Mars 1968 à Moroni ces lycéens qui ébranlent l’édifice colonial…

Les propos « humiliants » d’un directeur de l’Office de radio et télévision française, accusant des Comoriens d’avoir fait les poches des 18 victimes de l’accident d’avion à l’aéroport de Moroni, le 28 janvier 1968, provoquent un soulèvement sans précédent. Le lycée Saïd Mohamed Cheik, jusque-là fleuron de l’œuvre coloniale, devient le lieu privilégié de la contestation contre ce même système colonial. Récit de deux mois de révolte qui ébranlèrent les Comores[1].

Youssouf Mohamed était en classe de 3ème en ce début 1968. Trente neuf ans et une longue carrière dans la Légion française, n’ont pas entamé les souvenirs du jeune rebelle, qui n’a raté aucun épisode de la protestation lycéenne. Celle-ci va durer plus d’un mois et demi et ébranler définitivement l’édifice colonial. Car s’il faut bien tirer un enseignement de ce qu’a représenté l’épopée (lycéenne) de 1968, c’est le tournant dans l’histoire comorienne, qui connaîtra à partir du 14 mars de la même année, une agitation politique sans précédent, ouvrant la marche vers l’indépendance. Prélude à une prise de conscience nationale. Sillon qui va libérer une jeunesse, prise dans l’étau d’une double domination féodale et coloniale. « Personne n’avait prévu cette grève », se rappelle aujourd’hui Youssouf Mohamed. Qui donc pouvait anticiper le crash du 28 janvier et projeter que ce drame allait réunir les Comoriens dans un élan collectif de protestation contre la puissance administrante ? Personne, en effet.

28 janvier 1968. « Les cours commencent à 7 heures et les élèves rejoignent leur classe. Située à l’étage, notre salle fait face à la piste d’atterrissage de l’aéroport de Moroni. Sans doute, parce que le cours m’intéresse peu, je regarde à travers la fenêtre, en direction de l’aéroport, lorsque j’aperçois un avion qui s’approche bizarrement vers la piste. L’appareil a piqué sur le rocher et a explosé ». Le bruit de l’explosion provoque une réaction spontanée et collective des élèves, dont beaucoup ont suivi depuis la cour du lycée la course désespérée du Héron de Havilland, de la Compagnie Air-Comores. Ils franchissent la clôture de l’établissement, traversent la petite forêt et le marigot, qui les séparent du lieu du drame, bravant pour certains la consigne de leur professeur de ne pas quitter la classe. « Je ne me suis posé aucune question. J’ai sauté par la fenêtre, dévalé la cour jusqu’au marigot, traversé la piste jusqu’au lieu de l’impact ». Affrontant la mer démontée par les vents du kashkazi, les lycéens mettent leur vie en péril dans l’espoir d’en sauver d’autres. Mais aucun survivant ne sortira de l’épave encore chaude de l’Héron. Les secouristes en herbe remonteront néanmoins les corps déchiquetés, évitant que la mer ne les engloutisse à jamais. « Lorsque les secours arrivent une heure plus tard, nous avons déjà fait l’essentiel » explique Youssouf.

Mais dans les heures qui suivent, tout bascule. Ces élèves qui avaient le sentiment d’avoir participé à une œuvre de bravoure, ne pouvaient imaginer qu’ils venaient d’infliger un affront à la puissante administration coloniale, qui, en se laissant devancer sur le terrain de l’accident, laissait entrevoir ses failles. Ils le comprendront, en écoutant le journal parlé de 13 heures de l’Office de radio et télévision française (ORTF, la voix de la France) de ce 28 janvier. « Certains, au lieu de sauver les victimes, fouillaient leurs poches ». Ce commentaire signé André Sabbas, le directeur de la station, Youssouf n’est pas prêt de l’oublier. Dans Et la Graine…[2], son roman consacré à la révolte de 1968, Aboubacar Saïd Salim s’interroge sur les propos de Sabbas. « Etait-ce de l’inconscience ? Du mépris ? De la provocation ? Peut-être tout cela à la fois ». Ce commentaire « déplacé » du patron de la radio « a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », explique Youssouf. « La nouvelle de l’insulte s’était répandue comme une averse de saison sèche », décrit Aboubacar Saïd Salim, s’ajoutant à la douleur des 18 victimes du crash. La ville entre alors en ébullition. Pour Moustoifa Saïd Cheikh, en terminale cette année-là, « l’insulte désobligeante du journaliste avait bafoué le sentiment national », expliquant l’entrée en scène de la population, dès ce 28 janvier au soir.

Témoignage de Guigui Jaffar.

