Comorian tendance

Ils sont beaucoup à publier en littérature comorienne d’expression française, mais très peu à vouloir inscrire leur verbe dans une langue, qui les reconnecterait aussitôt avec l’entour. Ecrire en langue shikomori ne les empêche d’ailleurs pas d’exister dans d’autres imaginaires. Mais le fait est là, bien ancré dans le paysage.

Depuis La république des imberbes de Mohamed Toihiri, roman paru en 1985, actant de la naissance d’une littérature contemporaine dans ces îles, écrire est devenu le symbole d’une espèce de rendez-vous gashi, comme on le dit dans les rues de Moroni ou de Mutsa. Un rendez-vous pétrole, gâté, raté, pour ne pas dire « gâché », avec le public-pays. Une situation en totale déconnexion avec un paysage littéraire francophone, où n’apparaissent que trop rarement les auteurs de l’archipel. En 1983, lorsqu’apparaît le premier recueil de nouvelles, écrit en langue française sous label comorien – des textes faussement anonymes, pondus en vérité comme de mauvais slogans de militants politiques (époque msomo wa nyumeni) – il y eut pourtant la volonté de rompre avec le vide. Dans la préface de ce livre devenu étrangement collector, il était dit, en effet,  qu’à « l’exception des thèses et des mémoires de fin d’étude, nous ne connaissons pas à ce jour, décembre 1983, de publications d’auteurs d’origine comorienne. Nous n’avons pas encore éprouvé le plaisir de découvrir dans quelque anthologie de littérature africaine d’expression française, un écrivain d’origine comorienne ». Il y était surtout annoncé qu’une riposte allait bientôt s’organiser.

MEPMag.qxd

Il est vrai que Léopold S. Senghor, en publiant son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française en 1948, aurait pu mentionner un Comorien sur sa si généreuse liste. Mais peut-être que le fait d’être associé au destin de la colonie malgache par les Français, durant de très longues années, a joué contre nous. Le poète sénégalais devait nous ranger derrière ses très rares amis malgaches. A Paris, ils disaient bien « Madagascar et dépendances », les dépendances étant les Comores. Le rattachement administratif à la Grande île n’a pris fin qu’en 1946, avec le statut de TOM, territoire d’Outre-mer. Toujours est-il que même après Senghor, et même après Toihiri, nous n’entendîmes pas vraiment causer des lettres comoriennes de langue française, ni à Paris, ni dans les universités, ni même dans les salons francophones. Une légende de niche urbaine prétend que feu Said Mohamed Said Tourqui faillit être publié par Albin Michel à Paris dans les années 1960. Vu l’époque, cela nous aurait probablement valu une petite place à l’avant-scène, mais c’est resté une légende. En dehors de quelques moments d’exception, liés aux thésards comoriens, ainsi qu’à un prodige malgache bien curieux de son voisinage (v. note), il n’y a jamais eu – pour ainsi dire – de grand discours autour de la jeune littérature d’expression française produite aux Comores. Avec le temps, cela a fini par générer une situation étrange, où l’on se demande pour qui écrivent ces dizaines et dizaines d’auteurs comoriens, s’emparant du français comme d’un os à ronger. Ils sont coupés du monde, publient essentiellement chez des éditeurs du cru, ne sont quasiment jamais distribués à l’étranger, et donc s’entêtent à façonner leurs oeuvres dans une langue que très peu de personnes lisent, en réalité, dans leur environnement immédiat. Un phénomène qui se comprendrait aisément s’ils ambitionnaient de converser avec un public plus large. Mais le fait est qu’ils se vantent eux-mêmes de n’écrire que pour les leurs.

De quoi jeter un trouble sur leurs démarches respectives. Peut-on n’écrire que pour les siens ? Qui sont-ils ces « siens » qui n’ont point de visage, et que faire justement s’ils ne vous lisent pas ? Les Comoriens fréquentent trop rarement le livre en français pour être considérés comme de fidèles lecteurs pour poètes émergents. Le phénomène est d’autant plus étrange que les histoires racontées par ces auteurs-pays s’adressent souvent de manière directe à leurs concitoyens, obligeant le lecteur francophone à se munir d’un guide d’interprétation, avec des manières d’exégète au front sévère. Les imaginaires « double » sont une pratique en littérature, qui aurait pu les nourrir. Pour des auteurs dont la réalité complexe est si peu présente dans le corpus consacré de la mondiale des lettres, tenter de prendre langue avec un lectorat plus large, sans se perdre dans des formes de mimétisme réducteur, pourrait s’avérer jouissif, susciter des passions littéraires. Transcender les limites géographiques de son imaginaire insulaire, interroger sa place dans le vaste monde en partage, trouver le point de rencontre avec l’Autre, qui n’est pas soi, dans le lointain, ou se fondre simplement dans une humanité renouvelée, où l’on traficoterait des fables et des lettres à foison, sans risquer de sombrer. La piste des sortilèges est longue à éprouver pour ces auteurs en quête de lecteurs et de miroirs déformants. Mais ils donnent à tous cette impression, la majeure partie du temps, de ne chercher à dialoguer qu’avec leur cousinage proche. D’où cette question sur la langue d’écriture. Pourquoi ne pas écrire en cette langue, le shikomori, qui, de fait, les remet dans l’entour ? Une langue, qui a son ancrage dans le quotidien (présent), qui a la particularité d’avoir longtemps tutoyé la poésie (passé), et qui, surtout, leur permet de  dialoguer avec leurs concitoyens (devenir) ?

