De Dunkerque, des Comoriens et des fameux « navigateri »

Ces hommes ont poursuivi un grand rêve. Celui d’une meilleure vie. Ali Mradabi Djaé leur rend hommage dans un livre. Mémoire noir sur blanc : itinéraires des navigateurs comoriens, paru en 2020 chez Coelacanthe -, donne de la voix à six d’entre eux.

L’histoire s’ouvre sur cette petite anecdote. Une fillette de cinq ans demande sensiblement à comprendre ce qu’est « un navigateur ». Elle pousse l’auteur du livre à remonter cette chaîne de vies oubliées. Celle des premiers Comoriens débarqués sur le sol de France. C’est ainsi que se raconte ce projet d’Ali Mradabi Djaé, élu français d’origine comorienne, installé à Dunkerque. Il souhaite redonner une digne place à son père et à ses semblables. Partis se forger un destin au-delà des mers, ils ont tous fini par générer la plus grande diaspora que l’archipel des Comores ait jamais connu dans le monde. Sur leur terre d’accueil – la France – où ils ont essayé de prolonger leurs rêves, ils ont fondé des familles et nourri des histoires que la politique vient parfois perturber. « Dans un contexte marqué par une montée de l’intolérance à l’égard de ces populations venues d’ailleurs, engager un travail sur le parcours de ces dernières, sur les raisons de leur départ du pays natal et sur leurs conditions d’arrivée en terre d’accueil, nous a semblé nécessaire » lit-on dans l’avant-propos.

Le livre se veut à l’opposé des clichés répandus sur ces hommes,  aujourd’hui, confinés à la marge, pour des raisons largement détestables. « On feint par commodité malsaine ou par complexe néocolonialiste d’ignorer l’apport des vagues d’immigrations au développement  économique et à l’enrichissement du patrimoine social et culturel de nos territoires ». L’auteur s’interroge sur l’apport de ces migrants et de leur descendance. « Quand on évoque l’immigration, écrit-il, c’est souvent dans des considérations négatives », en oubliant notamment ce que cette même immigration a pu apporter au pays d’accueil. Les « Anciens » se sentent plus qu’incompris dans le discours ambiant, et leurs enfants, à leur tour, se considèrent trahis par une république (française) si peu reconnaissante : « Avant de venir, soi-disant, « voler le pain des français », faut-il rappeler que ces hommes ont d’abord, par vents et marées, assuré, durant des années, l’acheminement, en France, des céréaliers, sans lequel ce pain eut été introuvable en cette France d’après-guerre », dans laquelle les fameux navigateri se glissent, les uns après les autres. « Et lorsque certains les voient comme « ces étrangers venus piquer les emplois des français », de quels emplois parle-t-on ? » souligne Mradabi Djaé.

De gauche à droite. Une réclame des Messageries Maritimes. Le livret professionnel du marin. Extrait du carnet de navigation. Sur le bateau. Ali Mradabi Djaé, auteur du livre.

« De ces métiers, les plus pénibles que d’autres ne voulaient pas, à l’époque ? Des métiers qui ont été pourtant indispensables pour le développement économique d’une France, qui, sortant du second conflit mondial, se lançait dans une difficile reconstruction ». La réponse de Mradabi Djaé ne souffre d’aucune ambiguïté. « Pourquoi fait-on semblant d’ignorer que sans les pétroliers, les gaziers et les prote-containers les trente glorieuses n’eurent pas été possibles. Et comment ces navires auraient affronté les océans sans cette main-d’œuvre embarquée dans ces territoires, qui, rappelons-le au passage, étaient des territoires français ». A Dunkerque, comme dans le reste du Nord-Pas de Calais, où cet élu a longtemps fait ses classes, on connaît bien l’histoire de ces hommes et de ces femmes, venues des anciennes possessions coloniales. Mradabi Djaé voit son livre comme « l’aboutissement d’une initiative lancée depuis quelques années, visant à faire connaître l’histoire de cette première génération des Comoriens de France. C’est une contribution indispensable à la mémoire collective aussi bien des territoires d’accueil de cette population (Marseille, Dunkerque…) que du pays d’origine ».

Les navigateurs ou navigateri, comme le prononcent nombre de Comoriens, ont joué un grand rôle dans l’émergence d’une grande communauté en France, dont on sait le rôle dans le développement de leur pays d’origine. Partis pour se chercher une vie meilleure, pour eux et pour les leurs, ils y sont revenus avec le souffle de la modernité. Il n’y avait pas que l’armoire de glace et le salon du grand-mariage. Ce sont eux qui ont financé les premières constructions au village, financé les études des neveux et nièces, consolidé les liens entre les familles, voire soutenu les politiciens comoriens au pouvoir. Mais on oublie souvent par où ils ont dû passer pour arriver à l’endroit où ils se situent dans l’histoire. C’est ce long cheminement qui habite le livre de Mradabi Djaé. A commencer par les « tout début », lorsque les pionniers embarquent sur les bateaux. « La période d’après-guerre, fin des années 1940, marque un tournant dans le choix de la destination des Comoriens. Ces derniers se détournaient de plus en plus de la côte Est de l’Afrique, essentiellement la Tanzanie-Mozambique, qui, jusque-là, était leur destination privilégiée ». C’est là qu’ils choisissent de tenter l’aventure vers Madagascar pour la plupart, selon Ali Mradabi Djaé. Une destination, qui, très vite, leur donne envie de prendre le large. « La destination malgache devint effectivement une escale ».