« Le mouvement n’a pas débuté réellement au lycée, mais dans la rue. Un mouvement social et populaire, qui a porté sa colère devant le haut commissariat », la représentation de la France dans le territoire. Celui qui deviendra par la suite l’un des meneurs de la protestation lycéenne, se souvient de cette anecdote devant le siège du Haut commissariat, encadré par un bataillon de la Légion étrangère, appelée en renfort de la Garde des Comores (garde indigène), dépassée par les événements. « Je me rappelle de cette image de Petan Mchangama défiant les forces coloniales en leur disant « Tirez ! Tirez ! » Bien que spontanée, cette manifestation populaire ne manquera pas de porter à la face du représentant de l’administration coloniale des revendications politiques, signe d’une lame de fond contestataire, qui a trouvé un exécutoire dans la dérive verbale de Sabbas. « La foule compacte scandait des slogans du MOLINACO [Mouvement de libération nationale des Comores, ndlr] : « Mkolo nalawe », qui signifie « les colons dehors », écrit l’auteur de Et la graine… Devant le siège de l’ORTF, les manifestants scandaient : « A bas Sabbas ! » De retour au au lycée, au lendemain de cette nuit agitée, les élèves n’étaient pas disposés à reprendre les cours sans réagir eux aussi à ces propos, qui leur étaient avant tout destinés.

Leur décision de descendre dans les rues pour exprimer leur colère « s’inscrivait comme le prolongement du mouvement populaire de la veille », fait observer Moustoifa Cheikh. Dans ce contexte tendu, l’administration ne cachait pas sa crainte d’un engrenage, le prélude à un mouvement de protestation dont personne ne pouvait prévoir les répercussions. Le premier à se rendre compte de ce risque est le proviseur de l’établissement, qui multiplie les manœuvres pour tenter de retenir les élèves ou tout au moins, limiter l’ampleur du mouvement, comme le rappelle Aboubacar Saïd Salim dans une description romancée, mais qui renvoie à une photographie du lycée à cette époque. « Allons les enfants, en classe ! Vos professeurs attendent. Le proviseur qui croyait connaître ses enfants comme il disait, n’avait pas pris au sérieux notre intention de défiler. Il essaya de convaincre les grands élèves. Devant le refus catégorique de tous, il tenta de sauver les meubles, en mettant de l’ordre dans les rangs qui s’ébranlaient déjà vers la ville. (…) A le voir ainsi affairé, on eut cru qu’il (le proviseur) était le meneur ». Ce paternalisme du chef de l’unique lycée de l’archipel rend compte de la représentation qu’il se faisait du lycée, non comme lieu de savoir et d’apprentissage de la liberté, mais comme un camp d’enfants privilégiés ou qui devaient se considérer comme tels, et à qui « la France [la mère patrie, ndlr] fournissait matériel et professeurs « gratuitement » et assurait nourriture et hébergement « alors que dans leur famille c’était ramadan tous les jours ».

Voir manifester ces « nantis » promis à un avenir d’élite au sein de l’administration coloniale ne pouvait être ressenti autrement que comme une forme « d’ingratitude ». Surtout quand les élèves européens, les fils des dignitaires, des commis de l’administration et quelques élèves étrangers qui avaient préféré le nouveau lycée de Moroni que l’on disait l’un des meilleurs de la région, étaient restés en cours. Et quand ceux qui avaient bravé l’interdit brandissaient sur leurs pancartes les slogans : « A bas le colonialisme français », « A bas Sabbas », « Honneur au peuple comorien »… Ce face à face inédit entre l’arrogance coloniale et la réaction spontanée d’un peuple, suivi de sa frange intellectuelle, aurait pu s’arrêter par cette sorte de bras d’honneur. Mais l’on ne défie pas impunément l’autorité coloniale. L’administration du lycée, aidée par le gouvernement local du président Saïd Mohamed Cheikh, prend des mesures de rétorsion et décide le renvoi de deux élèves de seconde, et la suspension de plusieurs autres durant deux semaines de cours, dans le but de briser toute velléité de contestation. « Du coup s’est greffé un mouvement de solidarité et ensuite de revendications proprement lycéennes ». Cette « phase 2 » selon l’expression de Moustoifa Cheikh, prend la forme d’une grève des cours « contre la discipline coloniale et pour l’amélioration des conditions d’études ». Cette phase, qui débute en février, s’avère éprouvante, parce que se jouant dans l’enceinte du lycée, sans l’émotion, la spontanéité et surtout le soutien de la rue.

