Au nom du groupe, les Anciens ont inventé une loi. Un code, pour ainsi dire, qui leur sert d’éthique dans l’entre soi. Kazambwa[1] en est son premier terme. Il aide à taire les crises ou à surmonter les tragédies. Mais il peut nuire à la cohésion communautaire, lorsqu’il n’est pas suivi de son corollaire : kazirendwa ou kazifanyiwa[2]. Ce texte est une tentative de récit autour de ce legs étrange, qui condamne certains à la folie et d’autres à l’autocensure.
Lorsqu’on évoque les secrets de famille aux Comores, on omet de préciser qu’il est aussi des règles pour les tenir. Ne jamais dire ce qui sourd du cercle, lorsqu’on lui appartient, corps et âmes, en fait certainement partie. Et les Comores sont la société du cercle, par excellence. Autrement dit, il y est rarement permis de critiquer le cousin, le voisin, le semblable, quelque soit le degré d’objectivité auquel on s’astreint. Pour ne pas déroger à la loi du groupe et de la proximité, des stratégies d’évitement, privilégiant le non-dit et le sentiment d’hypocrisie, ont été séculairement éprouvées. Ce qui ramène bien souvent à cette phrase, tenue en respect du coté de Ngazidja, mais qui jamais ne déroge à la ligne admise par tous : « ngari rambulanao ». On se connaît ! Et si tu pousses la limite trop loin, je pousse à mon tour, et on se scratche, forcément. Ce qui n’arrange jamais la communauté, qui, elle, ne pense qu’en se maintenir en vie derrière le masque.
Des citoyens peuvent, de cette manière, disserter, longuement, sur les travers de ceux qu’ils côtoient, à demi mots, derrière des paravents de sortilège, sans jamais avoir à se confronter, frontalement. Pour ne pas avoir à assumer le poids d’une querelle intestine, qui vous mine, vous détruit, vous met hors du cercle, on évite la lumière des faits au grand jour. Le comble des condamnations, c’est quand même d’être exclu du cercle pour en avoir trop dit ! Et c’est ainsi que des générations entières se tiennent par la barbichette, sans jamais se dire les mots qui fâchent. Il suffit d’une petite vérité à qui on lâche la bride en public, alors qu’on en discute de façon critique depuis des siècles dans l’arrière-cour de la maison, pour que le réel submerge le groupe, panique les uns et achève les autres, dans une cohue, où tout le monde s’amuse à feindre de n’en avoir jamais rien su. Et alors on vous cloue au pilori, on peut même vous massacrer, sans sommation. Habiles, les Anciens ont pour habitude de ménager le cercle, en laissant s’échapper cette phrase sibylline, entre deux conversations à huis clos : « ujua imoja ». Et si tu ne savais que l’envers de la chose ?
Le phénomène occasionne pourtant bien des dissensions dans les débats de société, générés par l’urgence et les usages du moment. Droit d’aînesse, respect des codes d’honneur, estime réciproque des citoyens de même classe d’âge, valeurs autoproclamées du vivre-ensemble, sont quelques-uns des mécanismes mis à contribution dans cette vieille pratique du secret de famille. La proximité aidant, seul le pétage de plomb permet de se dire quelques vérités. Nombre de ceux qui y recourent adoptent alors une forme de folie par intermittence, qui leur ouvre droit, plus tard, au pardon de leurs congénères. Dans ce cas, celui par qui le scandale arrive, celui, qui, en réalité, répète haut ce que tout le monde pense bas, celui-là est pointé du doigt, jusqu’à ce que le groupe l’arrache à sa folie à coup d’invocations religieuses et lui rachète une nouvelle conduite. Le pauvre ! Maskini ! Il faut le sauver, ne serait-ce que pour ne pas mettre sa famille en difficulté. Une situation qui n’est pas toujours facile à vivre, surtout lorsque le propos indexé méritait sérieusement d’être défendu, répondait à une nécessité de vie. La société, bien souvent, a besoin de son fou pour échapper à son enclos, et nul ne l’ignore.
