« Dieu nous a secouru, mais c’était dur »

Témoignage de la compagne de Mourswadi Houmadi, qui avait rejoint son mari à Majunga dans les années 1960. Il y était surveillant à l’école publique. Il y avait déjà fait son lycée, sous la bénédiction de Sheikh Salim, son fundi de la twarikatu shdhuliyya. Echat Ben Ali, sa femme actuellement à Moya, revient sur les événements de décembre 1976. Un des premiers témoignages connus de cette époque. Des propos recueillis par son fils.

Vous habitiez à Morafenu ?

Nous étions dans ce quartier, quand nos voisins sont venus nous avertir qu’il y a eu un grand conflit [kondro bole] entre les Betsirebaka et les Comoriens. Ce conflit [kondro] a débuté un lundi dans le quartier Fifio. Quelques heures après, des camions sont venus récupérer tous les hommes – y compris ton père – de notre quartier, afin de les emmener dans une église, servant de camp militaire. Après, une voisine malgache m’a conduit chez elle. Car c’est à ce moment-là que les Comoriens se faisaient couper la tête, tabasser, violer ou voler leurs bien matériels. Chaque maison malgache portait une feuille de n’importe quel arbre sur la porte, afin que les Betsirebaka reconnaissent qu’il s’agissait de maisons malgaches. Sous mes yeux, les Betsirebaka sont venus dans notre quartier. Ils ont fouillé notre maison et celles des autres Comoriens. Ils ont volés tout ce qu’ils pouvaient voler. Ils ont mis les kandzu de ton père et ceux des autres hommes comoriens, en imitant un daïra et en prononçant fort « Allah Akbar ».

On vous a emmené dans un camp ?

« En plus de mes enfants, j’avais aussi ta tante, feu Sitti-Aminat. Elle était partie à l’école coranique, au moment des faits, chez son fundi, Sheihu Andli. Quand les événements ont commencé, Sheihu Andli a fui sa maison, et ta tante l’a suivi. Sur la route, les camions ramassaient les hommes comoriens pour les conduire vers les camps, l’un d’entre eux les a vus et les militaires les ont mis dans le camion. Le mardi, un camion repassa dans notre quartier. Les militaires annoncèrent que toute femme comorienne devrait les suivre pour qu’elle soit mise en sécurité. Je suis allé avec mes trois premiers enfants. J’étais déjà enceinte de Kamariya, ta soeur. Le camion nous a emmenés dans une cathédrale. Là-bas, j’ai trouvé des gens de Moya et d’autres personnes venant de tous les coins des îles Comores. Certains n’étaient pas reconnaissables. Ils avaient le visage tuméfié, comme le cas de Mwê Muhudhoir, de Moya. Il est toujours en vie, ici à Moya.

Où se trouvait notre père ?

Je ne savais pas. Je me suis mis à le chercher. Et c’était difficile pour moi de marcher avec les trois enfants, en étant enceinte. Je cherchais également ta tante. De son côté, ton père me cherchait aussi. Un camion militaire l’avait escorté jusqu’à notre camp. Malgré sa protection, les Betsirebaka voulaient toujours nous attaquer. À son arrivée, ton père s’informa au sujet de ta tante. Le camion l’a aidé à ramener ta tante dans notre camp. Les militaires avaient donné des bidons rouillés. C’est dedans que les gens cuisinaient leur nourriture et mangeaient. Je n’ai pas osé manger dans ces bidons. Je me contentais de ce que j’achetais dans les boutiques, mises à notre disposition. De temps à autre, mon frère de même père, nous apportait à manger. Alors je donnais à manger à tes aînés. Moi je ne mangeais pas trop. Pour les toilettes, les militaires avaient creusé de grands trous et les gens allaient y faire leurs besoins, sans avoir honte de qui que ce soit. Je suis restée dans ce camp pendant 15 à 20 jours.

Les sabena au retour sur le tarmac de Moroni (Archives privées).

Qu’est-ce qui s’est passé lorsque la Sabena est arrivée pour vous rapatrier ? Comment vous avez vécu votre arrivée aux Comores ?

On m’a mise dans l’avion de la compagnie Sabena au troisième voyage. Ton père n’était pas venu avec moi et les enfants. Il l’était recherché par les partisans d’Ali Soilih, étant donné qu’il était un partisan d’Ahmed Abdallah Abdérémane. En arrivant à Moroni, je me suis dit que nous étions en France, tellement l’aéroport était beau. On nous demandait nos noms et notre village natal, ainsi que le quartier où nous étions à Majunga. Après cela, nous ne sommes pas directement rentrés chez nous. On nous a envoyé à divers endroits de Ngazidja. Mes enfants et moi, nous nous étions retrouvés dans le village de Duniani ya Mbude. Normalement, on devait y rester à peu près 20 jours. Mais mon père est parti au Comité[1] demander après moi.

Grâce au frère de votre grand-mère Ismaël – le tonton d’Abdouroihamane -, je suis parti assez tôt du village, comparée aux autres. Car Ismaël militait dans un des partis politiques au pouvoir à cette époque. J’ai entendu mon nom prononcé à la radio. On allait venir me chercher. La personne chez qui nous étions hébergés n’était pas contente, ceci dit. Car elle n’allait plus recevoir les aliments qu’on nous envoyait après notre départ. Mon père et Ismaël sont venus me chercher pour me conduire à Moroni. Quatorze jours plus tard, j’ai accouché. Je suis resté quatre mois à Moroni. Grâce à l’intervention d’Ismaël, j’ai eu un billet pour Ndzuani, gratuitement. Mon frère, Ba Janvier et d’autres membres de la famille, m’ont récupéré à l’aéroport de Wani. Arrivés à Pomoni, la route était barrée, alors nous avons marché jusqu’à la maison.

