Tous les récits connaissent un jour leur pour et leur contre. Celui, érigé sur le mongozi Ali Soilihi, a eu ses « pro » et ses « anti » depuis 1978. Ce texte, remontant à août 2003 et signé Saïd Hassane Jaffar, en réaction au livre de Me Elaniou, fait partie des nombreuses tentatives de relecture de l’expérience révolutionnaire menée par le fils Mtsashiwa. Le site du Muzdalifa House trouve essentiel de rassembler quelques-unes des contributions consacrées à cette période oubliée de l’histoire comorienne en ligne. Au nom de la mémoire en partage.
« Que diable allait-il donc faire dans cette galère ? » Cette réplique quasi proverbiale relevé dans Les fourberies de Scapinde Molière, me traverse l’esprit, une fois fermé Ali Soilihi ou l’indépendance dans la citerned’Elaniou. Car, autant le réquisitoire nimbé de diatribes, soutenu ici contre le régime d’Ali Soilihi, ne peut tenir la route une seconde, autant tout le reste de l’ouvrage brille par sa clarté, sa concision, son argumentation, voire même, curieusement, par ses références bibliographiques.
C’est simple. En se mettant lui-même en scène (alors que paradoxalement, la majeure partie des faits relatés a eu lieu en son absence aux Comores), en usant et en abusant du « je » dans cet ouvrage, que d’aucuns à tort, qualifient de fidèle et d’objectif, l’auteur prend incontestablement le risque de se faire passer pour un donneur de leçon, détenteur de la science infuse, mais aussi et surtout, pour le censeur condescendant et infaillible, qui se fait fort de choisir selon ses convenances, des sources d’informations qui sont pourtant dans leur grande majorité sujettes à caution.
[Page 13 – 14] « Certains, pourtant, regroupés dans un très jeune parti, le « Djawabu », revendiquent ouvertement l’héritage d’Ali Soilihi. Il en est d’autres qui, avec les mêmes projets avoués forment d’autres associations. Tout se passe comme si l’échec des gouvernements qui se sont succédés après Ali Soilihi faisait retrouver à celui-ci son honorabilité et sa crédibilité. Voilà qui démontre à l’évidence que la vraie nature du régime d’Ali Soilihi doit être rappelée avec force ». Certes. Et le régime d’Ali Soilihi a beaucoup à se reprocher. Il nous revient à nous tous d’en dresser l’inventaire. Encore convient-il de le faire sans passion et sereinement, en instruisant à charge et à décharge, sans parti pris et en étayant le propos de preuves irréfutables, puisées sans exclusive aux sources les plus fiables qui soient. La démonstration si chère à l’auteur, de « la vraie nature du régime d’Ali Soilihi » est à ce prix.
Force est de reconnaître que nous sommes en présence d’un ramassis de rumeurs campées sur les travers du sacro-saint alibi de la tradition orale, en dehors de toute démarche bibliographique, en dehors de toute entreprise d’exploration des mines d’informations qui gisent pourtant dans les archives de la présidence, des différents ministères, de l’administration en général, de l’armée, du CNDRS (Centre National de Documentation et de Recherche Scientifique), détenteur notamment du « Pula Mwandeleo »(plan quinquennal) et surtout les archives (textes et bandes) créées par mes soins à « Radio Comores », etc. Car ces archives existent bel et bien. Nous en reparlerons.
Difficile après ça, s’agissant de Ali Soilihi ou l’indépendance dans la citerne,de croire en une initiative courageuse ou de parler de document scientifique. Tout à l’opposé deAli Soilih, l’élan brisé ?de Youssouf Saïd Soilih et El-Mamoun Mohamed Soilih, épinglé par Elaniou, et qui a pourtant connu et continue à connaître d’autres fortunes, au même titre que d’autres publications de référence, qui occupent une place de choix dans les bibliographies sérieuses. Sauf à considérer que la liberté d’expression n’a pas droit de cité aux Comores, on ne peut reprocher à qui que ce soit, fussent-ils des auteurs, d’avoir des opinions politiques. Encore moins, si les auteurs en question, à l’instar de Youssouf Saïd Soilih et El-Mamoun Mohamed Soilih, s’inscrivent dans une démarche d’humilité, d’équité et de bon sens.