Monter sur les bateaux, se retrouver au bout du monde, survivre à bord, supposait une forme d’endurance. « Ils pouvaient ne pas revoir femme et enfants durant des périodes pouvant aller jusqu’à un an. Très peu d’entre eux ont eu la chance d’assister à l’accouchement de leur épouse. Les enfants ont souvent grandi sans leur présence ». Une déchirure certaine. Sans parler de la rudesse des métiers qu’on leur réservait. Les risques de naufrage, le racisme dans les pays d’escale, le mépris des chefs. Cette grande aventure en mer mène aussi à tout. Il en est qui ont vécu la fermeture du Canal de Suez, la guerre du Vietnam ou encore l’Afrique du Sud, sous le régime de l’apartheid. Le travail de Mradabi s’inscrit dans une volonté de remuer cette histoire, avant qu’elle ne s’efface du paysage. La plupart des anciens navigateurs sont en train de mourir. « Beaucoup sont décédés, raison pour laquelle ce travail de collecte de mémoire était essentiel et urgent. Les autres sont soit rentrés définitivement aux Comores, soit restés en France. A Dunkerque on en compte une petite dizaine ». Quand on cite la nouvelle génération de migrants comoriens au monde en exemple, on feint souvent de ne pas comprendre que sans cette première génération, il n’y aurait peut-être pas eu une histoire diasporique aussi riche.

Mahmoud Youssouf, photo extraite du livre.

Mradabi Djaé rend hommage à ses « Anciens ». Il cite le nom de Charleston au passage : « Ce pionnier, le premier des navigateurs comoriens » à Dunkerque. Il y est arrivé en 1936. Passé par Nosy-Be comme beaucoup, embarqué sur les navires des Messageries Maritimes, de la Compagnie Générale transatlantique ou de la Havraise Péninsulaire, comme d’autres le feront à sa suite. On passait à l’agence de recrutement, sur les conseils d’un cousin. On montait à bord avec son certificat de vaccination, son carnet de navigation, « et parfois la bénédiction d’un marabout ». On cabotait autour de Mada sur Le Marius (baliseur) ou le Laperouse (escorteur), avant le grand saut vers l’inconnu. Vers Marseille, pour commencer. Ils sont alors cuistots, garçon de cabine ou commis, avant de débarquer et d’aller pointer aux usines, en attendant le prochain embarquement. Chantiers de France, Dunes ou encore Usinor, pour ce qui est de la région de Dunkerque, d’où se conçoit le projet de Mradabi Djaé. L’acier et le Nord, pour tenir quelques semaines, avant de repartir en mer. « Trois mois, six mois, au Japon, en Ex-URSS ou en Amérique. Au service de l’équipage, ils préparent les repas des officiers, même dans les creux de 10 mètres, et attendent, marins, la prochaine escale », avant le retour à Dunkerque, « qui devient petit à petit leur port d’attache ». Mradabi Djaé aurait tout aussi bien pu parler de ceux qui se sont fixés au Havre ou à Marseille, avec familles et enfants. Tous ont continué à naviguer, parfois pendant plus de 25 ans.

Il donne la parole à six d’entre eux. Originaire de Mbeni, Mahmoud Youssouf, se souvient des marins, revenus de France, qui les faisait rêver : « Ils nous disaient que c’était bien et que nous avions intérêt à nous rendre à Tamatave pour tenter notre chance ». Son père était déjà navigateur. Lui, il embarque en 1957 sur le Plouharnel, un navire à vapeur : « Je n’oublierais jamais cette date, où j’ai embarqué ». Il y a là Hadji Ahmed d’Itsinkoudi. Son premier grand voyage, il l’a fait pour les îles Kerguelen. « C’était la première fois que je me retrouvais dans un endroit où il faisait aussi froid ». Ces « Anciens, » qui bravaient l’inconnu, s’adaptaient, tant bien que mal. « Ce qui était le plus difficile, c’était l’éloignement familial » selon Issouf Mohamed, qui, lui, est parti de Moroni en 1949, sur un bateau de guerre. « J’étais volontaire pour effectuer mon service militaire dans un navire de la Marine nationale ». Il y a aussi ces petites satisfactions que procure la navigation en haute mer: « C’est vrai que j’en ai profité pour voyager et visiter beaucoup de pays dans le monde, que le travail à terre ne m’aurait pas permis de découvrir. J’ai connu, grâce à ce métier, l’Australie, le Japon, l’Inde, l’Afrique du Sud et beaucoup d’autres pays », se remémore Kachmone Ivessi. Il y a aussi les témoignages d’Aboudou Ali, embarqué en 1958, et de Halidi Assoumani, arrivé en Dunkerque en 1964. Tous les récits donnent cette sensation d’avoir frôlé le merveilleux sur les océans. Un bel hommage de la part d’un fils de navigateur. Et heureusement que les fillettes de cinq ans savent encore poser de bonnes questions…

Nadjim Abdallah