Tous les récits connaissent un jour leur pour et leur contre. Celui, érigé sur le mongozi Ali Soilihi, a eu ses « pro » et ses « anti » depuis 1978. Cette réflexion, parue le 5 août 2005 dans Al-Watwan et signée Ismael Ibouroi, fait partie des nombreuses tentatives de relecture de l’expérience révolutionnaire menée par le fils Mtsashiwa. Le site du Muzdalifa House trouve essentiel de rassembler quelques-unes des contributions consacrées à cette période oubliée de l’histoire comorienne en ligne. Au nom de la mémoire en partage.
Le coup d’Etat du 3 août 1975 est resté, trente ans après, une énigme, un point aveugle pour les citoyens comoriens et pour les historiens à venir. Une tâche intellectuelle qu’il est de leur devoir d’assumer, s’ils veulent donner à leur peuple les moyens politiques d’agir et de maîtriser les événements. Ce travail d’élucidation de la conjoncture conflictuelle, confuse qui va de 1972 à 1975, n’ayant pas été opéré, le passage éclair, dramatique, d’Ali Soilihi au pouvoir est devenu seulement un mythe qui hante les esprits. Une vedette politique que le petit peuple écoute à longueur de journée, dans l’attente d’un messie qui ne sera jamais au rendez-vous de leurs espoirs.
Il nous faut donc tenter d’éclairer pour nous ici et maintenant le télescopage incroyable de trois événements majeurs en ces mois de juin – juillet 1975 : une déclaration unilatérale d’indépendance, un coup d’Etat, la sécession de l’île de Mayotte… et dix ans de domination mercenaire, sans partage. C’est beaucoup, c’est même trop, pour un petit peuple coincé dans un petit archipel, loin de tout. Cela explique peut être l’atonie politique de ces trente dernières années. Les comoriens sont devenus, au bout du compte, un peuple sonné, hagard, dépossédé, incapable d’arrêter par lui-même sa descente aux enfers. Il faudrait prendre chacun de ces événements et l’expliquer en lui-même, mais les dimensions de cet article ne le permettent pas. 1972-1975 constitue un nœud, un point d’articulation majeur. Toute l’évolution ultérieure des Comores, avec sa violence, ses soubresauts, ses espoirs déçus et ses graves injustices, trouve ici son terreau, qu’il faut creuser, si l’on veut comprendre ces trente ans d’histoire carnavalesque.
Nous avons pris nonobstant la décision théorique et politique de focaliser l’attention sur le coup d’Etat du 3 août et surtout et avant tout de rompre avec l’apologie commémorative du grand révolutionnaire ou l’anathème qui l’excommunie en le vouant aux gémonies. Nous choisissons, pour notre part, en toute modestie, une approche analytique et critique, qui préserve à la fois l’honnêteté et la vérité. Les origines de grande famille féodale, la formation intellectuelle, ainsi que l’activité politique et militante d’Ali Soilihi sont des faits très connus dans le pays. Mais quelles sont les raisons qui ont poussé des gens aussi intelligents et patriotes à faire le coup du 3 août ? Etaient-ils conscients qu’en agissant ainsi, ils compromettaient l’audace de l’indépendance et allaient engager les Comores dans une spirale sans fin ? Il est étonnant qu’un homme aussi intelligent et honnête qu’Ali Soilihi n’ait pas voulu s’expliquer sur les mobiles profonds de son acte. Trois hypothèses peuvent toutefois être retenues :
1- La conviction des leaders groupés au sein du FNU, exprimée dans un texte rendu public, que les accords de Juin 1973 remettaient le pays aux mains de la féodalité terrienne et commerçante et précipitaient le retrait de Mayotte[1].
2- La conviction qu’à la mort de Cheikh, c’est le prince Said Ibrahim qui devenait son successeur naturel et légitime. La dette du révolutionnaire vis à vis du Prince, son parrain en politique, aura une influence considérable.
3- Un contexte géopolitique marqué par la guerre froide et les divisons Est-Ouest, qui pèsera lourdement sur les choix des dirigeants du tiers-monde. C’est ainsi que dans la région, la Tanzanie, le Mozambique, Madagascar et les Seychelles basculeront dans des régimes étrangement socialistes, avec d’incroyables variations, et en tout cas rangés dans un camp contre l’autre et totalement orientés dans ce que François Furet appelle l’illusion communiste.
Lorsqu’en 1975, les députés de l’assemblée nationale ont pris la décision historique inédite de rompre avec la colonisation par une déclaration unilatérale d’indépendance, Ali Soilihi alors député, ainsi que les princes Said Ibrahim et Jaffar, se trouvaient absents des Comores. Personne ne saura la nature des discussions qu’ils ont eues, les personnalités rencontrées et leur influence. On peut imaginer la colère, la frustration, sinon la déception, ressenties que des acteurs politiques aussi importants aient été en quelque sorte mystifiés, doublés et qu’ils soient mis à l’écart du plus grand rendez vous de l’histoire des Comores. Mon idée est donc que le coup d’Etat du 3 août 1975 est une revanche d’Ali Soilihi pour écarter Abdallah et mettre en selle son parrain, le charismatique Prince, et sous son parapluie attendre son heure. Pur calcul tactique et machiavélique. La question du choix du régime et singulièrement de l’option révolutionnaire n’était pas le projet politique explicite du 3 août. La révolution sera un choix après coup. Les grands discours qui enflammeront les foules commenceront après 1975. La question de la révolution, son contenu théorique, ses conditions de réalisation, son personnel seront explicités au fur et à mesure, au coup par coup et au gré des circonstances.
