Shivuli sha zitrongo

Tel est le titre du fragment publié  par Anssoufouddine Mohamed, dans le cadre d’un ouvrage collectif, Brisures comoriennes, aux éditions Komedit. Un livre co-signé avec Mao, William Souny et Soeuf Elbadawi. Entretien avec l’auteur, dont l’oeuvre la plus récente, En jouant au concert des apocryphes, est paru aux éditions Coelecanthe en 2012.

Qu’est-ce qui se cache derrière ce titre : Shivuli sha zitrongo ? L’ombre des choses…

Il y a une imbrication entre la signification du titre et le choix de la langue comorienne comme langue d’écriture.

Il s’agissait de trouver à ces fragments un nom qui pût évoquer la nôtre de vie, qui n’a d’existence que dans l’apparence. Plus que de toute autre chose, ce texte participe d’un passage à l’acte, à l’acte bien étrange d’écrire dans ma langue maternelle. Ce n’est pas si loin du vertige psychiatrique. Car entre le confort sublimé d’une langue, le français, l’inestimable matériau littéraire acquis dans cette langue, et l’impérieuse envie de redevenir soi, de partager l’esthétique du langage écrit, avec le voisin, si proche du coin mais éloigné dans le trafic de l’imaginaire, entre ces deux options, se trouvent bien des personnalités dissociées dont il ne subsiste souvent que les apparences. Les ombres.

Ce passage à l’acte, constitue déjà à mon sens une velléité d’affranchissement même si la manifestation des beautés littéraires, on le sait, n’en a que faire du choix des langues. L’usage du français dans notre posture d’ancien colonisé, ne se résume pas en un simple usage d’une langue étrangère. Notre rapport à cette langue est complexe, elle est fantasmé, s’insinue dans notre structuration et fonctionnement mental.

Mao Anssouf 2

Il n’est pas étonnant si aujourd’hui – et c’est là où le titre Shivuli sha zitrongo et le choix de la langue se rejoignent – nous avons du mal à imaginer notre vie collective. Par le mécanisme d’un mimétisme presque atavique, nous avons perdu toute prise sur nos réalités et fondons notre vie sur du fictif. Vivons par procuration.

J’en voudrai pour illustration, cette aberration, le ministère de la santé dont d’ailleurs je relève de par ma profession. Chaque année, dans le classement des ministères en terme de performance, il se trouve que le ministère de la santé est classé souvent premier, or il est de notoriété publique que s’il y a un domaine pour lequel le citoyen se plaint le plus c’est bien celui de la santé. Par cet exemple bien illustratif de notre perte de contact avec la réalité, il y a d’une part le petit peuple livré à lui-même, croupissant sous le poids de la maladie et des chapelets d’ordonnances médicales, et de l’autre , les fameux programmes de santé , prétendument conçus pour le peuple , dictés par la Banque Mondiale, le FMI, l’OMS, le FNUAP, et les différentes coopération, dans une langue inaccessible pour le peuple dont ces programmes sont destinataires. Utilisant leurs propres grilles de cotation, dans un élan de mépris total pour le peuple, les programmes, les bailleurs, le ministère sont applaudis à chaque fin d’années alors que nous continuerons à croiser les mêmes compatriotes en train de faire leur chemin de pénitence. C’est bien une contradiction qui heurte le bon sens, mais les experts, les élites s’en accommodent sans broncher.

Cette perte de perception du réel, nous réduit à des fantômes vidés de toute quintessence. A des apparences nous démenant perpétuellement pour des ombres, l’ombre des choses.

Ya rambuha marongo yasivumbuliha ? Comment traduire ce jeu de langues ?

Cette phrase peut se traduire : les mots reluisent, ils s’ânonnent.Ce premier exercice d’écriture en Comorien tient de la prospection, de la quête d’une voix    sensible, authentique, proche de l’intime. Une introspection qui nous plonge dans les profondeurs incertaines de l’affect, des couleurs incertaines, des images lointaines, des perceptions oubliées.

Cette audace scripturaire a d’abord buté aux mots ténébreux de cet univers matriciel. Est-ce l’effet du premier pas ? Est-ce l’absence d’agilité passe-muraille entre le deux langues ?

Il s’en est pourtant fallu de peu, le temps de se mettre à écrire, et j’ai vu les mots revivre, m’assaillir, pareils à l’âme résurgente des mânes, je les ai vus pleuvoir à verse sur la feuille blanche, la noircir, reluire, m’éblouir. Au lieu du rendez-vous, le partage avec le voisin fut immédiat, sans médiateur, d’étranges sensations de retrouvailles nous traversèrent bien qu’il n’eût que pénible déchiffrement, hésitation, ânonnement à l’évocation de ces mots inattendus dont nous ne fréquentions que très peu les signes graphiques. Tout comme l’appétit qui vient en mangeant, déclamation et scansion vinrent en ânonnant.

