Parution de Malmémoires du poète Saindoune Ben Ali aux éditions Komedit. Après les Testaments de transhumance chez le même éditeur et les Feuilles de feux de brousse chez Bilk & Soul, l’enfant terrible des lettres comoriennes signe là son troisième opus. Un texte sur lequel il revient sur ses obsessions de toujours : « Le nom propre d’un espace habitable comme les moments indécis suspendus d’une langue ». Préface et détour(s) autour d’une mémoire défaite.
Edouard Glissant l’affirme : « le lieu » reste cet incontournable dont se repaissent les poètes. Saindoune Ben Ali ne l’ignore pas, son alter ego sur papier, Burungu Houmadi Bongo1, non plus. A eux deux, ils représentent, aujourd’hui, le visage décati d’un archipel déconfit, au premier matin de sa transhumance annoncée. Personne ne choisissant sa famille, écrivain soit-il, l’exercice permanent du poète voulant habiter un pays, lui trouver un langage qui sied, devient une sorte de sacerdoce pour ce duo des jours mauvais. « Nous continuons notre livre muet pour un peu d’espace de vie » est-il annoncé dans Testaments de transhumance2. Faut-il en déduire une poésie du droit à l’existence ?
La littérature a pris cette habitude malencontreuse de porter nos fragilités au grand jour. Mais le va-et-vient entre le texte et la vie est source d’une telle intimité entre le poète et son paysage défait que l’on finit par se soumettre aux évidences. Il se raconte en son monde, sans concessions aucunes. Il est vrai que l’inconscient collectif imprègne chacune de ses paroles, en profondeur. Mais s’est-on vraiment demandé si le poème n’était pas en train de courber le réel, au point de lui donner cette soudaineté dans le figé de la désespérance revendue au kilo ? « La poésie peut se plier/ pour désapprendre/ et non pas se rompre ». Elle en sort toujours victorieuse, poursuivant « quelque part la même fierté/ d’une conquête qui ne corrompt/ que nos rasses se glissant/ en notre humanité pour un sang… »
L’auteur en lecture au Muzdalifa House
L’écrit témoigne du désastre, à mots ramassés, pliés, pesés. Saindoune Ben Ali le sait, lui, qui fraie avec l’impossibilité d’une existence, celle d’une flopée d’îles en proie à la désertion, faussement accidentelle, de son imaginaire débordé. Se pose alors cette question : écrit-il pour dire ce qui est ou est-il en train de tirer l’existence vers ce qui n’est pas encore, voire de le précéder ? Les poètes ont don de prophétie sur ce qui les hante, au quotidien. Rejeton d’une histoire mise en suspens par les mécanismes de la domination, Saindoune Ben Ali interroge sans cesse cet imaginaire forgé dans la débandade des braves petits soldats des îles encore sous tutelle. Et de vouloir restituer la complexité de ce monde l’amène à rompre avec la geste des rumeurs bien établies. Il en devient presque inconvenant.
Son propos n’en tire que plus de mérite.
Celui qui ne raconte pas son monde, s’en laisse forcément conter, et souvent par le truchement du regard biaisé du conquérant. Saindoune Ben Ali se refuse à l’absence et ne laisse à personne, vainqueur ou non, le soin de parler en son nom. Happé par la névrose de ceux qui naissent en pays de fragilité, il creuse d’un trait de plume « le tombeau où les mots ne veillent que craquelés », tout en sachant que « les mots à recoudre font bataille » et que « gueule contre gueule le compte n’y est jamais ». A le lire, on est vite gagné par ce sentiment d’un vécu insulaire qui singe ses propres écrits. Du paysage et du texte, qui contamine l’autre ? L’énigme restera pleine. Néanmoins, l’on sait que le poète fait corps avec son monde. Pour le meilleur et pour le pire, il s’autorise à incarner le récit mouvementé d’une terre que l’archéologie future des tshapalodrome3 désigne comme tributaire de « tant de vies égarées entre vide et plein ».
Le tombeau où les mots ne veillent que craquelés
L’ivresse ignore le pardon, s’exclame le poète. Il n’a pas tort.
Surtout qu’il parvient à nous donner cette impression à la longue que l’avenir de son territoire d’existence ne tient qu’au travers de ses mots. Etrange sensation que ce moment où l’on se demande s’il est le produit de cette équation d’un « peuple d’épileptiques » noyé en « ses prières » ou si l’équation émane de sa névrose, située, comme celle de ses concitoyens, « entre éternité et poubelle ». Les bons textes ont une vertu imparable dans l’histoire des hommes, ils nous révèlent un contexte. Celui-ci parle d’un pays, les Comores, au destin de lune, sans se livrer au mensonge et au déni, à l’arrogance et au mépris. « Masques fracassés/ le poète ignorant la gratitude/ se promène sous [nos] yeux morts/ pour éveiller [nos] douleurs/ [nos] envies les plus inavouables ».
Avoir mal à sa mémoire en pays déconstruit est le signe d’une écriture « plutôt en quête du temps et du lieu » chez Saindoune Ben Ali. Cheminant par des voix de traverse que personne n’entrevoyait jusque-là parmi les siens, le poète n’oublie pas, au passage, de rappeler l’accord secret, signé entre Diable-blanc et Diable-noir, pour « l’enterrement de ces îles ». C’est alors que le langage devient « rempart ». Pour échapper à l’ombre, se délivrer des labyrinthes et de la géométrie de la félonie, pour enfin construire avec les ruines. Et tant pis pour ceux qui auront à cœur d’expliquer l’inavouable aux pierres de lave silencieuse, sur le tard. « Aledza libwe »4 n’est que jeu d’ironie pour un poète appartenant « aux jours fastes de la mémoire/ périmée sous l’ombre blanche ».
Avec ce texte, Saindoune Ben Ali reste un enfant de lune, plus que jamais.
Soeuf Elbadawi
[1] Portant nom d’esclave.
[2] Éd. Komedit, 2004. Le recueil avait d’abord été publié par les éditions Grand Océan à la Réunion. Il annonçait « feuilles de feux de brousse » paru l’an dernier chez Bilk & Soul. Il s’agirait en fait d’une trilogie s’achevant sur « Malmémoires ».
[3] Lieu d’évasion et d’illumination, hanté par le verbe et l’inconséquence éthylique. On y boit de la sève de coco fermentée et des songes d’enfance mal lunée.
[4] Variante : “Explique au caillou”.
Fidèle à sa politique, le Muzdalifa House soutient la parution des Malmémoires de Saindoune Ben Ali. C’est au Muzdalifa House qu’est né le collectif Djando la Waandzishi dont le poète et critique est l’un des principaux fondateurs, en février 2012.
Pour la légende des palabres sous le manguier, Saindoune Ben Ali a cette particularité d’arpenter les rues pour dispenser son savoir ou sa folie à Mirontsy, sa cité natale. Mais il faut croire qu’il sait aussi se rendre dans des lieux aussi improbable que le Muzdalifa. Pour y rendre compte d’un état du monde.
La première image est de Anssoufouddine Mohamed, les suivantes de Soeuf Elbadawi (Washko Ink. / Muzdalifa House).
Vous pouvez commander le livre, en cliquant ici.