Petite conversation avec Abdou Bakari Boina

29 mai 20151. Rencontre au Muzdalifa House en prélude aux commémorations des 40 ans d‘indépendance de l‘archipel des Comores. Une soirée avec Abdou Bakari Boina, leader historique du MOLINACO. Où l‘on reparle de la lutte pour la souveraineté de ces îles, à l‘heure des discours d‘usurpation et des cocktails d‘arrogance.

D’aucuns prétendent que l’indépendance des Comores a été prise de façon prématurée?

Est-ce qu’il y a une loi écrite quelque part dans le monde disant qu’un pays ne peut être souverain sans avoir été colonisé? Et d’un! Est-ce que nous n’avons pas existé, nous, Comoriens, avant que la France ne nous colonise? Et de deux! Je ne peux comprendre ceux qui disent notre indépendance prématurée. Je ne sais pas comment les qualifier, non plus. Je sais qu’en 1958 certains de nos dirigeants disaient que nous n‘étions pas assez formés, que nous n’avions pas de médecins, que nous étions dans le manque. Mais est-ce qu’il existe une loi universelle affirmant qu’un pays ne peut être libre s’il ne dispose pas de quinze ingénieurs? Dans notre cas, cela n’aurait pas été impossible à l’époque. Mais je pense que vous posez mal la question. Car c’est de la foutaise. Le jour où nous avons pris l’indépendance en 1975, il y avait 10 médecins, avec seulement deux chirurgiens dans le pays, les Dr Boudra et Tourqui. Aujourd’hui, après 40 ans, nous disposons de combien de médecins et de spécialistes? J’ai entendu dire récemment que nous avions 200 ou 300 médecins. Peut-être que si on l’avait arrachée en 1960, nous en aurions 1.000, aujourd’hui, vous voyez. Si vous entendez quelqu’un affirmer ce point de vue, négligez-le. Le sultan Said Ali – et je ne suis pas adepte du régime féodal – avait frappé une monnaie que j’ai eu le temps de connaître lorsque j’étais gosse. Avait-il besoin d’un doctorat en Sorbonne pour mériter de fabriquer sa propre monnaie? Je crois que là j’ai répondu votre question.

Pour parler du 6 juillet 1975, on a l’impression que des figures importantes manquent à l’affiche, qu’au générique il n’y a qu’Ahmed Abdallah et les siens…

Il faudrait interroger ceux qui étaient là en 1975 pour comprendre. Je crois que dans le film de Soeuf Elbadawi2, j’évoque des événements remontant à 1972. Car on parle de l’indépendance, comme si tout n’avait commencé qu’en 1975. Comme si cette indépendance tombait elle-même du ciel. Vous ne vous demandez pas qui s’est battu pour? Et de ne jamais poser cette question n’est pas une chose fortuite, mais voulue. Efffectivement, vous ne pouvez pas parler de ce que nous avons fait – moi-même, Said Youssouf, Salim Youssouf, Ali Mohamed Hassani, etc. – sans que l’on considère que vous êtes en train de pointer la France du doigt. Ce que tout le monde évite. Au temps du président Djohar, j’avais enregistré une émission à la radio, qui n’a jamais été diffusée. Les gens de la radio étaient venus me rencontrer, à l’occasion du 6 juillet, pour que je leur parle de la lutte pour l’indépendance. Cette émission est passée à la trappe. Quand j’ai voulu savoir pourquoi, les journalistes m’ont dit que le ministre de l’information – Houmedi Msaidie, à l’époque – ne voulait pas que ma voix s’entende sur les ondes nationales. C’est juste pour vous donner un petit exemple. Sur le fait que nous, qui avons combattu pour cette indépendance, sommes considérés comme des ennemis à abattre par les régimes en place. Je vous donnerais un autre exemple. Je suis celui qui a négocié le projet de construction du Palais du Peuple (siège du parlement) auprès de la Chine. Vous pouvez le vérifier auprès de Salim Himidi, qui était chef de délégation, lors du voyage de 1977 en Chine. C’est moi qui ai négocié cette aide, mais lorsque le Palais a été inauguré, je n’ai pas été sur la liste des invités. c’est juste pour vous montrer comment on nous a marginalisé. On fait de nous des ennemis. Vous pouvez donc continuer avec la fable de 1975.