Asec MH 

Et pourquoi se contenter de l’objet-livre ? Les non-lecteurs de ce pays seraient autrement interpellés par des textes dits en situation. La langue orale, nourrie au lait maternel, ramène nos petits secrets de toujours dans l’intime, pendant que l’écrit en français, qui est né d’un consentement général au principe d’assimilation coloniale, bouscule nos valeurs et renforce le sentiment de dépossession vécu par les masses constitutives  d’un archipel. Imaginons un instant tel auteur déboulant dans un kilabu de village ou dans un mawlid avec ses vers en bouche. L’effet sur nos concitoyens d’îles serait unique, à n’en pas douter. A l’image de ces apparitions de mbandzi mwendedji du temps de Midjindze _ un poète de grand chemin, jadis consacré par la rue. Notons qu’en dehors du livre (vécu comme objet d’aliénation), et en tenant compte du fait que nous n’avons guère appris à lire notre langue maternelle (non-enseignée malgré le combat de Chamanga¹, non-maitrisée jusque dans sa retranscription), la poésie a toujours été une pratique courue dans le quotidien du Comorien. L’art du verbe est très fourni dans cette société où l’on n’avance guère sans recourir à la malice des mots. La puissance de l’oraliture y est reine de tous les éclats. Et si les gens se jouent quelque peu du livre (y compris celui de l’Incréé), ils ne se refusent pas au verbe redéployé dans son espace de vie, rendu à ses nécessités premières, à la relation.

Les auteurs, qui, comme Saindoune Ben Ali, ont saisi le sens de ce legs, savent quelle force cela confère aux joutes du mbandzi sous les manguiers à Mirontsy ou dans le Nyumakele. Le poète y est maître des lectures que l’on y échafaude sur la complexité du monde. Pieds nus, les lèvres en feu, il peut s’en prendre aux rêves défaits sous le regard halluciné d’une foule embastillée dans la jouissance des mots. Testaments de transhumance (Komedit), opus incontournable pour quiconque se penche sur cette littérature, n’est que la conséquence de ses joutes de rue sous le soleil. Ainsi vont les légendes de clochard céleste en terre de lune. L’exemple récent d’un Mohamed Nabuhani, déclamant ses textes en shikomori devant des publics qui ne le liront peut-être jamais, abonde aussi dans l’idée d’un peuple désirant se retrouver dans l’imaginaire de ses poètes en version originale. Il fut le premier à publier un récit littéraire en langue comorienne, il y a bientôt trois ans. Mtsamdu, Kashkazi, Kusi, Misri, son ouvrage sorti chez Komedit, était entièrement écrit en sa langue maternelle. Un récit fragile, extirpé de son enfance, mais un événement d’envergure. Car d’autres bien avant lui s’étaient essayés à l’exercice, mais n’avaient jamais publié. Leurs écrits restaient confinés dans un tiroir, passaient de main en main ou n’existaient que sur une scène de théâtre d’école. Mais avoir vu Nabuhani déclamer ses fragments poétiques devant des spectateurs, certes très peu amis avec le monde des livres, mais friands de shinduantsi et de « mafelewaka yendza mradi »², donne à réfléchir sur les attentes réelles de ce public. Les mots se parent d’une telle vertu dès lors qu’ils rencontrent l’humanité de ces îles…

