Requiem pour un massacre

Dans son édition du mois de mai, le Nouvel Afrique Asie Magazine a consacré deux pleines pages à l’auteur et artiste Soeuf Elbadawi, à l’occasion de la parution de son dernier livre, Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents, aux éditions Vents d’Ailleurs en mars dernier, et de la reprise du spectacle éponyme au Tarmac à Paris, du 25 au 29 juin 2013. L’article est signé Luigi Elongui.

Le dix-huit janvier 1995, les autorités de Paris établissent le visa obligatoire pour les ressortissants de l’Ensemble des Comores qui veulent se rendre dans l’île sœur de Mayotte, annexée par la France lors de la proclamation de l’Indépendance de l’archipel en 1975. Le « mur Balladur » -du nom du premier ministre français de l’époque- est érigé et le carnage annoncé va avoir lieu, occulté par un silence noir de complicités et de soumissions. On compte aujourd’hui quinze mille morts dans les bras de mer séparant Anjouan de Mayotte où, à bord de fragiles embarcations nommées kwasa, ils échouent par centaines dans les flots océaniens, coupables du crime de migration en leur propre terre.

« Immense cortège de fantômes sous l’eau… », « cadavres sans sépultures », ils ont été sacrifiés sur l’autel d’une loi promulguée à des milliers de kilomètres de distance, « bordel orchestré de haute main, mouroir fabriqué par des chiens de race défendant les sordides intérêts de la lointaine république de Paris ». Mais, « Peut-on être étranger ou clandestin sur la terre de ses aïeux ? ». Et, peut-on accepter que les victimes de l’Impensable – un acte administratif posé pour produire un tel désastre sous-marin – puissent disparaître aussi de la mémoire, tuées une deuxième fois par l’indifférence et la couardise, de surcroît privées du droit ultime de sépulture que l’on doit à tout être humain ?

Ancien journaliste, essayiste, metteur en scène et comédien, musicologue et surtout résistant culturel dans son pays de lune (1) et dans un continent en butte aux prédations impériales et aux nouvelles guerres d’agression, Soeuf Elbadawi répond trois fois non à ce questionnement lancinant. De son nouvel opus, Un dhikri pour nos morts / La rage entre les dents (2),  rédigé en forme poétique en un français intercalé systématiquement par des expressions en shikomori (3), il tire une mise en scène et un spectacle aux allures incantatoires.

Un album, paru en même temps, est intitulé « Comores : chants de lune et d’espérance » (4). Il témoigne d’une volonté farouche de réinscrire le meilleur du patrimoine musical insulaire dans le socle d’un présent broyé par les incertitudes, laminé par les défections.  A sa dernière plage, le « Blues of Moroni » annonce, dans la ferveur mélodique, la fin de la passivité des insulaires face au Maître des Possédants, le prédateur arrivé au 19ème siècle (5).  Au milieu, les airs mélancoliques de Waudzu évoquent l’histoire d’une colonisation ininterrompue et les déboires d’un peuple en proie à la division et décimé par un visa. L’imaginaire de l’auteur est hanté par « ces restes d’hommes qui, par milliers, se noient sous le lagon au crépuscule d’un matin sans brumes ».

L’esprit obsédé par « L’esprit obsédé par « les corps dépareillés et sans visages enlisés sous l’eau, ces âmes qui flottent au large tels des restes de lune dans un cauchemar diurne », Soeuf Ebadawi lève sa mélopée de mgodro (6) sur le rivage assombri du Monde des Taiseux, ses compatriotes atteints « par les remords de l’inaction », et dresse une réquisitoire implacable contre la « puissance dévastatrice » du pays les plus agressif de la planète.  Un double défi pour briser la chaîne qui joint la main de l’oppresseur à la complicité de l’opprimé. « Nous ne pouvons tous être les enfants de la défection, du renoncement ou de la reddition », affirme l’artiste alors qu’il emprunte la parole visionnaire d’Ibuka, le premier fou de Moroni (7), pour tracer « une ligne d’espoir aux pieds du monstre, car la lente agonie des vaincus n’empêche pas un miracle d’Outre-Monde ». A l’épilogue de l’oeuvre, une mélodie de délivrance donne le signal de la révolte et la fin du pacte d’allégeance : Ces morts dont personne ne veut tenir le livre des comptes n’iront pas seuls au dernier Jour des Justes.

Luigi Elongui

Notes (1)  En arabe, « Djazaïr ul Qamar », d’où vient le nom  Comores, veut dire les Îles de la Lune (2) Le dhikri est une cérémonie soufi d’apaisement des défunts. L’ouvrage est publié par les éditions Vents d’ailleurs, 72 pages, 9 euros (3) Langue nationale dans les quatre îles : Ngazidja, Mwali, Ndzuani et Maore (4) Paru chez Buda Musique, distribué par Universal. Il vient de recevoir le prix de l’Académie Charles Cros pour les musiques du monde,  catégorie « mémoire vivante » (5) C’est en 1841 que la France prend possession de l’archipel situé dans l’Océan Indien, au nord du Canal du Mozambique (6) Musique de danse au rythme ternaire partagée entre les Comores et Madagascar (7) Capitale des Comores.

Le spectacle Un dhikri pour nos morts est joué au théâtre Le Tarmac (159 Av Gambetta, Paris 20ème) du 25 au 29 juin 2013.