Et vous n’aviez toujours pas de nouvelles de notre père ?

Une personne avait dit que ton père avait été aperçu à Ndzuani. Les soldats d’Ali Soilihi ont débarqué à Moya à sa recherche. Mais comme ils ne l’ont pas trouvé, ils ont cherché à savoir s’il avait un frère. Les villageois ont répondu que oui. C’est ainsi qu’ils ont emmené le petit frère de ton père à Sima, afin d’être interrogé. Celui-ci avait alors dit : « j’ai tant voulu un fils. Maintenant que je l’ai, je ne vais pas pouvoir l’élever, parce qu’on m’emmène à Sima pour me tuer ». Heureusement qu’un des politiciens militant pour Ali Soilihi a averti les militaires que ton oncle ne se préoccupait pas de politique, qu’il ne savait rien. Tout ce qu’il faisait se résumait à ses va-et-vient à la campagne. C’est ainsi qu’il a été relâché. Cet événement s’est déroulé lors de mon séjour à Ngazidja.

Ton père n’est revenu qu’en 1978, lorsqu’Ali Soilihi a été destitué. Pendant des années, il n’arrêtait pas de faire des cauchemars, en criant fort durant son sommeil : « ils arrivent. Ils arrivent ». Il était tellement traumatisé à la suite de ce malheureux événement. C’est seulement ces dernières années qu’il a arrêté de faire ces cauchemars. Voilà mon fils. Al hamdu lilah Allah, Dieu nous a secouru, même si c’était dur.

Vous êtes arrivée comment à Majunga ?

Ton père et moi, nous nous sommes mariés au cours de l’année 1969. Après avoir effectué les démarches administratives, je suis partie le rejoindre, la même année. Mais ce n’était pas ma première fois à Majunga. Étant jeune, vers l’âge de sept ans, ma mère m’y acait emmené”. Elle y est restée avec moi pendant deux ans, est ensuite repartie, en me laissant chez mon fundi, jusqu’à mes douze ans. Durant ce séjour, mon fundi m’a servie de seconde mère. Je dormais chez elle. J’y apprenais à lire le Coran, tout en m’occupant des tâches domestiques.

A mes douze ans, mon père envoya un grand ami à lui, originaire de Male, dans le Mbadjini, pour me récupérer. Il s’appelait Fundi Soilihi. Un grand fundi, très connu, là-bas. C’est lui qui me conduisit chez mon père à Moya. Et ton père m’épousa à mes 19 ans. Il était à Majunga depuis la fin de sa scolarité à Domoni. Il a fait la même école que Zoubert Adinani. Une école de commerce.

Les sabena au retour sur le Tarmac de Moroni (Archives privées).

Est-ce qu’il y avait des tensions avant le Kafa ?

Non ! Avant le kafa, notre voisinage comorien s’entendait bien avec les Malgaches à Majunga. Il y avait un comité villageois et des sortes de chefs de villages, qui organisaient les cérémonies et les funérailles. Ce comité s’appelait Fukutani. Quand un comorien mourrait, tous les Malgaches venaient aux funérailles. Cela leur plaisait énormément, parce qu’ils trouvaient toute sorte de beignets, tels que les bankora, les biscuits traditionnels, etc. Quand un Malgache rendait l’âme, nous, les Comoriens, on se rendait aussi à ses funérailles.

Oui, mais est-ce qu’il y avait quelque chose qui annonçait la tragédie?

Sache qu’à Majunga les Comoriens avaient une totale liberté. Tous les samedis, les Grands-comoriens organisaient des festivités au sein du quartier Labatwara. Les Anjouanais faisaient les leurs. Tout le monde y participait. Donc à mon niveau, je n’ai pas vu ou ressenti de la jalousie de la part des Malgaches envers nous. Si certains l’ont vu, ce n’était pas mon cas.

A votre retour, est-ce que les choses ont été évidentes?

A mon retour de Majunga, les conditions étaient difficiles pour moi, du fait que j’avais un enfant en bas âge. Au début, je ne m’entendais pas bien avec ma mere. Elle me reprochait d’être restée trop longtemps à Moroni. Mais elle allait à la campagne – al hamdu lilah – cueillir des bananes ou du manioc, afin de nourrir tes aînés, qui étaient des enfants, à ce moment-là. Cette situation a duré deux ans, jusqu’au retour de ton père, en 1978, à la mort d’Ali Soilihi. Les choses s’étaient alors un peu améliorées, bien que les difficultés étaient toujours là. Avec le temps, nous avons connu une nette amelioration, car ton père avait trouvé du travail. Il a travaillé chez Colas, ensuite comme bibliothécaire au lycée de Mutsamudu, avant d’être désigné conseiller par Ahmed Abdallah.

Comment vos amis proches ont-ils vécu le Kafa?

Concernant nos amis morts, il y avait Ba Saandi, de son vrai nom Abdou Houmadi. Il y avait une autre personne de Moya, mais j’ai oublié son nom. Puis il y avait Mwê Mouhoudhoir, un des blessés, qui avait reçu des coups de machettes au niveau de la tête. Il était si défiguré que moi-même je ne le reconnaissais pas. Il est toujours en vie. Il vendait des noix de coco. Mais maintenant il ne sort plus. Ba Anli Sabena et Ba Laguerra ont suivi leurs femmes mahoraises.

Propos recueillis par Rabouba Jr Al Shahashahani


Image en Une : photomontage familial d’images prises à Majunga.

[1] Les comités révolutionnaires du pouvoir soilihiste.