Cela se ressent particulièrement à la fin de Ali Soilihi, l’élan brisé ?,où les auteurs, tout en se prévalant du « soilihisme », ne se gênent aucunement, pour critiquer certains aspects du régime Ali Soilihi, en se livrant parfois à des autocritiques sans concession. Cela, semble-il, a échappé à Elaniou qui écrit : [page 24 – 25] « Les livres ont paru. On a présenté Ali Soilihi comme « un élan brisé », un projet de société qu’il faudrait assumer, continuer et réaliser. Youssouf Saïd, un des deux auteurs de l’élan brisé, président du Djawabu, et candidat aux élections présidentielles d’avril 2002″ […] « C’est que la plupart de ceux qui soutiennent ainsi aveuglément l' »expérience » soilihienne n’en ont vécu les aspects négatifs que de l’extérieur ».
Faute de pouvoir éreinter un travail documenté bien ficelé et loin de toute conception unilatérale de la recherche de l’information, les accusations sans preuve, la calomnie, et même les attaques personnelles… fusent de toutes parts. [page 53] « Seul, de tous les prétendants à la magistrature suprême, il(Ali Soilihi – NDLR) n’a aucune racine prestigieuse. Sa lignée maternelle, la seule vraiment évidente, est si obscure que quand il arriva au sommet, ses courtisans prétendirent qu’elle était de sang royal. Et comme il fallait un peu d’or, au blason de son autre lignée, ils la firent descendre de la noblesse de Ntsoudjini, de la dynastie célèbre Msafumu ».
Par ailleurs, l’épilogue sur la libération de ceux que l’auteur désigne par les compagnons d’Ali Soilihi et non sans souligner [page 46] « Et pour qu’il n’y ait aucune confusion, précisons qu’il s’agit de TOUS LES PRISONNIERS DE DROIT COMMUN »(en capital dans le texte – NDLR), ou l’épilogue sur les prétendus tenants et aboutissants des crimes de Sule Bwana Mramngu, pour ne citer que ces deux exemples, par leur crédulité, ont tout d’une fiction enfantine, tout droit sortie du conte comorien, qui, en l’occurrence, commence toujours par l’annonce rituelle suivante : « Hala halele ! Na hale ndrabu. Ne wudjo hana mndrwa mroni ». Ce qui peut se traduire par : « Conte des abysses du temps ! Qui dit conte, dit boniment. Et celui qui me reprendra, grillera en enfer ». Deux extraits pour illustrer notre propos :
Dans le premier cas [page 46] « Jamais il(Ali Soilihi – NDLR) ne fut si détendu, ni si éloquent. Retrouvant ses camarades, avec l’émotion que vous devinez : les parricides, les assassins, les brigands, les voleurs de tout acabit, et bien sûr les escrocs, jamais il ne fut si heureux. Et jamais les cent truands ne furent si fiers : pensez donc ! Un des leurs avait réussi pratiquement seul, ce dont ils rêvaient tous : mettre les honnêtes gens en boîte. Aucune vertu, aucun article de lois, aucune morale n’avaient droit de cité. Ils étaient rayonnants les bagnards ! Ils voyaient dans la réussite exceptionnelle d’un de leurs camarades(Ali Soilihi – NDLR), la justification de leur vie, ils pouvaient enfin lever bien haut le drapeau couleur de boue, couleur de sang ».
Dans le deuxième cas [page 49] « Parmi les détenus libérés, un certain Sule B. M., condamné pour faux monnayage. Il n’a jamais tué personne, avant sa miraculeuse libération. Mais intelligent, perspicace, il écoute attentivement le discours du frère de la maison d’arrêt. Il comprend qu’on le libère, lui, et ses camarades délinquants, parce que tout est permis désormais. Alors il fait le pas que jamais il n’osa franchir : le vol à main armé, un sport très en vogue, dans le milieu depuis le coup d’Etat du 3 août ».
Tant de hargne, de parti pris et de surenchères, enrobés dans un tissu de haine et de mensonges, finissent par mettre en doute et par écorner la crédibilité, la sincérité et l’objectivité de l’auteur. Ce qui est excessif est insignifiant, comme dit l’autre.