3AB

Le public lors de la soirée des 40 ans.

On parle souvent des pères de l’indépendance. On parle rarement des femmes…

Nous avions des femmes à nos côtés, bien sûr. Il y avait Hadidja Sabili de Maore par exemple. Et ceux qui écoutaient les émissions du MOLINACO depuis Radio Dar Es Salaam connaissent bien sa voix. Il y avait également Mwana Bweni. Elle est d‘Iconi Djabal. Il y avait beaucoup de femmes qui soutenaient la lutte. Il y en a certaines qui organisaient des manifestations pour récolter des fonds, afin de financer nos actions. Mais ces dernières sont restées sur le Continent. C’étaient des comoriennes de là-bas. Elles avaient le sentiment patriotique, parce que leurs parents venaient d’ici. Donc elles appréciaient de pouvoir nous aider. Ici, il y avait peu de femmes qui osaient vraiment intégrer le combat Il y avait une femme de Duniani. Elle s’appelait Mariata Mhamadi. Elle est encore vivante, même si elle est un peu âgée. Elle fait partie des gens qui ont été arrêtés aux côtés de Abdouroihmane Mhishimiwa. Ils ont été emprisonnés entre 1968 et 1970. Elle faisait partie des premiers détenus politiques aux Comores, appartenant à notre camp. Cette femme vit encore à Duniani. Cela fait des années que j’encourage l’Etat à la décorer. J’ai fait des pieds et des mains à la Présidence. Ils ne veulent pas. Elle a été emprisonnée avec ses compagnons durant deux ans. Le MOLINACO a dû prendre un avocat depuis la France pour venir les défendre. Si vous consultez les archives du tribunal, vous devriez trouver les traces de sa plaidoirie.

Comment est né le projet du MOLINACO?

C’est une histoire qui est longue à raconter. Mais je peux essayer de la résumer. On m’avait affecté à Zanzibar pour enseigner le français à l’Ecole franco-comorienne. J’y suis arrivé en mai 1962, et j’ai été surpris par l’atmosphère politique qui y régnait. Il y avait beaucoup de tensions entre les partis. Il y en avait trois. Il y avait le Hizbu (ZNP), un parti à dominance arabe. Il y avait l’Afro Shirazi (ASP). C’étaient les deux plus grands. Puis il y avait le ZPPP d’un certain Mohamed Shamte. Tous étaient pour l’indépendance. Mais les relations étaient tendues entre le parti des Afro Shirazi et le Hizbu des Arabes. J’ai découvert que les gens là-bas pouvaient se réunir publiquement contre la présence coloniale. On pouvait prendre le micro pour dire “mkolo nalawe”3. Cela m’avait beaucoup étonné. Le fait que là-bas, ils pouvaient dire: “Que le blanc s’en aille”. Alors qu’ici, personne, à l‘époque, n’osait prononcer le mot “uhuru”. On n’en parlait nulle part. A Zanzibar, les jeunes cadres d’origine comorienne militaient dans ces partis. Beaucoup évoluaient au sein du parti des Arabes. Seules quelques têtes brûlées comme moi se retrouvaient dans l’Afro Shirazi Party. C’était le parti des Africains, comme le dit si bien son nom. Et il y avait deux clubs à ce moment-là. Le club des anciens, qu’on appelait Comorian Social Club, puis le club des jeunes, surnommé Comorian Sport‘s Club. Je fréquentais celui des jeunes. C’est là que j’ai rencontré ces fameux jeunes cadres dont je parle. Ces Comoriens natifs de Zanzibar qui étaient dans l’Afro Shirazi Party, surtout. Ils m‘ont interrogé sur les Comores et sur les raisons pour lesquelles le pays n’avait pas pris son indépendance en 1960. Ils ne comprenaient pas pourquoi Said Mohamed Cheikh continuait à se rendre en France? Pour y faire quoi? J’essayais de leur expliquer la situation. Ils s’étonnaient du fait qu’aux Comores n’existait pas de parti politique dans ces années-là. Et pour aller vite, ce sont ces gens qui ont eu l’idée de fonder un mouvement pour la libération des Comores. Ce sont eux qui ont pris les devants, qui ont rédigé les statuts du mouvement. J’étais présent, mais l’initiative est venue d’eux. Ce sont eux qui m’ont poussé à m’engager dans cette aventure. C’est comme ça que ça s’est passé.

