Vingt cinq voix pour un banquet du shungu. Vingt cinq voix faisant cercle autour de la migration depuis le Collège Gaucelm Faidit à Uzerche. A leurs côtés se dressent des mains amies ou proches, ainsi que quatre poètes errants, pour tisser un même récit au nom du vivre-ensemble. Le shungu est une manière de faire cercle, issue de la tradition comorienne. il y est question d’humanité retrouvée. Il y est aussi question d’un paysage de mots et de mets. Un festin qui en appelle à la dignité des hommes. Au festival des Nouvelles Zébrures.
20H30.
Plus de 70 personnes devant l’entrée de l’ancienne papeterie d’Uzerche. Face à eux, une table autour de laquelle, sous les projecteurs, Josua, Emilie, Emma et Marine, élèves de 3ème, entament une discussion autour de l’accueil des « migrants », rappelant à tous un imaginaire de “on-dit” au caractère douteux. “Déjà qu’il n’y a pas de travail pour nous”, “on ne veut pas accueillir toute la misère du monde”, “ce sont des violeurs”…
Silence et regards attentifs dans l’assemblée réunie par les jeunes eux-mêmes. Ce sont des parents, des grands-parents, des frères et des soeurs, des amis et des connaissances. Parmi eux également, Javed, Faisal et Naqeeb, afghans ayant fui la guerre pour atterrir à Calais, puis à Uzerche, il y a plusieurs semaines. Les adolescents les ont rencontrés, ont échangé avec eux. C’est autour de leur histoire et de celle de la migration qu’ils ont tissé leur fable d’un soir. « Ils nous ont raconté leur traversée, leur périple, c’était tellement dur. On ne savait pas que c’était comme ça. Personne ne le dit jamais quand on parle des migrants », confiait Maeva pendant les répétitions. « En ce moment on ne parle que des délabrements qu’il y a à Calais, pas des gens et de ce qu’ils vivent », continue Anaïs. Depuis novembre, avec Soeuf Elbadawi, artiste invité par Catherine Mournetas, leur prof de français, les jeunes réfléchissent à cette question de la migration, de l’altérité, du rapport à l’autre, au travers d’ateliers d’écriture.
Cette restitution d’un soir sous la forme d’un banquet du Shungu dans une ancienne usine de papeterie est un moment de partage pour la parole ainsi constituée. Le shungu, “ce repas comorien qui accueille tout le monde” comme le définissent ces jeunes, est une tentative de récit à plusieurs mains, soutenue par « quatre poètes errants » – le nom qui leur est donné dans la proposition – dont Jérôme Richer. Auteur et dramaturge, Jérôme en profite pour raconter l’histoire d’Anton, un jeune gitan, à qui la Suisse a refusé le droit d’asile dans les années 1940. Victime du racisme politique et de la politique d’anéantissement sur critères culturels, Anton a fini exécuté par les nazis. Le texte de Jérôme résonne dramatiquement avec l’actualité. Ce à quoi répondent les mots d’Iris, de Quentin, de Léa, de Josua, de Perrine et Lise, qui, seul ou en chœur, redisent les poèmes écrits sur “ces hommes, ces femmes, fuyant la guerre”, rencontrés à la Minoterie d’Uzerche. Des mots de résistance face au déferlement de vocabulaire médiatique et politique globalisant.
L’humain reprend sa place dans la bouche de ces jeunes de 15 ans. Parlant de la tragique traversée de Mare Nostrum : “ Les corps s’écorchent, / Les chairs se tordent, / Les cris s’étouffent, / Gisants / Laissés pour mort / Pieds et poings liés / Le souffle coupé / Les regards qui s’en détournent / Les regards qui s’en détachent / Perçons / Cette douleur / L-A-N-C-I-N-A-N-T-E / Colère / Désespoir / Rage sifflante / Des têtes se dressent / Il faudra vivre. ” Vivre ensemble, être ensemble. Un message face à ce qui se déploie déjà sous nos yeux, à savoir l’exclusion, le rejet, le repli sur soi, au sortir de la Méditerranée. A leur suite, Soeuf Elbadawi murmure à chaque groupe constitué d’une dizaine de personnes, qu’il mène à l’étage au dessus, à travers la coursive, ce constat : “ Ces êtres, qui, poussés par l’urgence vitale, se retrouvent à traverser une longue route semée de haines et de peurs, questionnent ce qui fonde notre humanité […] Ces hommes, ces femmes, ces enfants, que l’on nomme avec un langage à géométrie variable – migrants, réfugiés, étrangers – ont ce visage que beaucoup ne veulent plus voir. Ils ont un destin sur lequel parier devient difficile. Le début des récits à venir se fonde pourtant sur la réinvention possible d’un Être-ensemble, qui ne soit pas que l’expression d’une frange de population, portée par sa seule survie. ”