5

Il est évident que les Comoriens ne détestent pas la chose littéraire. Dans un pays où tout se ramène à une préciosité poétique de l’ordinaire, ils préfereraient sans doute ne pas passer à côté de ce qu’on leur raconte. Ce qui suppose que les auteurs s’interrogent sur l’art et la manière de prendre langue en public, surtout s’ils n’envisagent pas d’être lus hors de leur territoire d’existence. Réinventer un espace de vie pour leurs oeuvres est alors d’une nécessité absolue. Tenir compte des pratiques anciennes de diffusion de la poésie représente un baba, sauf à vouloir se couper du monde réel. L’ascension du slameur Absoir, habile artisan de la scène littéraire urbaine, illustre ce débat à un autre niveau. Sa poésie rappelle la geste des anciens (upvandzi wa ndzia), dans la mesure où elle se déclame facilement hors scène, dans la vraie vie. Mais il y avait toujours eu le souci de la langue. Ses amis et lui n’écrivaient qu’en français à leurs débuts. Ce qui réduisait leur public à la seule jeunesse d’une capitale, Moroni. S’interrogeant sur le sens et la portée de cette dynamique dans le contexte plus large de l’archipel, Absoir se mit un jour à jongler en shikomori et en français à la fois, sur un même seuil d’égalité, et sur une tragédie vécue par tous ses contemporains, celle des morts du visa Balladur. Autant dire que le succès ne se fit pas attendre en campagne. Pour lui, la question d’une publication éventuelle ne s’est posée qu’après de longues conversations publiques à Ngazidja et à Ndzuani. Mais le livre saura-t-il lui redonner l’ivresse d’un public live tenu en haleine ? Comment le savoir ?

L’autre élément plombant dans ce débat, c’est l’ambition. La plupart des auteurs comoriens, il faut le dire, l’ont très courte. Sans rien attendre d’un lecteur averti possiblement critique, ils ne publient, qu’en espérant cinq petites choses. Une louange dans les médias locaux, une conférence ou deux dans des associations culturelles de village, une citation de complaisance dans les enseignements d’écoles ou d’université, une reconnaissance du directeur de l’Alliance française locale, ainsi que des admirateurs parmi leurs proches, qui n’auront jamais lu une ligne de texte durant toute leur vie, mais qui les citeront en référence comme étant de grands auteurs nationaux. Un projet qui se résume à l’étroit. Ce rêve de scribe notable, après lequel ils courent, les situent du coup en dehors du débat sur une littérature exigeante et audacieuse, qui serait en confrontation directe avec la fameuse république des lettres. Pour certains, la publication d’un texte n’est finalement qu’un moyen de briller en société, sachant qu’un acte d’écriture dans la langue du maître vaut également respect et honneur dans les salons. Un peu comme quand on courait après un diplôme à l’école blanche (likoli ya shizungu) dans le but de l’exhiber sur la place publique, et non de se projeter dans un au-delà…

OLYMPUS DIGITAL CAMERA

C’est ainsi que nombre d’auteurs comoriens ont cessé d’envisager la littérature comme le lieu d’une poétique en devenir. Un lieu où l’on parle au monde depuis l’intimité de nos cases. Un lieu où l’on s’inquiète sur ce qui nous fonde encore une humanité en ces eaux. Un lieu où les mots ne sont pas que des mots, et où des morts illustres exigent que la quête de sens se renouvelle, sans cesse. Celle des formes, itou. Mais tout ceci explique qu’écrire en shikomori devienne l’endroit d’un profond questionnement pour quelques-uns d’entre nous. Depuis la publication du premier texte de Muhamadi Nabuhani, les esprits s’interrogent. A qui l’on parle ? Muhamadi Nabuhani a traduit son texte en français, un an après l’avoir défendu en sa langue maternelle. Pour tendre la main à l’autre public, ne partageant pas la langue de l’enfance, sans doute. D’écrire dans l’intimité n’interdit pas de s’ouvrir au monde alentour. On l’a vu avec Boubacar Boris Diop au Sénégal, pour ne citer que lui. Se pose alors l’équation classique de la traduction, fidèle ou non, au texte originel.

Ensuite, il se produit un autre phénomène, actuellement. De vieux manuscrits, des textes écrits en shikomori, ressortent de l’ombre. Radjadji boto, Msafumu, Msahazi, oeuvres théâtrales datant des années 1970, signées respectivement par Moussa Said, Damir Ben Ali et Sultan Chouzour, méritant, à priori, d’être publiées. Souhaitons leur de tomber entre les mains d’un bon traducteur pour élargir le champs des lecteurs. Des auteurs se distinguent aussi, en publiant des fragments en langue maternelle. Certains, à l’image du poète Anssoufouddine Mohamed (Shivuli sha zitrongo), dépoussièrent les images d’antan contenus dans le shikomori et fabriquent de l’inédit. L’imaginaire d’un pays n’est jamais aussi vivant que lorsqu’il se réinvente dans le miroir. Ainsi dit-il :  « Au lieu du rendez-vous, le partage avec le voisin fut immédiat, sans médiateur, d’étranges sensations de retrouvailles nous traversèrent, bien qu’il n’eût que pénible déchiffrement, hésitation, ânonnement, à l’évocation de ces mots inattendus, dont nous ne fréquentions que très peu les signes graphiques. Tout comme l’appétit qui vient en mangeant, déclamation et scansion vinrent en ânonnant. » Croire pour autant que publier en shikomori sera bientôt du plus grand effet aux Comores serait un tantinet exagéré. Les vieilles manies ont la peau dure, et demain ne s’entamera que demain, nous dit une légende.