Pratiquement, tout dans Ali Soilihi ou l’indépendance dans la citerne, est sujet à caution : la grandiloquence du ton entachée de mépris, les sobriquets saugrenus et outrageants à la limite de la calomnie et de la diffamation, affublés à ceux et à celles qui ont la mauvaise idée d’appartenir au mauvais camp (celui d’Ali Soilihi), les mots tronqués sortis de leur contexte, détournés de leur sens, les fausses études sémantiques, les commentaires spécieux, les formules à l’emporte pièce… Tout est mis à contribution, pour toujours enfoncer davantage, tout ce qui touche de près ou de loin au régime honni. Se hasarder, par exemple, à traduire Hwendelea usoni, qui veut dire littéralement, « aller de l’avant », par « fuite en avant », c’est faire preuve de malhonnêteté intellectuelle et d’une mauvaise foi manifeste.
Rien, absolument rien, dans tout ce qu’a fait Ali Soilihi ne trouve grâce aux yeux de l’auteur. Même pas les félicitations du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, adressées aux autorités comoriennes, pour avoir su assumer seules, la gestion de tous les problèmes, liés au rapatriement et à l’hébergement de tous les rescapés comoriens, victimes de massacres à Majunga (Madagascar). Et ce, au passage, en infligeant un démenti cinglant aux assertions relevées ici ou là, laissant croire que le régime Ali Soilihi faisait la chasse aux subsides.
Quant au paragraphe [page 55] sur la manifestation des Moroniennes, c’est un exemple de désinformation et de falsification de l’histoire récente des Comores. L’auteur essaie dans sa démonstration de faire passer une manifestation de femmes contre le voile, pour une manifestation en faveur du voile en ces termes : « Je me souviens de la grande manifestation des Moroniennes contre leur libération. Elles ont défilé dans les rues de Moroni : criant leur indignation, fières dans l’habit noir qu’on disait être leur prison ».Le hic, c’est que tout le monde à Moroni a suivi cette fameuse manifestation, montée de toute pièce par Ali Soilihi et ses partisans, après le discours radiodiffusé du « Mongozi » sur « Mwana mshe M’Komori » (la femme comorienne). Autant dire, qu’il n’y avait dans cette manifestation conçue, préparée et encadrée par des inconditionnelles d’Ali Soilh, qui ont pignon sur rue à Moroni, aucune voix discordante. Les femmes et surtout les nombreuses jeunes filles, qui, pour certaines, ont mis le voile pour la première fois, ne l’ont fait, que pour ensuite l’enlever sur la grande place, et le brûler devant une foule d’hommes médusés.
Dans cet ouvrage l’auteur procède selon un schéma immuable. Il commence par vampiriser un fait avéré, tel que la manifestation des femmes de Moroni. Ou encore ce fameux autodafé, dont on nous bassine les oreilles à tout bout de champ, en prenant soin d’omettre de préciser, que des semaines durant, des équipes des services concernés, encadrées par des membres de l’armée, du comité national et de l’administration, avaient, au préalable, en charge de mettre à l’abri les documents les plus importants, de manière à ne brûler que les doubles des documents, les chemises inutiles, les classeurs en mauvais état, les cartons encombrants… bref, « faire de la place et des rangements, en prévision des grands bouleversements politiques à venir, en marquant le coup symboliquement ». Tel était du moins, le fond du message diffusé partout, par les tenants du pouvoir de cette époque, pour accompagner ce que d’aucuns désignent par autodafé. Maintenant que des personnes profitent de cet événement pour justifier le dysfonctionnement administratif récurrent aux Comores, qui a toujours été un lieu commun, c’est de bonne guerre. On peut en dire de même de la tuerie d’Iconi, de l’éruption volcanique de Singani, etc.
Toujours la même synopsis : récupération d’un événement – « vampirisation » – instruction exclusive à charge – « scénarisation » – condamnation sans appel. Certes, les Comores sont un pays de tradition orale. Mais cela ne les dispense pas de recourir aux moyens modernes de communication, en passant par l’écrit, voire même la presse audiovisuelle. Se limiter à quelques supposés témoignages, qui plus est, fantaisistes, voire même fallacieux, enlève à Ali Soilihi ou l’indépendance dans la citerne, tout caractère historique ou scientifique. Cet ouvrage, en dépit de l’utilisation d’acteurs bien identifiés et d’événements parfois dûment authentifiés, ne peut se départir du genre littéraire prisé par les pamphlétaires, les caricaturistes, les polémistes… Genre littéraire susceptible d’utiliser, parfois, rumeurs, ragots et médisance colportés par la rue, et surtout par un média comme « Radio Comores », passé maître dans l’art de la désinformation, de la manipulation et du montage de l’événement. Conduite que je réprouve et que je réprouvais personnellement, à l’époque, et qui a été en partie à l’origine de mon départ en 1979 de la radio officielle[1].