Les habitants de cet espace archipélique se saisissent abusivement de ce legs pour s’éviter des scandales qui tâchent au grand jour. Difficile de parler des serrelamen et des soroda à Maore, d’évoquer les kabaila et les wamatsaha à Ndzuani ou encore de discuter des wandrwandzima et des wakaa zilio à Ngazidja. On risquerait de réveiller le monstre en nous, de semer une graine de révolte à la Tumpa ou de provoquer une révolte sociale. On préfère à la place jouer à ne pas savoir. La vérité doit rester cette masse informe suspendue au-dessus de nos têtes. Du moins, dans l’espace public. Ou bien on murmure, on suppute sans preuves, on escamote surtout les réputations entre deux portes, en feignant d’être plus bêtes que l’on est. On vous dira que tel et tel sont, et ne peuvent être que, ou finiront bien par. Art du détour ou de la dissimulation ? Cela dépend des forces en faction. Une équation douloureuse voudrait que de grands sujets de société deviennent tabous, histoire de ne pas éclater le peu de liant qui reste encore entre les habitants de cet espace. Critiquer la corruption ou le harcèlement des femmes dans les bureaux, s’en prendre au séparatisme ou au détournement des deniers publics, s’indigner contre ceux qui orchestrent des pogroms contre leurs cousins.e.s des autres îles ou pointer la responsabilité intellectuelle de ceux qui se trouvent à l’avant-scène du doigt, c’est courir le risque de stigmatiser et de nourrir un feu de haine. Le mieux, c’est de fermer sa gueule, même devant le crime de l’enfance que l’on cueille trop tôt (pédophilie) au saut du lit. A la capitale, ils disent « umia ». Ecrase ! En coulisses, au même moment, on te rappellera que tu as sans doute raison, mais que toute vérité n’est pas bonne à dire. Mais on menacera de te livrer à la vindicte populaire, si jamais tu oses dépasser la limite. Et c’est de cette façon que se noient les histoires de viol subies dans les huis clos de famille, sans que personne n’en sorte grandi. En attendant, ce sont les femmes et les enfants qui trinquent.
Ainsi se dessinent les jours mauvais dans cette société du kazambwa, kazirendwa ou du kazifanyiwa. Un code de bienséance aux contours discutables ! On tient le verbe en laisse pour que jamais la vérité ne dépasse. Les Comores sont si petites en surface que d’aucuns finissent par croire qu’ils se connaissent tous et risquent de se couper de l’entour. Ce qui nécessite d’oublier certaines vérités. A moins d’inscrire son pas dans une dynamique des inimitiés. Le plus drôle, c’est que tout le monde trouve tout le monde « hypocrite » dans une atmosphère pernicieuse, au sein de laquelle le « pris-en-flag » dans la pire des malversations ou des manigances politiques est à peu près sûr de circuler sans être pris en défaut, selon cette sacro sainte règle : « wambe zahahe, wetso hundra mdru yambe zahaho. Nawe we djusa bwe, wetso hundra nyoha ». En version libre express, cela donne : « Si tu te mêle de ses affaires, quelqu’un se mêlera des tiennes. Car qui soulève la pierre, trouve le serpent ». Alors, le mieux pour toi est peut-être de sombrer dans le silence comme tous les autres. Sinon, le groupe, par peur de la contamination, se liguera contre toi, d’un seul bloc, pour préserver sa cohésion. Il ira jusqu’à te calomnier, s’il le faut, pour disqualifier ton propos et se protéger des autres vérités déjà tues sous le manteau. Une leçon bien apprise par des générations d’individus formatées au silence, y compris par la tutelle coloniale, qui en a souvent usé pour faire taire les insurgés.
Pour les Comoriens, et ce n’est qu’un constat, le linge sale ne se lave jamais en famille. Le souci, c’est quand il concerne l’avenir de tout un pays. Faut-il ou non soulever la pierre, au risque de se retrouver avec une gueule de serpent dans le cerveau ? Faut-il s’étouffer dans son propre récit au risque de protéger la ligne adverse ? Roland Barthes, à son entrée au collège de France, prétendait – en parlant du langage – que le « fascisme » n’est pas « d’empêcher de dire », mais « d’obliger à dire ». Aux Comores, « celui-qui-dit » préfère se tromper d’analyse ou se fourvoyer à jamais dans le mensonge. Pour s’éviter les foudres de tous. Car les mots peuvent vite embarrasser dans cette société longtemps nourrie au feu du silence. Le groupe veille à ce qu’aucun bon mot ne dépasse de la phrase figée. Par peur du mot de trop, on s’amuse à conjuguer la relation par omission. Et si par mégarde, vous y parvenez, au verbe interdit, on ne vous signifiera pas que vous vous êtes peut-être gouré d’analyse, dans un débat valant bien son pesant, mais que vous êtes allés trop loin. Il ne sera pas question d’argumentation, ni d’objectivité. Il sera question de solidarité du groupe, afin d’obliger à dire ce qui arrange l’Être-ensemble. Seul moyen de s’en sortir, en dehors de la folie : l’autocensure, même si le réel vous brûle à même les doigts. A moins de se débrouiller pour que tout le monde répète la même vérité que vous. Car un viol dans cette société n’est un viol que si tout le monde le clame d’un même élan sur le bangwe. Un fait bien connu de la gente masculine, qui, toujours, en profite…
Soeuf Elbadawi