Ali Soilihi un président venu trop tôt

Comment le « recalé » du lycée Galiéni est devenu le chef suprême d’un pouvoir dont l’œuvre reste encore aujourd’hui inégalée. Un article de Kamal’Eddine Saindou, paru dans le numéro 1 du journal Kashkazi, le 4 avril 2005. A l’occasion de la commémoration des 40 ans de sa mort, le site Muzdalifa House trouve essentiel de rassembler quelques-unes des contributions consacrées à cette période oubliée de l’histoire comorienne en ligne. Au nom de la mémoire en partage.

Ali Soilihi a t-il défriché lui-même le chemin qui l’a conduit au pouvoir ou a-t-il seulement su, mieux que tous les autres, saisir les opportunités qui se présentaient ? 28 ans après la disparition du “Mongozi” (le chef), ses fidèles les plus proches n’ont pas encore résolu cette énigme. Ce qui maintient le mythe. Seule certitude partagée aujourd’hui par la génération qui l’a côtoyé, “Ali Soilihi n’a jamais rien fait au hasard. Il avait toujours une idée derrière la tête » admet Saïd Islam, le gouverneur de la Révolution soilihiste à Ngazidja. Plus qu’une idée, c’est un plan dont il a emporté avec lui le secret. N’avait-il d’ailleurs pas annoncé dans un de ses discours que rien ne sert de combattre lorsque le chef est pris ? Une manière de dire peut-être que son œuvre se terminerait avec lui, le seul à l’avoir planifié et donc à pouvoir l’exécuter. N’en déplaise à ceux qui prétendent être ses héritiers. De là à croire au destin tout tracé de « l’enfant prodige » comme l’a soutenu sa mère en apprenant l’assassinat de son fils, il n’y a qu’un pas que beaucoup se sont résignés à franchir, faute de pouvoir fournir d’autres explications.

Pour Abdérémane Sidi, le directeur de cabinet d’Ali Soilihi durant les trois années du régime, le « Mongozi » était incontestablement en « avance sur son temps ».Il avait une culture qui forçait l’estime de sa génération. Une connaissance générale, doublée d’une culture politique au-dessus du commun. Dans le contexte colonial des années 50, où le savoir était un privilège, l’entrée d’Ali Soilihi au lycée Galiéni, parmi les fils de l’aristocratie locale et des parvenus de l’administration, était une anomalie que seules ses qualités intellectuelles exceptionnelles pouvaient justifier. Ali Soilihi ne pouvait donc être qu’un génie, un surdoué doté par dessus tout d’un talent d’agitateur confirmé.

Ses classes à Galiéni ne suffisent pas à gommer l’handicap de ne pas faire partie de la bonne extraction sociale. Sa réussite sociale et son ouverture d’esprit non plus. Pourtant Ali Soilihi forçait l’admiration de sa génération. « Il était le seul à fréquenter sans complexes les wazungu. »Son mariage avec la fille d’un grand notable sans le consentement des parents de celle-ci défraya la chronique, se rappelle un proche. Le profil parfait pour intriguer le pouvoir en place. « Il faut faire attention à ce garçon » aurait confié Saïd Mohamed Cheikh, le président du Conseil du gouvernement de l’époque. Faut-il voir dans cette mise en garde un quelconque lien avec cette sombre histoire du télégramme anonyme annonçant au jeune lycéen de 4ème le décès de sa mère en plein milieu d’année scolaire ? N’empêche que l’auteur de ce canular de mauvais goût a réussi à pousser Ali Soilihi à interrompre ses études au lycée Galiéni. Il n’en sortira pas affaibli. Bien au contraire, il réalise son rêve de se convertir dans l’agriculture, la voie royale pour pénétrer les masses populaires.

A 18 ans, le « recalé » du lycée intègre la vie professionnelle et se passionne pour l’agriculture aux Comores, avec un intérêt particulier pour la vocation des sols. Il n’a aucun mal à trouver sa place au sein de l’administration et devient le premier cadre « indigène » dans ce secteur. Ali Soilihi creuse progressivement le sillon qui le rapproche du monde paysan, qu’il réussit à organiser en coopératives agricoles. Après une première mutuelle de producteurs de coprah, puis une deuxième dans la vanille, le jeune technicien agricole parfait sa connaissance du pays et expérimente des nouvelles cultures qui assoient sa popularité dans les campagnes.

De ce contact avec le terrain et le peuple, Ali Soilihi construit sans doute sa trajectoire vers le pouvoir. Une économie fondée sur l’autosuffisance alimentaire, une organisation politique puisant sa force dans les masses populaires contre les forces rétrogrades qui sont, à ses yeux, la bourgeoisie et l’aristocratie.

Mais si Ali Soilihi ne cachait pas son aversion pour les « waka pvema »(la bourgeoisie), il n’hésita pas pour autant à se mettre à leur service. Député à l’Assemblée territoriale, il accède au poste de ministre de l’Agriculture dans le gouvernement du président Saïd Mohamed Cheikh, son principal adversaire. En 1972, il est à la tête du ministère de l’Equipement sous Saïd Ibrahim. Cette décision prise contre vents et marées, provoqua la colère des deux principaux partis siégeant à la Chambre des députés qui s’unissent sous la bannière de « Udzima »pour renverser le président Saïd Ibrahim.

Si le Prince a perdu le trône, le ministre à l’origine de la fronde parvint à ses fins : contraindre les « partis de la bourgeoisie à s’unir pour permettre la formation à l’opposé d’un parti tourné vers le peuple ». Rien n’est le fruit du hasard. Face à l’Udzima organisé autour du président Ahmed Abdallah, Ali Soilihi anime le Front National Uni (FNU) regroupant tous les partis « progressistes » favorables à l’indépendance contre les partis « de la bourgeoisie « . Une configuration bipolaire qui a servi de tremplin à Ali Soilihi dans sa marche vers la Révolution.

Kamal’Eddine Saindou