Uhuru na igabuo, le film.

Vous meniez cette lutte (en grande partie) depuis l’étranger. Mais quels ont été vos soutiens, localement ? Aviez-vous des alliés? Des alliés objectifs? Sur place…

Lorsque le mouvement s’est créé, il a fallu trouver un Comorien, venant des Comores, pour le porter. Les natifs de Zanzibar ne pouvaient pas le faire à notre place. Quand mes camarades me l’ont proposé, j’ai dit oui, mais à condition d’établir un contact avec le pays. Car on ne pouvait pas développer un mouvement politique pour la libération des Comores sans avoir de soutien à l’intérieur du pays. Je leur ai dit de me laisser du temps jusqu’en novembre 1963, date à laquelle j’ai pris mon congé pour me rendre aux Comores. Deux choses m’animaient, intérieurement. Etablir des contacts dans le pays pour la lutte et protéger ma famille. Je pensais que de m’engager dans cette aventure avec une famille sur les bras pouvait poser problème. Je risquais d’échouer. Je suis venu aux Comores pour trois mois de congé. Mais je n‘y suis resté qu‘un mois. J’ai pu prendre quelques contacts. Parmi eux, Said Youssouf Alwahti, Ali Mchangama, qui était greffier auprès du cadi, et Hassani Abdulkarim. Mais j’ai été obligé de repartir en catastrophe4, discrètement, sans que personne ne le sache, parce que les services français avaient déjà commencé à s’intéresser à moi. J’étais à Mitsamiouli. Il y avait un homme du nom de Bencheik, peut-être que certains le connaissent ici, qui était gendarme. Il s’entendait avec mon père, parce qu’ils étaient de la même confrérie soufie. Mon père était le khalifa de la confrérie shadhulii à Mitsamiouli. Donc Bencheikh est venu me voir. Ils avaient reçu une note me concernant, disant qu’il fallait me surveiller. Il me l’a dit et j’ai tout de suite entamé des démarches pour pouvoir repartir. Dieu a voulu que mes contacts réussissent à œuvrer jusqu’à créer le Parti socialiste pour la libération des Comores en 1964. C’est d’ailleurs suite à ce projet de parti que Said Youssouf a été expulsé du pays. Et voilà que le mouvement s’est introduit dans le pays.

Quelle a été la relation du mouvement par la suite avec l’ensemble du milieu politique de l’archipel…