Projetée dans la durée, elle nécessite une structuration qui ne s’était pas posée dans la première phase. Les éléments les plus conscients prennent la tête du mouvement, mais doivent faire face à de nombreux obstacles. « Les autorités refusaient de se plier à nos revendications », fait remarquer Moustoifa Cheikh. Cette reprise en main de la situation par l’administration menaçait de modifier le rapport de forces au désavantage des grévistes. Les autorités et l’administration brandissent en premier lieu des mesures disciplinaires, contraignant directement les parents à envoyer leurs enfants dans les cours, qui se poursuivirent en dépit des perturbations. « Ce qui a poussé à la radicalisation des esprits et durci la grève », malgré le risque de délitement qui se profilait à l’horizon, soutient M. Cheikh. Unique établissement public de l’archipel, le lycée devenait un piège qui se refermait progressivement sur les grévistes. Hormis les élèves résidant à Moroni et ses environs, tous les autres étaient pris en charge par l’établissement en qualité de demi-pensionnaires ou d’internes. Ce qui donnait à l’administration un excellent moyen de contrainte contre les grévistes, qui perdaient automatiquement ces avantages. Les plus déterminés décident néanmoins de rentrer dans leur village ou île respectifs, au risque de subir encore plus directement la pression familiale. Seuls ceux de la capitale peuvent donc prétendre maintenir la flamme du mouvement. Les plus âgés initient alors un réseau de solidarité pour maintenir la cohésion du mouvement, en dispensant des cours aux plus jeunes, directement dans les villages.

Un groupe de grévistes en janvier 1968.

Cette expression de solidarité affirme l’engagement des grévistes et développe la sympathie des villageois envers les lycéens. Mais les jours s’écoulent, sans résultat. Un mois presque. La situation devient de plus en plus intenable. « Il était inadmissible que les choses continuent ainsi. L’administration ayant tout fait pour mobiliser la population à faire pression sur les élèves, nous n’avions plus le choix, il fallait s’extraire de ce cadre ». La vie du lycée est perturbée depuis le 28 janvier. Voilà plus d’un mois que la majorité des élèves ne va plus en cours… Début mars, les jeunes choisissent de prendre le maquis. « Nous avons décidé de quitter la ville », se rappelle Youssouf Mohamed. L’opération est préparée dans la plus grande discrétion. Malgré le grand nombre d’élèves mobilisés – près de 600 – rien n’a filtré, ni sur le jour du départ, ni sur le lieu de rassemblement, encore moins sur l’itinéraire. « C’était fou comme engagement. Nous n’avions rien préparé. Comme le jour du crash, nous ne nous sommes pas posé de questions. C’est juste au moment où j’allais partir que j’ai demandé à un ami comment se lancer dans un maquis sans savoir ce qu’on va manger. Un copain nous a filé 10 kg de riz. Nous sommes quand même partis sans allumettes, sans casseroles » s’étonne encore aujourd’hui Youssouf Mohamed.Partie dans la nuit du village d’Itsandra, la troupe a traversé Ntsudjini, sans autre direction que l’impératif de se trouver hors de portée de la pression des parents et de l’administration. « Nous sommes arrivés à la Garrigue dans la région de Oichili vers 5 heures du matin ». Cette première halte était en elle-même une victoire.

Cette stratégie « d’extraction » du mouvement de protestation de la ville vers l’arrière pays va transformer fondamentalement sa nature. Si personne ne pouvait prévoir l’issue d’une telle action inédite, elle se présentait en revanche comme l’unique façon de sauver la grève du délitement et d’éviter le prix que l’administration se préparait à faire payer à ceux qui étaient listés comme les meneurs. Socialement, cette fugue collective obligeait les parents à s’impliquer dans la recherche d’une issue et à se positionner face aux autorités qui, dès le début de la protestation, avaient opté pour la méthode radicale. Elle créera un lien nouveau qui dilue pour une fois les clivages villages/villes et riches/pauvres et entre les îles, au profit des valeurs d’engagement, de solidarité et de liberté. Seules les filles, peu nombreuses et encore peu émancipées, ne prendront pas part à cette grande marche. Après quelques jours à souffrir le martyre en brousse, l’errance avait cependant atteint ses limites. Le mental ne tenait plus, d’autant qu’à Moroni les non grévistes, les mêmes qui s’étaient désistés à manifester le 29 janvier, poursuivaient les cours et s’apprêtaient à terminer leur trimestre. La nécessité de rentrer à Moroni s’imposait, mais pour faire quoi ? Les discussions furent animées dans le campement d’Itsinkoudi (un village du nord-est de l’île), dernière halte avant le retour. « La première proposition faite était de retourner et foutre le feu au domicile du président Cheikh à Dache » se souvient Youssouf Mohamed. Le projet paraissait cependant risqué aux lycéens peu préparés aux actions de guérilla. « Que faire devant l’intervention de la Garde? » s’interrogent les élèves. »On n’avait ni essence, ni allumettes » fait remarquer très simplement un ex-lycéen.

