Silimu bin Abakari Une mémoire sur le retour

Bilk & Soul fait paraître Fragments retrouvés, un ouvrage reprenant les trois récits de Silimu Bin Abakari, ce Comorien, au destin singulier, que les voyages, entrepris au XIXème siècle, ont mené aux confins de la Russie et de la Sibérie.

Extrait d’un entretien accordé à Agnès Rougier sur RFI

« Fils de l’audace et du voyage », Silimu Bin Abakari, né à Ntsudjini, du temps de Msafumu, est de ces personnages au destin singulier. « Une légende » aux yeux de sa famille. On dit qu’il fit un jour sensation, en échangeant des plants de coco sur une place de Salimani dans le Hambou contre quelques minutes de musique sur gramophone. Des plants par centaines qu’il a ensuite offert à ses concitoyens de la région d’Itsandra, à qu’il promettait un avenir certain, grâce à une agriculture concertée et intensive. On dit qu’il conseilla l’Etat français sur le nombre de coups de canon à faire tonner pour rassasier l’ego de Said Ali Mfaume, sultan annoncé à Paris pour le traité d’annexion de l’île de Ngazidja. On dit qu’il aurait gagné un procès à la Société des Nations pour avoir été viré de la première classe dans un Paris-Berlin par des contrôleurs de train et des passagers, blancs et racistes.

C’est du moins ce que raconte l’un de ses arrières petits enfants, Soeuf Elbadawi, à l’origine, avec sa petite fille, Fatoumia Ali Bazi, de ce projet de publication. « L’histoire de Silimu est incroyable. Il y a d’abord ces histoires qui survivent dans la mémoire des Anciens. Il y a ensuite ces récits, recueillis par Carl Velten, qui n’ont malheureusement pas rencontré un public aux Comores, et qui sont l’autre versant de sa vraie vie. » Des textes qui sont archivés en Europe, publiés pour ce qui est de son voyage en Russie, à Londres et à Moscou, mais dont la recherche comorienne n’a pas su se réapproprier. Dans l’avant-propos, Soeuf Elbadawi, évoque, à ce sujet, la notion de dépossession brutale et sans retour. « La seule fois, écrit-il, où l’un de ses fils, Ali Bazi Silimu, a pu récupérer une copie originale de ces textes dans un musée en Afrique de l’Est, il en a aussitôt été dépossédé. Un de ses tours de passe-passe qui font que l’objet finit par atterrir dans une bibliothèque étrangère, au lieu d’intégrer les archives patrimoniales des Comores ».

Silimu 2

Soeuf Elbadawi a eu vent des aventures de Silimu Bin Abakari pour la première fois, en en lisant de petits extraits publiés, dans un journal, L’Archipel, grâce au journaliste Aboubacar Mchangama, puis en découvrant la traduction faite par l’Inalco à Paris du voyage de Russie par Yolande Rakotomalala, dans les études du CEROI. « A l’époque, je connaissais mal le lien avec cet homme, via mon grand-père, Ali Amani. Je savais juste que ses petits-enfants, mes cousins, comme le reste du pays, n’avaient pas accès à ce pan de notre mémoire. Puis, j’ai eu vent de ce travail, en parcourant un article de Présence Africaine, ainsi qu’une traduction du texte de Russie par Dieudonné Gnamankou dans une revue française, Caravane. Il me semblait assez bizarre qu’ailleurs on puisse publier les récits de Silimu, alors que nous continuons à les ignorer dans son propre pays. C’est ainsi que je me suis retrouvé à essayer d’embarquer du monde autour de ce projet de publication. L’anthropologue Damir Ben Ali et Mohamed Saleh, un ami zanzibari, ont été parmi les premiers à soutenir ce projet. Je remercie tous ceux qui ont oeuvré à sa parution».

« Fragments retrouvés » de Silimu Bin Abakari est donc l’occasion offerte aux lecteurs comoriens de partager l’aventure d’un homme que les historiens du cru ont quasi oublié dans leurs travaux. Sa participation à l’expédition allemande du lac Nyassa, son périple en bateau de Dar es Salaam à Berlin, son équipée aux côtés du Dr Bumiller dans la froide Russie et en Sibérie sont des fragments de vie, qui nous apprennent beaucoup de cette époque de récits de conquêtes et de découvertes européennes. Un entretien accordé par deux fils de Silimu Bin Abakari à Damir Ben Ali raconte l’enfance, l’audace et la passion qu’il avait pour l’ailleurs. Parti tôt de sa cité natale, Silimu Bin Abakari traversa les trois quarts de l’archipel des Comores, s’installa trois ans à Madagascar, avant de rencontrer sa destinée à Zanzibar, aux côtés de sa grand-mère, Binti Hadji. Engagé auprès des Allemands, lors de la conquête de l’Afrique de l’Est, il servira longtemps auprès de Theodor Bumiller, avec qui il voyagera en Europe, après un bref séjour de formation en Egypte.

Silimu en Russie

Nombreux sont ceux qui ont parlé de lui, en pensant qu’il était originaire de Zanzibar. Abdulrazak Gurnah, qui s’est inspiré de son récit vers le Nyassa pour nourrir son roman, Paradis, a eu la délicatesse de faire parler d’un oncle comorien ayant voyagé jusqu’en Europe à l’un de ses personnages de fiction. Ceux qui ont approché les archives de Carl Velten, afin d’en extraire Safari za waSwahili, ce corpus de textes auquel se rattachent les trois récits de Silimu Bin Abakari, ne l’ont peut-être jamais vu que comme « un épiphénomène », un informateur, à la limite. Il faut savoir qu’à la même époque de ses voyages, des explorateurs comme Livingstone ou Stanley traversent l’Afrique, avec à leurs côtés des « compagnons obscurs », pour réutiliser une expression de Donald Thompson, dont on ne parle que très rarement dans les récits médiatisés. Silimu Bin Abakari fut à sa manière une sorte de « compagnon obscur ». En publiant une édition comorienne de ses récits, Bilk & Soul entrouvre une perspective pour la recherche sur ces questions aux Comores.

« Mais peut-être qu’au final ça n’intéressera que les chercheurs étrangers. Car nous avons un vrai problème avec notre mémoire dans ce pays » confie Soeuf Elbadawi. « Quand on voit la manière dont les archives du CNDRS ont été pillés ces dernières années, avec le concours de certains de nos concitoyens, on peut se poser un tas de questions sur notre intérêt pour les questions de patrimoine. Heureusement, il y a encore deux ou trois personnes qui veillent. Je pense notamment à ce qui est arrivé récemment au sujet d’un disque dur de données numérisées, une mémoire informatisée de cet archipel, qui a été emprunté au CNDRS, sans la moindre autorisation officielle, par une main étrangère, dans une perspective de pillage manifeste. Il a fallu que la direction du CNDRS s’impatiente pour que revienne l’objet subtilisé. Un fait qui n’a interpellé personne dans la sphère intellectuelle du pays, alors que tout le monde, les chercheurs, surtout, était au courant de ce mini scandale. En ramenant Silimu Bin Abakari à la maison, nous avons voulu signifier, à notre manière, l’importance de nous réapproprier notre mémoire et de la préserver ».

Moha

Pour commander le livre, cliquer sur la plate-forme Ulimiz-B. ou se rendre aux Bouqineries d’Anjouan ou de Passamainty à Mayotte ou se renseigner auprès du Muzdalifa House à Moroni. Il est une version du texte des Safari za waSwahili, issue des archives de Carl Velten, et dans lequel on retrouve les récits de Silimu bin Abakari, sur le net (google) ou téléchargeable ici: safarizawasuaheli.