut-être là que se trouve l’explication, par rapport à l’engouement récent pour les danses traditionnelles à Ngazidja. Les figures consacrées du hip hop comorien, mouvement qui prend de plus en place dans le paysage, expriment un intérêt certain pour leur patrimoine. Akeem Washko envisage même de monter un spectacle, entremêlant les univers des danseurs urbains et traditionnels, retenus au palmarès du Comores Dance K’ontest.

Le livre de Seush, paru aux éditions Coelacanthe.

Le plus étonnant de tous reste toutefois Salim M’ze Hamadi Seush, qui, au-delà de nourrir son hip-hop avec des inspirations traditionnelles, a rendu un grand hommage à ce patrimoine, en signant le premier ouvrage, consacré à la question. « Lors d’une de mes prestations au Centre National de Danse à Paris Pantin (CND), la responsable du Centre me posait des questions sur les danses traditionnelles comoriennes. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de références pour appuyer mes explications. Bien que la danse occupe une place très importante dans la société comorienne, je n’ai jamais vu de livres traitant de ce sujet. J’ai donc décidé d’apporter ma pierre à l’édifice ». Paru aux éditions Coelacanthe, son livre, simplement intitulé Les danses traditionnelles aux Comores, annonce un nouveau pallier à négocié pour la défense de ce patrimoine immatériel, aujourd’hui menacé. Refusant de céder aux sirènes de la division, qui se nourrissent du fossé entre danseurs modernes et traditionnels,  comprenant l’intérêt de nourrir ses créations, en se réclamant de pratiques plus anciennes, voire immémoriales, Salim M’zé Hamadi Seush, avec ses limites (« Je ne suis ni historien, ni anthropologue. Je ne suis qu’un enfant comorien qui a baigné dans les danses traditionnelles depuis sa plus tendre enfance »), a compris l’urgence de nommer le legs. Pour ne plus avoir recours aux béquilles sémantiques habituelles, sans doute. Sambe, tari, igwadu, mulidi, wadaha…

Danses de rotation, avec canne, au son du tambour. L’étude menée par le jeune chorégraphe n’est peut-être pas assez approfondie (« Ce livre n’est qu’un début, qui veut attirer l’attention sur la richesse des répertoires », écrit-il), mais elle apporte, au-delà d’être un des premiers essais du genre, des réponses, nécessaires au débat, notamment au niveau de la notation : « En tant que chorégraphe hip-hop contemporain moderne, je donne mon point de vue sur [ces] danses traditionnelles. J’ai procédé à un classement. Il n’est pas historique, il est basé sur l’analyse des compositions chorégraphiques et des pas de la danse, qui sont les critères que je maîtrise, étant donné ma profession ». Un effort remarquable, lorsqu’on sait la force avec laquelle chaque mouvement de danse « retrace une histoire, une tradition, une symbolique, qui fait la spécificité de ces danses ». Seush décrypte la relation entre la danse et le tambour, son rapport avec le chant, l’importance des costumes dans la représentation de la danse elle-même. Il dit le sentiment du Comorien envers ce patrimoine : « Dans notre société, la danse est utilisée pour raconter, communiquer, c’est une composante majeure de la vie sociale. Les danses traditionnelles (…) sont l’expression de la mémoire ». Une étude à encourager…

Ruwe

L’image en Une est une archive du CNDRS.