Un ouvrage de Mbaye Toyb paraît aux éditions Komedit. Il s’intitule Comores, mars 1968, la révolte lycéenne, et raconte les événements qui ont suivi le crash du Héron de Havilland, à l’aéroport de Moroni Itsambuni, en janvier 1968. Un témoignage salutaire, d’après la préface de Mohamed Abdou Soimadou, qui « pourra servir de déclic, dit-il, à une jeunesse que le sort du pays interpelle chaque instant, chaque heure et chaque jour, toujours et toujours. Puisse-t-elle maintenant s’élever à la hauteur de ses devoirs et de ses responsabilités qu’elle devra associer à l’exigence de ses droits ».
Un conseil dispensé aux plus jeunes, qui iront parcourir ce coup d’œil rapide au rétro, effectué par un ancien gréviste, connu pour être parmi les défenseurs de la nation. Mbaye Toyb est membre du Comité Maore. L’ambition du livre reste sans équivoque, toutefois : « revisiter ce passé pas si lointain que sont les événements de 1968 ». En gros, ils étaient ados, épousaient une cause qui les dépassait, mais n’ont pas rechigné à aller au front. A leur âge, on ne pouvait mesurer la grandeur du geste : « On n’a pas conscience d’écrire une page d’histoire, une page de l’histoire de son pays. C’est seulement quand on a la chance, un demi-siècle plus tard, de revivre de tels instants à travers les écrits, les films, les photographies, les peintures, qu’on se prend à sentir la poitrine gonflée de fierté et d’un peu d’orgueil. Orgueil de pouvoir dire à ses enfants et ses petits-enfants : « Voyez-vous, j’en étais », articule Mohamed Abdou Soimadou. C’est qu’il fait partie lui-même des insurgés du mouvement lycéen, lors de cette année 1968. Ce qui est devenu un mythe par la suite n’a jamais vraiment été raconté, à l’exception d’un court récit, fleurant bon l’insouciance de cette jeunesse en rebellion, commis par le poète Aboubacar Saïd Salim. Et la graine…[1]
Rencontre au CASM autour de l’ouvrage de Mbaye Trambe avec d’anciens grévistes.
Mbaye Toyb, médecin de profession, exhume des images d’archives. Il se place en témoin, à défaut de jouer les chercheurs en sciences sociales. Et peut-être qu’on lui reprochera de romancer quelque peu les faits. Mais face à « l’indifférence des universitaires et des historiens », il ne pouvait que prendre la plume et rendre compte de ce passé. Raconter, au sens noble du terme, motivé par la conviction d’écrire le livre « que nul ne peut écrire » à sa place. Il parle d’amnésie collective et préfère être de ceux qui remuent la mémoire en souffrance. Le récit de ce sombre jour où André Sabas, rédacteur en chef de l’ORTF à Moroni, accuse les Comoriens de faire les poches aux victimes d’un crash d’avion, survenu à quelques mètres du lycée de Moroni. Une insulte qui braque aussitôt les élèves accourus près de l’épave, qui ont eu le sentiment d’avoir plutôt servi de premiers secours. Les propos de Sabas ont été reçus telle une gifle portée par le mépris et l’arrogance du maître. Il n’en fallait pas plus pour que les mômes s’emportent et défient l’autorité coloniale.
Nous étions un 29 janvier 1968. L’insurrection durera jusqu’au mois de mars. Défiance inattendue de l’autorité coloniale. A l’époque, seul le MOLINACO[2] osait parler du principe de souveraineté nationale depuis Dar Es Salam. Le défilé de ces jeunes contestataires les mène jusqu’aux fenêtres du Haut-Commissariat de la République, qui se refuse à présenter ses excuses auprès d’une opinion indignée. Ni le représentant de la France, ni le journaliste en question. Au contraire, on ferme le lycée, on désigne des têtes brûlées, on fait venir les forces de l’ordre. La répression est la réponse choisie par l’autorité. Pour répondre à ce virulent sursaut d’une jeunesse, pourtant préparée à servir le pouvoir colonial. Les gamins, eux, prennent le maquis, traversent une partie du pays, afin de sensibiliser la population, redescendent à Moroni pour s’attaquer aux traîtres, font montre d’une conviction, qui ébranle même le grand cadi, Saïd Mohamed Abdouroihmane, qui prend fait et cause en leur faveur. La garde indigène, les gendarmes, l’armée, y compris ce bataillon de paras débarqué depuis la Réunion, n’y pourront rien. Les détonations, les explosions, les arrestations, n’y feront rien, non plus. « Le pouvoir colonial est pris de panique », à l’idée que cette jeunesse puisse réussir là où l’élite aux affaires s’affichait docile et soumise, jusque-là.

Photo de groupe avec d’anciens soixante huitards, lors de la rencontre autour du livre de Mbaye Trambwe, au CASM à Moroni.