A l’étage, le son d’une voix, puis l’image, dehors, d’une femme, que l’on observe depuis une fenêtre, vitrée. Eclairée ou chauffée par un feu ( ?), elle empile de vieux vêtements abimés et clame les affres d’une Europe de l’exclusion et du rejet, les limites et les enjeux d’un futur à inventer, ensemble. Elle reprend les mots d’une préface, signée Marie Colombani dans Bienvenue à Calais, un livre paru chez Actes Sud : “ Ne laissons pas s’inscrire aux frontières de la France la devise qui orne l’entrée de L’enfer de Dante : « Toi qui entres ici abandonne toute espérance » ”. La femme qui joue se nomme Marie-Charlotte Biais. « On est presque dans une position de voyeur, mis devant le fait accompli de cette détresse, de cette vérité », témoigne le père d’Emma, une des élèves impliquées dans ce projet. Il se montre subjugué par cette réflexion mise en partage. Marie-charlotte Biais, comédienne, française, fait partie des quatre poètes errants conviés. Des « professionnels de la parole », venus soutenir la parole de ce shungu des jeunes. Shungu, en langue shikomori, signifie le cercle. Une communauté en puissance, même si ce n’est que pour un soir. Chaque groupe s’avance ensuite vers la salle du banquet, proprement dit, accueilli par ses quatre chandeliers, assiettes blanches et table noire garnie de victuailles ramenées par ce public à la fois spectateur et acteur d’un soir. Une fois tout le monde assis, quatre jeunes se lèvent pour conter cette fois-ci, à la première personne du singulier, la vie de ces hommes rencontrés à Uzerche, leur long périple, leurs espérances. Pendant une trentaine de minutes, autour d’un repas, les jeunes, leurs hôtes, échangent sur ce qu’ils vivent – ce parcours déambulatoire – et sur la migration. Puis tout le monde est convié à se poser sur une passerelle pour suivre un court-métrage de Farouk Djamily. Un portrait de Zaïnaba, immense chanteuse comorienne, surnommé « la voix d’or », vivant en France et racontant sa migration à elle : “ On ne quitte pas son pays avec joie ”, confie-t-elle doucement.
Soudain, au loin, à l’extrémité du bâtiment industriel, s’élève sa voix. Zaïnaba, en quatrième poète errant, est là, à l’autre bout des coursives, si loin et pourtant si proche de ce public, entonnant une berceuse, dont l’une des phrases interpelle ceux qui en demandent la traduction, séance tenante : « Enfant, je t’éduque bien pour qu’un jour à ton tour tu t’occupes de moi ». La transmission des valeurs d’une génération à l’autre, avec l’espérance en bouclier. Deux heures de récit en mouvement pour un banquet du shungu. Cette tradition détournée du pays d’origine – les Comores – pour devenir l’expérience éphémère d’une humanité en devenir. Dans les yeux pétillants de ces jeunes collégiens et dans les réactions de leurs parents et entourage, le sentiment d’une forme de tremblement de la pensée. « Simplement remarquable, bluffant », « ils ont fait preuve d’une grande maturité ». Et ce n’est pas madame la principale du collège Gaucelm Faidit qui dira le contraire, elle, qui s’exclame : « Je suis bluffée, sous le charme, conquise par ce qu’ils ont pu dire, ils nous ont rappelé qui on doit être. C’est fort quand ça vient de nos élèves. De l’engagement, des valeurs, l’école telle qu’elle devrait être en fait. » Au sortir de cette soirée, programmée dans le cadre de l’édition 2016 des Nouvelles Zébrures, l’évidence : « la poésie est une arme de construction massive ». Ces jeunes l’ont bien exprimé. Et les mots du poète Abdellatif Laâbi, épinglé sur les murs de la librairie accolée à la papeterie d’Uzerche, résonnant en écho : « J’affirme qu’il n’y a d’être humain / que Celui dont le cœur tremble d’amour /pour ses frères d’humanité […] J’atteste qu’il n’y a d’être humain / que Celui qui combat sans relâche / la Haine en lui et autour de lui / Celui qui / Dès qu’il ouvre les yeux au matin, / se pose la question : / Que vais je faire aujourd’hui / pour ne pas perdre ma qualité et ma fierté / d’être homme ? »
Anne Bocandé
Avec des élèves de la classe de 3ème A du collège Gaucelm Faidit à Uzerche, leurs parents et amis. « Quatre poètes errants » : Soeuf Elbadawi (auteur), Jérôme Richer (auteur), Zainaba (chanteuse), Marie-Charlotte Biais (comédienne). Sur une proposition du Muzdalifa House, de Catherine Mournetas et de Soeuf Elbadawi. Au festival des Nouvelles Zébrures 2016.
Vous pouvez télécharger le supplément n° 8 du Muzdalifa House sur le banquet du shungu à Uzerce, en cliquant sur ce lien : SUPP UZ 16.