Post scriptum sur Mayotte la « swahil »

Mayotte, 101ème département français. Une île de l’archipel des Comores, qui aurait pu figurer un campement aux abords de Calais. Une enclave postcoloniale, et comme telle soumise à des mesures d’exception, à une gouvernementalité spécifique, qui s’inscrit dans la filiation de la « colonie ». Si la colonie a la forme d’une enclave, c’est parce que son premier modèle, c’est l’île. Une île conçue comme un isolat, comme un laboratoire, où pourront s’expérimenter de nouveaux modes d’exploitation, de gouvernement, de gestion des ressources naturelles, etc.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les récits utopiques ont presque toujours pour cadre des îles. Mais les colonies ne sont pas pour autant des utopies (emplacements sans lieu réel), ce sont des « espaces autres », des « hétérotopies » comme le soulignent Foucault, en se référant notamment aux colonies des Jésuites – les missions du Paraguay – de véritables microcosmes où la vie des Indiens était soigneusement réglée.

Under the dome : « Mayotte Channel Gateway »

Aerienne

A Mayotte, le port de Longoni se niche dans une baie ample et majestueuse délimitée par les entrelacs de la mangrove, les collines verdoyantes de la pointe nord et la ceinture invisible des récifs coralliens. Depuis toujours, la baie de Longoni offre un refuge aux navires de passage. « Ulingoni », cette racine bantoue désigne le « lieu d’escale » et nous renvoie donc à l’histoire précoloniale de Mayotte, à cette circulation millénaire des boutres et des pirogues à balanciers d’où est née non seulement la société archipélique des Comores mais aussi ce qu’on appelle la civilisation « swahili » (de l’arabe « swahil », « rives ») : un maillage de cités-Etats – Lamu, Zanzibar, Mogadiscio, etc. – qui jalonnaient les rives de l’Afrique de l’est et qui constituaient autant d’étapes sur la route de la péninsule arabique, de l’Inde, de la Chine, ou encore de la Malaisie.

C’est à cette Afrique swahili, au cœur de la 1ère globalisation marchande et culturelle de l’Océan indien – le système-monde afro-asiatique dont l’Europe n’était alors qu’une périphérie –, qu’étaient intégrés les ports de l’archipel des Comores et du nord-ouest de Madagascar. Ce qu’Edouard Glissant appelle « créolisation » s’est donc produit sur les rives africaines de l’océan indien, bien avant la colonisation des Amériques. En effet, à l’image des sociétés caribéennes, les mondes swahilis sont nés eux aussi de l’imprévisible, de la fécondation réciproque d’éléments culturels et de peuples infiniment divers : des Somalis, des Bantous, des Perses, des Yéménites, des Austronésiens, des Portugais, des réfugiés de toutes sortes – tous acteurs d’une archipélisation créatrice.

« Est-il raisonnable d’imaginer qu’une partie de l’archipel demeure indépendante et qu’une île (…) conserve un statut différent ? (…) Nous n’avons pas, à l’occasion de l’indépendance d’un territoire, à proposer de briser l’unité de ce qui a toujours été l’unique archipel des Comores. » C’est le 26 octobre 1974, à l’occasion d’une interview du Monde que Valéry Giscard d’Estaing, alors Président de la République, fait cette déclaration. Deux mois plus tard, lors d’une première consultation référendaire, 93% de la population du Territoire d’Outre-mer des Comores – comprenant les îles de Ngazidja, Mohéli, Anjouan et Mayotte – se prononce pour l’indépendance. Mais en juin 1975, sous la pression de différents lobbys (élite mahoraise, Action française, pressions américaines liées à la guerre froide, etc.), le gouvernement français opère un revirement radical et décide la tenue d’une nouvelle consultation (île par île, en violation du droit international) qui, en février 1976, donnera un semblant de légitimité au rattachement de Mayotte à la France. Depuis, l’ONU et l’Union africaine n’ont jamais reconnu la souveraineté française sur cette île.