C’est pourquoi je ne crois pas qu’Ali Soilihi avait un véritable projet politique, une réflexion théorique élaborée sur la nature du socialisme, ses conditions de réalisation, et de manière spécifique son introduction par le haut, dans un petit pays agraire, sans aucune industrialisation, et cela en 1975, après les ravages qui étaient déjà largement connus en Afrique. On est d’ailleurs étonné de cette bévue, de l’absence de lucidité critique, de distance théorique sur la voie suivie, le silence sur ses méfaits, ses injustices, la privation des libertés publiques, en somme la transformation de ces socialismes tropicalisés en dictature politique. La mort inattendue du Prince Said Ibrahim, fin 1975, sonnera comme un coup de tonnerre. Cette mort va bouleverser l’organigramme d’Ali Soilihi, son agenda, le rythme de mise en œuvre de ses projets. Elle l’aura privé d’un appui capital, dont il aurait, pendant un certain temps, besoin pour faire face aux résistances des Comoriens et particulièrement les féodalités coutumières, politico-religieuses, installées à la Grande Comore.
Début Janvier 1976, Ali est totalement seul. Pris de cours, il doit remanier son projet dans le sens de la radicalisation, seule alternative, pour que les événements n’aient pas raison sur lui. C’est ainsi qu’il devient chef de l’Etat en ce mois de Janvier 1976 et commence immédiatement à dérouler son plan. La mort du Prince, le socialisme dans un pays agraire, sans industrie et attardé, le caractère minoritaire de son régime : ces trois contradictions vont marquer profondément cette courte et tragique présidence. Elles expliquent sans doute l’intelligence aigüe des circonstances, la paranoïa croissante, la délation généralisée, et surtout elles caractérisent le style volontariste, effréné de l’homme et l’accélération des mesures qu’il prenait.
Comme tous les régimes qui portent les germes du totalitarisme, la volonté de faire table rase, d’un retour à l’an zéro, en créant partout l’amnésie collective : « Citoyens, nous étions fixé sur une période transitoire de cinq semaines, c’est-à-dire de trente cinq jours depuis l’abolition de la fonction publique, ce grand legs du colonialisme français, handicap important dans la vie des travailleurs comoriens »[2]. Suivra un acte symbolique de grande portée culturelle, c’est l’incendie des archives nationales et d’autres moins glorieux, les arrestations massives et arbitraires pour des coups d’Etats, qui, au fil du temps, seront pour la plupart imaginaires. Nous ne passerons pas sous silence les réformes économiques, l’accès du plus grand nombre à l’enseignement de base et notamment les femmes massivement alphabétisées et qui accèdent à des responsabilités, mais ces acquis seront vite occultés, parce que ce socialisme-là, manquant singulièrement de cadres, va se rabattre sur un personnel de plus en plus jeune, non averti.
Le projet socialiste, porté par un groupuscule minoritaire, le parti mranda, version gauchiste de l’umma, n’ayant aucune base populaire, mais obligé de chercher des alliés de fortune, ce projet était condamné à l’échec. La fuite en avant théorique et pratique était donc fixé à l’avance : -volonté d’éduquer, d’éradiquer jusque dans les détails les préjugés, les atavismes ancrés dans la mémoire collective, que les sorciers et les marabouts exploitent souvent. Le politique, le Mongozi, maître des foules, était toujours convaincu que ce sont les autres qui ne comprennent pas, sans jamais se remettre en cause lui-même, se demander s’il n’était pas en train de se fourvoyer lui-même sur toute la ligne, avec de vieilles recettes théoriques. Dans le même temps, les écoles étaient fermées, afin de faire de la société à la fois une école sans murs et des prisons chargées de prisonniers bien gardés par les commandos.
Conviction d’un marxisme européocentriste que la culture comorienne est dans son fondement incompatible avec le progrès par la révolution et qu’il fallait à tout prix la réformer de manière radicale. La volonté de faire table rase était intimement liée à la nature irréversible du projet révolutionnaire. Ali Soilihi parlait de « point de non retour », de pays mûr pour la révolution, qui a les moyens de concrétiser les quatre révolutions, de nation démocratique… Mensonge, délire verbal ou démagogie ? Et si c’était seulement le romantisme révolutionnaire que sécrétait la guerre froide ?