Finalement, le compromis consiste à « revenir au lycée et à le saccager, pour empêcher les non grévistes de faire cours ». L’accord est scellé par un serment autour d’un feu de bois. Chaque lycéen s’approche du totem et jure de rester solidaire au mouvement. Dans son roman, Aboubacar Saïd Salim décrit le premier serment : « Un jeune garçon avance de deux pas, le regard fixe, le geste un peu mécanique. Il lève la main droite qu’il tend vers les flammes comme pour un salut romain. Chacun retient son souffle. D’une voix grave et tremblante d’émotion, il déclare : « Je jure de continuer le combat et de ne pas trahir mes camarades. J’assumerai jusqu’au bout et dans la dignité les conséquences de mes actes, pour l’honneur et la liberté du peuple comorien ». Ce sont donc ces grévistes qui ont bravé les intempéries, les nuits dans la brousse, et dont le destin est scellé par un serment, qui reviennent au lycée le 14 mars 1968, avec un mot d’ordre simple et clair : « RIDANGANYE ». Chacun doit rejoindre sa classe et à 10 heures, la cloche annonçant le début de la récréation donnera le signal du saccage. La journée du 14 mars débute dans une certaine angoisse, aussi bien pour les « maquisards », qui veulent réussir leur plan d’attaque, que pour les non grévistes, qualifiés de « traîtres ». Avec un retard d’une heure, la consigne qui était de tout casser et de transformer le lycée en camp de retranchement pour résister à un éventuel assaut des forces de l’ordre, a été suivie. « Les cahiers et les chaises volaient de partout. Les salles de classe ont été pendant quelques heures le théâtre d’une casse de mobilier d’une rare violence » raconte Y. Mohamed.

Pendant que les grévistes étaient les maîtres à l’intérieur du lycée, à l’extérieur, les forces de l’ordre, qui avaient reçu des renforts d’un bataillon de la Légion venu de la Réunion, attendaient de donner l’assaut. « Au premier coup de semonce, ce fut la pagaille. Les élèves couraient de par- tout, mais les forces de l’ordre qui avaient en fait encerclé l’établissement ont réussi à maîtriser tous les garçons. J’ai reçu un coup de crosse qui m’a fendu le crâne » décrit Youssouf, qui porte encore la cicatrice de cette bataille. Tous les grévistes se sont trouvés parqués dans les salles de classe, transformées en cellules de prison. « Cette journée a donné lieu à une réaction violente des forces coloniales. Le lycée a été transformé en camp militaire et placé sous le régime de la bastonnade. Quand la nouvelle s’est répandue en ville, elle a provoqué immédiatement un soulèvement de la population avec à sa tête le grand cadi Saïd Mohamed Abdourrahamane », décrit Moustoifa Saïd Cheik. L’histoire retiendra cet acte du chef religieux qui s’est couché sur l’asphalte, empêchant un affrontement direct entre les manifestants et les forces de l’ordre.

Une issue a été trouvée après deux semaines de détention de centaines de lycéens dans leur propre « salle-de classe-prison », pendant que sept des meneurs étaient transférés à la maison d’arrêt de Moroni, avant d’être relâchés à l’issue d’une parodie de procès.

Kamal’Eddine Saindou

REPRESSION. En mars 1968, Souef Ali Amane était adjoint au chef de l’un des quatre pelotons de gendarmes mobiles de la zone de Moroni. Il se souvient de la détention des élèves grévistes au sein même du lycée, après le saccage de celui-ci. « Ils étaient une flopée dans chaque salle. Ils étaient parqués dans les salles comme des bêtes, ils pissaient dedans, et ils ne sortaient que pour le petit déjeuner. Ils n’avaient même pas le temps de manger qu’on les faisait déjà rentrer. C’est pour ça que j’avais inventé une chanson : O Mkatre ho poshoni. Le pain dans la poche… »

Engagés dans un conflit devenu « une histoire entre Blancs et Noirs », les gendarmes comoriens n’ont fait qu’obéir à leurs chefs, participant à la répression du mouvement. « On était en deuil, on voyait que ces enfants avaient raison, mais jamais on ne l’aurait dit sous peine d’exclusion. A quoi bon dire ce que nous pensions ? Moi, j’avais une dizaine d’enfants à élever. Nous avions nos enfants dans cette école. Et puis, ce n’était pas le moment de poser des questions. C’était l’armée, des ordres à obéir, c’est tout ». L’administration, en guise de récompense, distribuera des avancements à ses gendarmes les plus zélés à l’issue de la répression. Il faut dire qu’elle avait eu chaud : « Du moment qu’il y avait déjà un mouvement estudiantin à Paris, ils ont eu peur. C’est ça qui les a rendus malades. Les dispositions réglementaires étaient trop fortes. Normalement, ils n’auraient pas été aussi méchants ».


[1] Article paru dans le n°61 de Kashkazi (mars 2007).

[2] Komedit.