HMTpresse20160803151544_9782343094960

Remarquez ! Tout est possible, puisque Annick Gondard, plasticienne et française, anciennement expatriée à Mayotte, aujourd’hui résidant en Egypte, pense même à faire publier son texte pour enfants, Les bêtes de la mer, chez un éditeur-pays, Komedit, et dans les trois langues officielles de l’archipel. Car il y a aussi l’arabe, dont il faudrait parler, pour encourager, pleinement, à une écriture ancrée en son réel. Les Comoriens prétendent s’amuser avec le français, s’injurier en shikomori et prier en arabe par souci de confort. On ne peut faire mieux dans le symbole. Les bêtes de la mer emprunte aux trois, en étant porté par une non-comorienne. Le projet de Gondard prend naissance dans les fonds marins de cette mer indianocéane, tout en rendant hommage aux couleurs du peintre Matisse. On navigue – pour ainsi dire – entre deux eaux, sans sombrer, là non plus. La véritable langue, celle de l’auteur, dirait Beckett, et non celle d’un pays, s’engouffre dans la tête d’un petit poisson, le poisson-clown, traversant l’océan pour se chercher des amis.

Un ouvrage qui rend bien compte de ce qui pourrait se mettre peu à peu en place dans le paysage. L’idée que l’on écrive en langue shikomori pour être au plus près de ce contexte de vie n’empêche nullement de s’inviter dans d’autres langues (et vice et versa), voire d’entrelacer les fragments éparses de nos imaginaires pour situer la parole dans un au-delà. Il arrive même que cela engendre des univers quelque peu insolites. Pour ma part, j’ai essayé de bricoler un récit, naviguant, lui aussi, entre deux eaux, dans Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents, en entremêlant autant que possible les univers de langue, faisant confiance au lecteur, qui, lui, trouve toujours son chemin dans nos imaginaires défroqués, à force de traverser un océan de mots. J’ai adapté ce récit à la scène, je l’ai joué sous forme de performance, je l’ai mis en images, cherchant à chaque fois le moyen de m’échapper du livre lui-même³. Et j’ai été surpris de voir que les Comoriens furent nombreux à trouver étrange cette présence de leur langue maternelle aux côtés du français et de l’arabe dans un texte paraissant chez un éditeur français, Vents d’Ailleurs. A l’inverse de ces jeunes lycéens, apprentis et stagiaires de la région Ile de France, qui, en accordant un prix littéraire en mars 2014 à ce livre, voulurent le considérer comme un bon moyen de tutoyer la complexité.

Soeuf Elbadawi

1. Mohamed Ahmed-Chamanga est linguiste. Il a publié plusieurs travaux sur la langue comorienne. Depuis 2007, il assure la coordination technique de l’introduction du shiKomori dans le système éducatif aux Comores, ainsi que des formations à la morphosyntaxe de cette langue à l’Inalco (Paris). Il est l’auteur de deux volumes d’études sur la langue comorienne, portant le titre d’une « introduction à la grammaire du comorien » en deux volumes.

2. Un bon mot du poète Aboubacar Ben Said Salim, répondant au public de Ntsudjini sur ce qu’est la littérature produite par la scène comorienne de langue française. Se traduit possiblement par l’expression suivante : « des inutilités ayant du sens ».

3. Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents a été joué en performance durant quatre mois aux Comores en 2012 avec les soufi de Nurul’Baraqat. L’adapatatation scénique a été joué en 2012 et 2013, sur les scènes comorienne, réunionnaise et française. Obsessions de lune Idumbio IV, autre adaptation sous forme le cure en musique, a été présenté au festival Nouvelles Zébrures, à la Maison des Mettalos à Paris, à la Maison de l’Outre-Mer à Nantes  et au festival d’Avignon dans le cadre de « Ca va ça va le monde ».

4. Titres récemment parus, en rapport avec le sujet : Les bêtes de la mer de Anncik Gondard, Kauli Mshindji de Zalfata Mouhalide Combo, Brisures comoriennes avec des textes de Anssoufouddine et de Soeuf Elbadawi, Roho Itangao de Abdou El Mahad aux éditions Coelecanthe. Indispensables pour saisir la complexité de la jeune littérature comorienne d’expression française : La république des imberbes de Mohamed Toihiri chez L’Harmattan, La revue Interculturel Francophonies n° 19 consacrée aux Comores (une littérature en archipel) sous la direction du malgache Raharimanana, le numéro 34 du magazine comorien Al-Watwan que nous avons coordonné (disponible en ligne).