Toute cette campagne de dénigrement du régime Ali Soilihi est d’autant plus regrettable, qu’il était possible, objectivement, et de façon constructive, sans porter atteinte à la mémoire des Comores, sans falsifier l’histoire récente des Comores, sans avoir à recourir à la désinformation, et en faisant une recoupe d’informations puisées à toutes les sources disponibles, de faire une étude critique, sérieuse et surtout crédible, sur certains aspects (le déficit de démocratie, les violations des droits de l’Homme et des libertés, l’application de la peine de mort, les tortures pratiquées par le tristement célèbre « Commando Mwasi », les abus perpétrés par les Comités, etc.) de la politique prônée par Ali Soilihi. Il y a loin de la coupe aux lèvres ! Puisque l’auteur prétend écrire « la première page d’un long bilan qu’il nous faut faire absolument aux Comores », il serait pour le moins intéressant de savoir, si, par exemple, dans le cadre des investigations entreprises pour la confection de cet ouvrage, qui se veut être un document historique, l’auteur a pris la peine, avant de s’en prendre à un certain inspecteur Ahamada, si détestable soit-il (et néanmoins toujours en vie et accessible) dans « l’affaire Dodo Tsungu Mme Fatima Abdou » [page 64] de recueillir sa version, et quel en était le traitement. Pour tout solde de tout compte, on a droit à une histoire abracadabrante qui finit par des prétendus violents sauts d’humeur du « Mongolien ». Tant de mauvaise foi, de diatribes, de calomnies et de tissus de mensonges, instruits délibérément à charge, sans aucune preuves, à part celles, sujette à caution, susceptibles de nourrir cette récurrente campagne de haine et de désinformation, m’ont fait lâcher prise à mi-lecture, à la 66èmepage. Et ce, d’autant plus, que le reste de l’ouvrage, lu en diagonale, était du même tonneau, sinon pire !
Quoi qu’il en soit, courez et procurez-vous le Ali Soilihi ou l’indépendance dans la citerne d’Elaniou, et lisez-le comme une bonne fiction, pour passer le temps, mais en aucun cas pour apprendre quoi que ce soit qui tienne la route sur la période Ali Soilih. Quant au débat sur cette période, il est ouvert depuis belle lurette, et la première page du bilan du régime, a déjà été écrite de façon objective, à partir de sources, on ne peut plus fiable, nourrie de travaux de recherches, d’investigations et d’enquêtes par, entre autres, Youssouf Saïd Soilih et El Mamoun Mohamed Nassur dans Ali Soilihi, l’élan brisé ?(L’Harmattan), Hervé Chanoux et Ali Haribou dans Les Comores(Collection Que sais-je/ PUF), Pierre Vérin dans Les Comores(Karthala), Ahmed Wadaane Mahamoud dans Autopsie des Comores. Coups d’Etat, mercenaires, assassinats(Cercles Repaires), Michel Lafon dans Paroles et discours d’Ali Soilih, président des Comores, 1975-1978(Institut des Langues et Civilisations Orientales).
Cette liste est loin d’être exhaustive…
Et pour terminer, une citation d’Elaniou : « Personne ne peut calculer, ni prévoir les effets d’un mot nocif entendu et accepté par une oreille innocente. Comment savoir combien d’oreilles le recevront, soit directement, soit en héritage, combien de générations il va ravager, à combien de malentendus et de quiproquos il va mener ? Et surtout quels mensonges, il véhicule pour endormir et tromper ? Beaucoup écrivent pour l’autre camp, et c’est pour cela qu’il est souhaitable que nous mettions nous-mêmes la main à la pâte ». [Page 21] Ali Soilihi ou l’indépendance dans la citerneaux éditions « KomEdit ».
Saïd Hassane Jaffar, journaliste (Radio Comores, AFP, RFI), août 2003.