Albert Camus aurait un jour déclaré que le monde a besoin de cœurs brûlants « qui sachent faire à la nuance sa juste place ». L’avaient-ils lu, ces jeunes ? Ce besoin, soudain, de pointer du doigt sur l’autorité coloniale allait précipiter le pays dans l’agenda des luttes pour la souveraineté. A la fin, on retient la démission de sept ministres du conseil de gouvernement, dirigé par feu Saïd Mohamed Cheikh. La création du PASOCO[3], qui emboîte le pas, localement, au MOLINACO, de l’URDC et de l’UDC – des petits-bourgeois révoltés – qui se mettent tous au garde à vous pour le salut de la nation comorienne. Les événements de 1968 obligent à repenser la relation à tutelle coloniale. Désormais, « le peuple comorien endormi par plus d’un siècle de domination française se réveille, ouvre les yeux et voit que tout autour de lui les autres pays frères africains se battent » pour leur salut. « Je n’insiste pas sur les péripéties de la grève dans les moindres détails, mais ce fut une grande école, qui nous a forgé dans la discipline, sur le mouvement de masse, et nous a fait prendre conscience de notre condition de colonisés et de la nécessité de nous battre pour nos droits, pour les droits de notre peuple », notera Guigi Djaffar. Il était en classe de troisième, à l’époque.
El-Macelie, son frère, se souviendra du seul conseil de son père face à l’inéluctable : « Ne te désolidarise jamais de tes camarades et reste toujours du côté de la majorité ». Président du Conseil du gouvernement au 16 juin 1972, sénateur à la place au 8 avril 1973, son père deviendra le premier chef d’Etat comorien, un mois après la proclamation de l’indépendance. On dira que les chiens ne font pas de chats. Mais la solidarité de cette jeunesse rassemblée face à l’adversité relève d’une audace, qui, jamais, ne se renouvèlera, avec autant de force, dans l’histoire des luttes aux Comores. Sans doute, parce que les principaux leaders de cette grève, à quelques exceptions près, ont vite rejoint les fossoyeurs de la nation comorienne. Où sont passées les figures de Moustoipha Saïd Cheikh et de Mohamed Saïd Abdallah Mchangama, pour ne citer que ceux-là ? L’écrivain Mohamed Toihir se souvient que ce dernier reste celui qui a subi le plus de sanctions pénales à l’époque. On ne peut s’empêcher de poser cette question. Le janvier 1968 comorien s’est exprimé bien avant toutes les révolutions, signalées dans le monde, cette année-là. Mais il y a comme un hiatus entre les insurgés de l’époque, dont les yeux s’ouvraient soudainement sur la répression coloniale, et ce qu’ils sont devenus par la suite.
La vidéo de l’expo au Palais du peuple sur les événements de 1968.
Ce que ne dit pas assez le livre (mais était-ce le seul but ?), c’est l’espérance suscitée par les meneurs de cette grève. Car, aussitôt après, ils s’emparent des rênes de l’ASEC, la puissante organisation des étudiants comoriens en France. Avec un discours sans concession sur l’émancipation à venir. De 1968 naîtra la ferveur du msomo wa nyumeni et la puissance du Front démocratique, qui verra, paradoxalement, s’éteindre, des années plus tard, toute idée de lutte, malgré ses propres velléités contre la féodalité, les mercenaires et le monde néolibéral. Dans les différents témoignages retenus par l’ouvrage, il y a cette phrase de Mohamed Soidik, élève de troisième en 1968, qui cite son père face à l’ami gendarme : « Décidément, les enfants comoriens sont terribles. Il paraît que maintenant ils sont allés en France pour semer le désordre ». Celui-ci faisait allusion aux événements de 1968, mais en France. Il aurait été intéressant de lire certains témoignages, qui ne figurent pas dans le livre. Celui de feu Ahmed Saïd Youssouf, qui, fidèle aux idéaux de sa jeunesse, regrettait amèrement ce qui lui semblait être la « trahison des clercs », en repensant à ce que sont devenus les leaders de ce mouvement. On voit justement apparaître son père au début du livre, pleurant dans les décombres, à la recherche du corps de sa femme, elle aussi victime du crash.
Mais évoquer les disparus est peut-être un peu trop facile. On note que manque à l’appel le témoignage d’un homme que l’opinion trouve pourtant avisé. Le journaliste le plus intransigeant qu’ait connu ce pays : Aboubacar M’changama. Fondateur de l’Archipel – premier journal officiellement indépendant de cet espace – M’changama est encore vivant de nos jours. L’ouvrage de Mbaye Toyb le présente, surtout, comme étant parmi les meneurs de 1968. A défaut d’un regard d’historien sur les événements, Mbaye Toyb aurait pu interroger cet éminent journaliste que la peur du pouvoir n’a jamais plié. Mais peut-être n’aurait-il pas accepté de témoigner, vu qu’il a passé ces 30 dernières années à décrypter la défection collective vécue par toute cette génération. Force est de reconnaître que tout se passe comme si cette période ne devait mériter que des hommages en retour. L’ouvrage du Dr Toyb cite les héros comme ce valeureux Ismael Badoro et s’en prend aux traîtres de 1968, sans vraiment les citer. Pourquoi ne parle-t-il pas aussi des déceptions de l’après 1968 ? Il aurait pu en tracer la perspective. Il appartiendrait aux historiens, ensuite, de nous dire ce qu’il en est. 1968 n’a pas eu que du bon. Il a aussi révélé des figures politiques que beaucoup, de nos jours, regrettent d’avoir connu, même si ce fut dans un passé plus récent.
Med
[1] Komedit.
[2] Mouvement de libération nationale, animé notamment par Moilim Abdou Bacar Bwana depuis Dar Es Salam.
[3] Parti socialiste des Comores, qui emboîte le pas au discours du Molinaco.