L’imagier du grand-père Nabhane en librairie


Consacré pour avoir publié le premier récit de langue shiKomori, Mtsamdu, kashkazi, Kusi Misri, en 2011, Mohamed Nabhane s’invite désormais dans le monde des tout petits. Masanamwana ya bako nabuhani, son imagier paru chez Komedit, fera probablement date dans l’histoire de la lecture aux Comores.

Un livre pas comme les autres, du moins le précise-t-il, en postface, s’agissant du premier imagier de langue shiKomori, dans un monde où l’image en impose à tous. « Ce livre n’est surtout pas comme les autres parce que pour la première fois dans l’histoire des Comores, des parents comoriens pourront tenir dans leurs mains un livre et en partager le contenu avec leurs enfants. Un passage à l’acte dans l’apprentissage de la langue maternelle où la relation entre le parent, l’enfant et la langue est parfaitement consciente ». Pour Nabhane, la place que prend ce livre dans le paysage (ou qu’il va peut-être prendre ?) est tout simplement « historique ».

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Il avance ses arguments, bien évidemment, la langue employée étant le premier d’entre eux. « L’on sait que lorsque l’on a maîtrisé sa langue maternelle il est plus facile d’en apprendre d’autres. Avec un imagier, il y a comme un début de réflexion sur la langue, en l’occurrence le shiKomori ». S’ensuivent les hésitations du Comorien à se dire, sans se dédire ou se réduire à des entités étriquées que l’on assimile à de micro identités insulaires. Au passage, l’absence d’une vision nationale est invoquée en toutes lettres. Vieille antienne dans laquelle se morfondent nombre d’intellectuels du cru sans que jamais ils ne parviennent à extraire la question du cadre fixé par l’ancienne puissance coloniale. En mai dernier, Nouroudine Abdallah, directeur du CNDRS, faisait un sort à cette question, longtemps minée par les désillusions d’une génération formée à l’école française, lors d’une rencontre au Muzdalifa House.

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« Il faudrait, disait-il, que les chercheurs, les historiens surtout, dont certains sont là, nous disent comment cette nation se vivait avant la colonisation française. A l’arrivée des Français, un autre monde s’est fait jour. Le modèle de la nation comorienne tel qu’il existait auparavant a cessé de fonctionner. Nous sommes rentrés dans une autre réalité. D’abord, parce que nous sommes devenus français. Ce qui revient à dire que le principe de nation comorienne a été mis entre parenthèses durant cette période coloniale. Nous avons emprunté d’autres manières de vivre [politiquement] sans rapports avec notre passé. On nous a inoculé une autre vision des choses. On nous a tracé un autre projet, qui ne correspond pas à celui que nous avions. C’est à dire que nous sommes hors des sentiers balisés de notre tradition. On nous a poussé sur une voie reliée à une autre histoire que la nôtre. » Ce qui remet assez vite les pendules à l’heure, encore faut-il s’entendre sur le sens des mots. Vision nationale ? Qu’est-ce à dire ?

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Nabhane, qui ne cherche nullement à piquer leur place aux historiens dans ce débat, se contente de le mentionner, en insistant sur les effets liés à la méconnaissance d’une langue, y compris sur ceux-là même qui la pratiquent. Rappel des acquis à al suite. Bantu, proche du Swahili, divisée en deux groupes, portée par la dynamique d’une intercompréhension profonde entre les quatre variantes dialectales qui la fondent. Nabhane se livre une argumentation à travers laquelle il signale le manque d’une « terminologie commune pour désigner quotidiennement la langue » (l’évitement entretenu autour du terme shiKomori est souvent troublant), ainsi que le manque « d’un parler standard reconnu officiellement par les autorités ». Un vrai chantier pour quiconque chemine avec cette langue d’archipel. Où il est enfin question du rôle que Mohamed Nabhane entend attribuer à son imagier : « Tendre vers ce shiKomori standard ». En avançant 300 mots d’usage pratique, choisis sur des critères de nombre et d’intercompréhension, avec une légère prédilection pour le parler shiNdzuani.

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L’occasion pour lui de citer le linguiste Mohamed Ahmed-Chamanga, également son éditeur : « En raison de la surpopulation de leur île, les Anjouanais ont émigré au cours de l’histoire vers les autres îles (…) : la langue anjouanaise est ainsi le parler le mieux compris des Comores ». Les polémistes ne manqueront pas de commenter ce discours, l’auteur et son éditeur étant supposés « anjouanais », avant d’être « comoriens » dans le regard de certains. Un discours que les enfants, nés comoriens, français d’origine comorienne ou simplement étrangers voulant se rapprocher de cette langue, n’auront peut-être pas besoin de décrypter, le livre se suffisant à lui-même dans sa mission première. A savoir, offrir un outil d’apprentissage d’une langue sans cesse aux prises avec le français et l’arabe. Cet imagier dont le nom, masanamwana ya bako nabuhani, ressemble fort à un néologisme de circonstance (masanamwe, pluriel de sanamwe, image, accolé à mwana, l’enfant/ bako de vieux ou grand-père), est en effet un objet trilingue aux perspectives larges. Nabhane évoque même la possibilité pour ces étudiants comoriens, « voulant apprendre le français et l’arabe », de s’en nourrir.

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Illustré par Victor Freund, dédié à ces enfants et petits-enfants, en premier lieu, ce livre est l’œuvre d’un homme, qui, en permanence, tente de questionner son rapport au monde depuis un ancrage insulaire, où le verbe foudroyant du géant colonial a tout renversé sur son passage depuis un peu plus d’un siècle. Un cadeau pour des générations d’enfants à qui la mémoire de ce peuple doit être transmise, à défaut du paysage, lentement mais sûrement subtilisé. Il est clair que cet imagier fera son effet, ne serait-ce que par son aspect ouvert et accessible. 176 pages, dont le plus important, pour l’univers des tout petits qui le liront, se nichent dans les 143 premières pages : une somme de 286 images légendées. Un travail méritant d’être accueilli et discuté dans les écoles de l’archipel, au plus vite. Pour les raisons que l’on sait. Accès au livre et meilleure fréquentation des bibliothèques. La lecture est un de ces lieux où se forge l’avenir d’une espérance profonde, en une forme d’humanité encore à reconstruire sur ces îles. Cet imagier pourrait rendre un très grand service à des parents comoriens démunis et sans repères face aux réalités d’un monde devenu de plus en plus complexe. En tous cas, il saura cheminer aux côtés du fameux shikurasa, sans démériter. Et l’Etat comorien devrait y penser. L’Etat français, également, vu que Mayotte est toujours sous occupation. Un livre, donc, pour rebooster l’imaginaire d’un pays…

Soeuf Elbadawi

Masanamwana ya bako nabuhani, Komedit, 2015.