En 2013, Longoni a été rebaptisé « Mayotte Channel Gateway » : ce n’est plus un port mais un « Hub », une plateforme logistique. Ce dispositif achève le processus de « containeurisation » de la vie mahoraise : qu’un porte-container ou un supertanker arrive en retard et c’est la panique, la hantise de la pénurie, des files indiennes interminables se forment devant les autels de la modernité que sont la station d’essence et le supermarché. Une des premières censures auxquelles on est confronté à Mayotte est cette faille géologique paradoxale qui sépare le 101ème département (depuis 2011) de son arrière-pays (l’archipel des Comores, le Canal du Mozambique), une faille qui s’élargit au fur et à mesure de l’intégration de l’île aux circuits marchands français : « Le monde est ici comptabilisé en containers, il n’est que cela, et c’est peut-être le meilleur des filtres possibles. » Les 4×4, les écrans plasma, les packs de bières, tout arrive par Longoni, un cordon ombilical qui lie Mayotte à la « Métropole » tout en soumettant ses habitants aux sortilèges de la marchandise : je ne me rapporte au monde que dans la mesure où je peux le consommer, la mer n’est plus espace de relation, elle ne me relie plus aux autres rives, mais à ma carte bleue, à mon crédit consommation, à mes allocations. Combien de fois entend-on dans la bouche de « Mahorais » ou de « Métros » l’expression « Mayotte, c’est pas l’Afrique, c’est la France ! »

Swahilisation intensive

barge-mayotte-pluie

Sous le dôme invisible de Mayotte, on entend encore l’appel des muezzins et les incantations des fundi wa madjini (les maîtres des djinns), mais on y célèbre surtout le culte du cargo, ces rituels à travers lesquels les Mélanésiens tentaient de capter les richesses occidentales en imitant de leur mieux les gestes et postures des opérateurs radio, des capitaines au long cours, des « sorciers blancs ». Dans Le discours antillais, Glissant a parfaitement analysé la mécanique du DOM (Département d’Outre-Mer), la « domisation » : il s’agit de convertir des fonds publics – des subventions, des dotations, des salaires et primes de fonctionnaires, etc. – en bénéfices privés au profit d’abord des grands groupes français (Total, Bouygues, Casino, etc.) qui forment des oligopoles et s’entendent donc sur les prix ; d’où le problème récurrent de la « vie chère ».

1Grève

Dans la continuité de l’exclusif colonial institué par Colbert au 17ème s., les DOM constituent donc des marchés captifs déguisés. Toute la puissance idéologique du système réside dans le fait qu’il se présente sous l’apparence d’un don de la France, transformant ainsi les « domisés » en éternels débiteurs d’un développement fictif et dévoyé. La domisation a pour effet non seulement de stériliser les initiatives, les productions, l’économie locale mais aussi d’évider le domisé qui, au fur et à mesure qu’il perd ses savoir-faire, se voit contraint pour garder un minimum d’estime de soi de se réfugier dans l’apparat et le « folklore ». C’est la phase ultime de l’assimilation, une colonisation parfaite puisque méconnue comme telle et désirée par le néo-colonisé.

Les alizés et moussons qui fécondent les « swahil  » (les navigations entre les escales de l’Océan indien s’effectuaient en fonction du cycle des vents) – le tissage centrifuge des « rives » –, c’est le modèle par excellence de la frontière comme lieu de vie, de pulsation et de symbiose créatrice. La « domisation », qu’il s’agisse de la politique d’assimilation des Outre-mers ou de la mise sous dôme sécuritaire – la mise en réseau et résonance des appareils de capture –, c’est la négation des rivages et de leur puissance archipélique. Appelons donc à de nouvelles « swahilisations » !

Dénètem Touam Bona

Ce texte fait pendant à un autre article du même auteur (Malaise dans le lagon) paru en mars 2016 dans le numéro 3 du journal Uropve, téléchargeable ici.