Et surtout sa vision politique relevait d’une lecture binaire, réductrice et manichéiste de la dialectique marxiste, dont les effets politiques vont être catastrophiques. Nous voulons pour preuve citer la fameuse phrase, qui résume l’essentiel de la »philosophie politique » d’Ali Soilihi : « Le responsable qui a la conviction sans faille que son seul juge, c’est l’Histoire, et qui sait aussi que deux leaders qui ne s’accordent pas sur la voie de la révolution ne peuvent avoir raison tous les deux à la fois, il y en a un qui peut avoir raison, l’autre doit s’écarter. Deux hommes ne peuvent avoir raison en même temps… La politique révolutionnaire ne fonctionne pas comme ça. Celui qui a raison a raison sur toute la ligne, celui qui a tort a tort de bout en bout, il doit s’écarter ».
Ce texte qu’il faudrait expliquer dans les détails à cause de sa densité révèle des aspects importants de la pensée politique d’Ali Soilihi, la croyance que l’histoire dans son processus immanent garde un sens qui se révèlera un jour aux hommes, afin de séparer le vrai du faux, ce qui met en arrière-plan la volonté des hommes, la part contingente et imprévisible de la liberté des citoyens. Et surtout l’idée qu’il n’y a qu’une seule vérité, qu’un seul individu peut détenir en un moment donné, ce qui conduit l’autre à se soumettre ou à être écarté. Cette conception est le propre de la pensée unique, d’une pensée de l’exclusion. Or, toute la réflexion sur le fonctionnement des sociétés humaines montre que ce n’est pas le monisme d’un seul point de vue, mais le pluralisme des opinions, qui fait la valeur des communautés humaines et permet leur progrès. Seul ce pluralisme politique fonde la dignité des citoyens et le respect des droits de l’autre homme. C’est très étonnant de la part d’un marxiste de ne pas reconnaître dans le processus dialectique l’élaboration collective de la vérité. Un grand homme politique disait un jour que sur dix erreurs en politique, il y en a neuf qui consistent à croire encore vrai ce qui a cessé de l’être.
Donc, l’analyse critique du régime qui est sorti du coup d’Etat du coup du 3 août doit, selon nous, au-delà de l’estime ou du rejet de la personne, reposer sur deux éléments centraux dans la pensée d’Ali Soilihi. C’est d’abord un ensemble d’erreurs d’appréciation théorique sur les contraintes objectives et les conditions de possibilité d’introduction du socialisme dans un pays insulaire, agraire et musulman. Et ensuite, la conviction politique qu’une minorité très déterminée peut changer radicalement les fondements économiques et culturels d’une société. Mais cela a été l’air du temps. Même un mouvement aussi important que celui des étudiants comoriens en France, braqué sur la division en 3 mondes, version chinoise de la guerre froide, continuait, malgré les démentis de l’expérience, à vénérer les vieux totems maléfiques de la révolution prolétarienne, les Polpot et les Enver Hoxha, écoutait Radio Tirana et lisait Pékin Information…
Les qualités d’homme du Mongozi ne sont pas en cause ici. Elles sont indéniables. Il suffit de se rappeler comment il a su gérer deux des dossiers très difficiles de son régime : le départ de l’assistance française et l’évacuation de 17.000 comoriens après les assassinats de Majunga. Nous retiendrons aussi comme des acquis définitifs solides la vertu de l’homme qui repose sur la rénovation de la langue et du discours politique, et bien sûr une éthique rigoureuse face au bien public, qui s’interdit tout enrichissement personnel, bannissant loin de sa personne toute forme de corruption. De Gaulle disait que le chef est toujours seul en face du mauvais destin. En 1975, l’idée de révolution était loin d’être mûre pour le Mongozi. Elle s’est imposée comme nécessité politique sous la pression des circonstances difficiles qu’il devait affronter ou disparaître. La guerre froide et les révolutions déclarées partout comme la seule voie du tiers-monde pour rattraper son immense retard ont rendu le discours révolutionnaire acceptable et la violation des droits de l’homme tolérables, trouvant des émules partout. Dans ce contexte global de déni démocratique, Ali Soilihi allait expérimenter à son tour sa petite théorie du socialisme tropicalisé, transformant les Comores en laboratoire idéologique et son peuple en instrument au service d’un idéal très lointain qu’il ne comprenait pas.
Finalement, ce n’est pas seulement l’élan d’Ali Soilihi qui a été brisé par un assassinat lâche et inexcusable, mais aussi et surtout l’élan des Comores démocratiques et rassemblés autour de l’indépendance, et qui, conservé, aurait permis d’éviter la descente aux enfers et sans doute de régler de nombreux problèmes, y compris celui de Mayotte. Trente ans après, les Comores se trouvent à la croisée des chemins, face à une équation historique unique et redoutable, qui se résume ainsi. Il s’agit de mettre fin simultanément au démantèlement programmé de l’Etat unitaire et des partis politiques, qui laissent le peuple comorien dans un état de déshérence absolue. Refonder l’Etat républicain et susciter l’émergence de nouveaux interlocuteurs politiques nationaux non communautaristes. Telle est la vraie question, celle du renouveau républicain et démocratique, loin des tables rase totalitaires des socialismes liberticides.
Ismael Ibouroi I Professeur de philosophie.
[2]Ali Solihi : « Paroles et Discours », édition Inalco, P. 56.