1 CouvBrisures

Vous reprenez une figure, mtowa nye, qui, il y a encore peu, symbolisait la dépossession…

L’arracheur de foie, tout de blanc vêtu, signalé dans le bois ou la clairière par saisons de mangues foisonnantes, portant des gants, aiguisant ses couteaux, figure réelle ou fabuleuse dans sa matérialité, elle a en tout cas coexisté avec notre enfance, nous infligeant peur et terreur.

Les légendes ont la particularité de ne pas être gratuites, aujourd’hui avec le recoupement de certains faits objectifs de l’histoire, ce personnage semble correspondre avec le chasseur d’esclaves, qui a bel et bien existé chez nous. L’histoire officielle le reprend à son goût, la mémoire collective l’occulte, le langage courant l’escamote. Le terme mtowa nye à la frontière de la réalité et de la légende, était-ce le transfert d’une figure lourde à porter vers une représentation plus légère, fantastique ?

La mémoire d’archipel s’efface chaque jour un peu plus. Or, vous déployez un imaginaire sans cesse habité par des motifs du passé (ligau la babeni/ shadza hari mtsamboro/ wana nka wa dhahabu) qui ont cessé d’être. Comme pour mieux affronter les tragédies qui se vivent au présent…

La mémoire profonde, celle qui nous entretient de son affect et de ses émotions, est à mon avis constitutive de nos corps, elle resurgit par poussée incoercible. Fort heureusement car quoiqu’il adviendra de ces îles, ces fantômes seront toujours-là, bienveillants, à nous hanter, à nous habiter.

Qu’entendez-vous par « likwere la mwezi/ litsereha/ lifusu masia… » ?

Il est question de la lune grignotée, abandonnée infecte, en décomposition organique.

Le « nord » aurait changé de cap. Vwangina amba tse de Maka…

La tradition orale avait toujours rapporté qu’au 7ème siècle dans les premiers balbutiements de l’islam, des compatriotes sont partis en boutre à la recherche de la bonne parole, imaginez combien d’années cela a-t-il mis ! Cette assertion aujourd’hui corroborée par les dernières fouilles archéologiques, atteste que l’orient a été de tout temps notre nord magnétique. L’orient avait toujours impulsé nos horloges intérieures. Aujourd’hui de l’eau a coulé sous les ponts. Le cap a bien changé.

Fragment I

La sagesse de la tortue en appelle à celles de la chauve-souris et du bœuf. Qui parle, à qui, et pour dire quoi ? Les paraboles du réel dans cette société si faussement sécularisée incarnent bien souvent la fuite en avant de tout un peuple…

Autant de paraboles qui interpellent que finalement nous ne sommes pas seuls dans cet espace, à vouloir décomposer l’agrégat constitutif, discriminer les éléments qui en résultent, les morceaux se font heurter.

Aujourd’hui, placés à l’extérieur des choses, nous parlons d’environnement menacé, de protection des espèces, nos devanciers, eux avez fusionné avec l’espace. Toutes ces allégories empreintes de couleurs d’animaux, de cris de bestioles témoignent d’un lien profond et sincère avec l’espace, cette symbiose secrétait les vérités immédiates et directes, nous préfigurait aux prédictions les plus désastreuses.

Trompé, cassé, ce peuple tient malgré tout. Socle, pilier, fondamentaux, sont tombés, mais ce peuple se survit à lui-même, en se contorsionnant, dites-vous. Ha hudjikuta-kuata, ha hudjivambia-vambia…

Il n’y a plus d’axe central. Pas de colonne vertébrale.

Le lien que vous faites entre chair et terre ?

Là est la question, avec quelle esthétique retisser le lien perdu avec l’ancêtre dormant dans ces terres. Toute régénération doit passer par une sacralisation de la terre…

Furunku la mwezi ne/ rilitsampua-tsampua. Que reste-t-il du rêve de lune ? On aurait tout démoli…

En ce qui me concerne, il me reste un rêve, un seul, dire que sur ces décombres avaient vécus jadis des hommes et des femmes. Imaginer comment éblouir avec les débris restants…

A vous lire, l’homme n’est plus que spectateur de sa déchéance dans ses îles ?   
Je n’ai rien à ajouter.

Conversation entamée avec Soeuf Elbadawi

Shivuli sha zitrongo est le quatrième fragment poétique publié dans Brisures comoriennes aux éditions Komedit à Moroni. Mao (Le verbe insensé du Sourd-Muet), William Souny (Trash Komor 99) et Soeuf Elbadawi (Notes d’obscurité raccourcie) sont auteurs des trois autres fragments du livre.