Absoir le mbandzi mwendedji

Une des révélations du Muzdalifa House en 2010 a été sans nul doute ce petit bonhomme au slam cinglant, qui confond le français à la langue de ses aïeux, le shikomori. Difficile de parler des temps nouveaux de la musique comorienne, sans tenir du chemin parcouru par ce poète du départ. Le premier, en dehors de la scène hip hop comorienne de France, a dégainer ses textes de slam en solo, sur la place de Moroni.

La grande fratrie washko du hip hop finit, dit-on, de dresser sa table d’excellence depuis bien longtemps dans le monde du show et du biz. Misant son existence entre deux rives, la comorienne et la française, elle s’est lentement, mais sûrement, imposé dans le patrimoine vivant des musiques actuelles et urbaines. De Cheikh Mc à Roff, de Soprano à Bo Houss, en passant par les fulgurances faussement lointaines d’une Imani ou d’un Dadipos., il n’est plus besoin de prouver à qui que ce soit que les enfants de lune ont de quoi ébranler le répertoire des musiques de ce monde. Restait à lever une énigme. Celle de ce slam ravageur, qui délie les langues un peu trop fragiles, dans les cours d’école, à Moroni, à Mutsa ou Mamudzu. Non pas que ce soit réellement nouveau ou dérangeant, mais plutôt parce que le slam a rouvert les vannes du verbe-qui-roule à nombre de jeunes s’interrogeant sur leur capacité à prendre d’assaut la scène, histoire d’éprouver leurs trois petites de gloire promises par Warhol.

Pour les besoins de l’histoire, nous ferons court. Le public-pays connaissait déjà Ahmada Smis et Soly M. de B-Vices à Marseille, deux surdoués comoriens, issus d’une tout autre planète, située en dehors des frontières archipéliques. Mais ce que n’imaginait pas ce public, c’est la capacité des Slameurs de la lune, premier collectif du genre à s’affirmer sur la terre séculaire des aïeux, à se prendre au sérieux, au point de croire en sa bonne étoile sur une scène. Fondé en 19…, Les Slameurs de la lune se déployaient dans l’espace insulaire des Comores au rythme d’une métaphore filée de maki savant. Fans de télé et de pop sirupeuse, nourris aux biberons d’Abdal Malik et de Grand Corps Malade, ils étaient peu embarrassés par l’histoire américaine de cette musique et se contentaient de fomenter de bons textes dans un coin, avec la volonté manifeste de singer le meilleur du slam  rayonnant sur les scènes d’Europe. Cela, jusqu’au jour où l’un des leurs, Absoir, voulut tenter une espèce de grand saut vers l’inconnu. Il voulut tenter une expérience en solo, loin de la meute urbaine des fêtes à textos sentimentaux, avec une pointe de nihilisme abusive dans la manière de porter la casquette et le jean slim.

Absoir frappa à la porte du Muzdalifa House, où il fut accueilli à bras ouverts, en résidence express, pour ce projet solo au caractère singulier. Personne n’y avait songé avant lui, dans tout l’archipel. Jusque-là, le slam était le lieu d’une compétition de jeunes énamourés, ne pouvant évoluer qu’en groupe de consommateurs identifiés pour un monde de gentils consommateurs, où Facebook prolonge les murmures de l’Ipod, sans le moindre regard critique sur la société environnante. L’audace du pionnier, toujours, déroute en ces cas-là, surtout lorsqu’il doit s’inventer une vie en terrain hostile. Car longtemps nous fûmes nombreux, aux Comores, à penser que le slam n’est que luxe d’enfance petite-bourgeoise en milieu aisé. Absoir se mit, trois mois durant, en quête d’une légitimité inespérée, auprès des siens. Exercice obligeant ce petit bonhomme à la voix en apparence bougonne à tordre l’horizon brouillé du petit slameur en devenir pour satisfaire aux rêves du mbandzi mwendedji, ce poète errant issu des tréfonds de l’imaginaire des Comoriens. Un travail qui aura nécessité trois bons mois de recherches en apnée dans le quotidien surchargé d’une jeune sans repères.

Trois mois d’écriture pour signer son premier show live, dédié aux obsédés du départ. A ceux qui veulent tourner le dos aux fantômes de leur  pays. Trois mois mis à profit pour se forger une langue d’auteur, confondant le français au contact de la langue shikomori, au point de surprendre le doyen des poètes comoriens de langue châtiée, Aboubacar Said Salim. Une aventure conclue par dix titres cinglants, accompagnés à la guitare ou au ndzendze par Fouad Mwepvambi Tadjiri, Ikram ou Mwigni Mmadi. Dix petits récits d’oiseau tourneboulé aux frontières. Histoires de voyageurs en souffrance, revendant leurs âmes pour un visa, mentant aux proches pour mieux se noyer dans la froidure d’une ville étrangère, s’accrochant au vent pour ne pas sombrer dans le kwasa, en oubliant que le bonheur n’est jamais là où on le pense. Dans un des titres, sans doute le moins périlleux de tous, il est dit : “woy woy woy woy faut que jm’evade que je m’envole que j’aille loin sans que je me perde.” Car, s’empresse-t-il d’ajouter aussitôt,“Qomori ngami nawe rohoni ngodjo waliya heni mahala ba we ndo mwezi”. Tout un programme…

Ainsi est né la geste d’Absoir, le mbandzi mwendedji des temps nouveaux. Avec un premier spectacle d’une authenticité rare, commis au Muzdalifa House, avec la bénédiction des gardiens du lieu. Un spectacle tenant compte des pratiques comoriennes, en matière de diffusion culturelle,  et de la nécessité pour un artiste de concevoir une musique conversant avec son peuple, avant le grand saut vers le monde alentour. C’était en 2010. Absoir, depuis, a conquis le cœur des plus jeunes, des plus vieux, sur une partie importante de l’archipel, en initiant dans chaque cité traversée un club de slam, puisant à la source d’un patrimoine bigarré, se refusant aux singeries d’un soir de télé. Des clubs de slameurs, débordant les cours d’école, s’imaginant, et pourquoi pas, des parcours singuliers sur les scènes émergentes des musiques actuelles en terre indianoceane. Partout, où Absoir est passé, son nom est cité, en référence, avec ses moments de doutes, ses déceptions d’un jour. Le charisme naissant, la droiture d’une conviction, l’honnêteté de sa foi en l’homme, son semblable. Absoir a grandi, comme qui dirait, petitement, sans avoir à forcer le tympan d’autrui. Nadi nadi upuwa bwe disaient les Anciens, si joliment. Un beau jour, l’oiseau dut partir, à son tour, ailleurs, à la Réunion, où il sévit à nouveau, à grands pas d’enfant de lune, sur les scènes du verbe.

Soeuf Elbadawi