Il n’y avait pas d’entente entre nous. J’ai écrit aux partis après 1968, lorsqu’on a créé le parti vert et le parti blanc. J’ai écrit aux deux partis à plusieurs reprises. Aucun d’entre eux n’a répondu. Mais comme vous posez cette question, j’ai le souvenir d’une élection en 1970, qui opposait Ali Mroudjae à Mohamed Dahalani. Battu, Ali Mroudjae allait se rendre en France et il est passé par Zanzibar. On s’est rencontré, on a échangé, et je lui ai demandé pourquoi nos courriers (envoyés à Moroni) étaient restés sans réponse. Il m’a dit: «Nous n’avons pas répondu, parce que vous, ce que vous voulez, c’est l’indépendance. Alors que nous, nous n’en sommes pas du tout là. Nous, nous voulons du pouvoir. Nous voulons ravir le pouvoir à Said Ibrahim, à Said Mohamed Cheikh et à Ahmed Abdallah.»5 Je lui ai répondu – et il est vivant, vous pouvez le lui demander – je lui ai répondu qu‘ils se trompaient: «Said Ibrahim, Said Mohamed Cheikh et Ahmed Abdallah ont servi la France pendant plusieurs années, fidèlement. Vous ne pouvez pas débarquer simplement avec vos diplômes et lui dire que vous allez la servir mieux que les autres, en pensant qu’elle va les limoger et vous passer le pouvoir. Si vous voulez du pouvoir, vous devriez venir avec nous, défendre l’indépendance. Car la France ne les lâchera pas pour vous». Voilà l’état d’esprit de l’époque. Avec les partis qu’il y avait ici…

Propos recueillis par Fathate Hassan, Ali Mze Ben Cheikh, Irchad Ousseine Djoubeïr, Fouad Ahamada Tadjiri & Mourchid Abdillah.

 

Repères. « Ancien professeur des écoles, Abdou Bakari Boina est le premier leader indépendantiste des Comores. Il est l’un des principaux fondateurs du MOLINACO à Zanzibar en 1962. Qualifié d’extrémiste par Chagnoux et Haribou dans un livre paru aux PUF, ce mouvement marque l’histoire comorienne des années d’indépendance d’une encre indélébile. Combattu par l’autorité coloniale et par la notabilité au pouvoir à Moroni, le MOLINACO œuvre depuis l’Afrique de l’Est, use notamment des ondes de Radio Dar Es Saalam pour réveil-ler l’opinion de l’archipel et réussit à traduire la volonté d’indépendance de l’archipel auprès de l’Organisation de l’Unité Africaine et du Comité de décolonisation des Nations Unies. Il poursuivra ainsi son action jusqu’au milieu des seventies. Nationaliste convaincu, Abdou Bakari Boina, lui, rentre au pays le 24 octobre 1974, afin de faire campagne pour le « oui », lors du référendum (d’autodétermination) organisé par la France en décembre 1975. Plus tard, il sera ambassadeur itinérant au service de l’Etat comorien, chargé des relations avec l’ONU, l’Afrique et les pays de l’Est, puis gouverneur, avant de se retirer du vacarme politique de ces vingt dernières années ». S.E.

Télécharger l’intégrale du Supplément 6 du Muzdalifa House autour de cette soirée des 40 ans en format PDF: Supp Supp MH4015K.

Note 1. Date de commémoration de la mort du président Ali Soilih, dont tout le monde s‘accorde à dire qu‘il incarnait une certaine idée de la nation comorienne.

Note 2. Uhuru na igabuo. 40 ans années d’histoire comorienne passées au crible. Film réalisé dans le cadre d’une installation, intitulée «Pays de lune: un rêve brisé?», présenté lors du FACC 14 Moroni.

Note 3. «Dehors le colon».

Note 4. En langue shikomori, Abdou Bakari Boina dit avoir été obligé de «fuir le pays»Pour contourner la menace de services français, iI est parti de Moroni, précipitamment et clandestinement, à bord d’un bateau, grâce à son compagnon de lutte, Hassani Abdulkarim.

Note 5. Farouchement opposé aux idées indépendantistes, Said Mohamed Cheikh reproche au Molinaco et à leurs amis de «vouloir l‘indépendance avant d‘avoir un pays». Son successeur, Said Ibrahim leur dira «d‘aller se poser des glaçons sur la tête». Ainsi, le discours indépendantiste «se voyait reprocher de conduire à “l‘aventure” parce que “le pays n‘était pas prêt» écrit Saindou Kamal Eddine dans le numéro 64 du journal Kashkazi: «Une indépendance mal assumée».