Drôle d’histoire ! Comores Informatique Services, devant les tribunaux, pour une affaire de contrefaçon, compte exiger des dommages et intérêts à l’une des victimes de son activité, la Bouquinerie d’Anjouan, le libraire de Habomo. Son tort ? Avoir joué les lanceurs d’alerte et porté plainte contre une pratique mettant les acteurs liés à la chaîne du livre aux Comores en péril, au détriment – à terme – du citoyen. Entretien avec Isabelle Mohamed.
Une plainte se retourne contre la Bouquinerie d’Anjouan, dont vous êtes la gérante. Une plainte pour contrefaçon. De quoi s’agit-il exactement ?
Depuis quelques années, nous avons assisté au développement d’une pratique de photocopie de manuels scolaires, à l’occasion de la rentrée scolaire. Au début, il pouvait s’agir de manuels épuisés et devenus introuvables, mais très vite nous nous sommes rendus compte qu’il s’agissait de manuels toujours commercialisés, qui ont été intégralement photocopiés. Dans un premier temps, ce sont certaines écoles privées qui ont fait photocopier les manuels chez les imprimeurs pour les revendre aux parents, ensuite. Cette année, le problème a pris une nouvelle ampleur. Un commerçant spécialisé en informatique, devenu imprimeur, s’est lancé dans la duplication et la reliure à grande échelle de toutes sortes de manuels scolaires. Il a fait publicité de son offre commerciale à la télévision, et s’est donc livré à la vente publique en son magasin d’ouvrages intégralement photocopiés et reliés au sein de son imprimerie.
Il existe des textes très clairs, qui régissent les droits sur les livres et qui interdisent – dans tous les cas – la photocopie intégrale d’un ouvrage. Ceci commence dans la Déclaration des Droits de l’Homme (art.27) pour arriver à la Convention universelle sur les droits d’auteurs, qui instaure une véritable protection juridique pour les œuvres, laquelle se manifeste par le symbole du copyright ©. Il faut comprendre que même si ces ouvrages intégralement photocopiés étaient distribués gratuitement, ce serait une infraction à la loi. Alors quand il s’agit de commerce, c’est encore plus illégal. Avec de telles pratiques, ce sont tous les acteurs de la chaîne du livre qui sont lésés. Nous avons donc pensé qu’il fallait informer la population sur toutes les étapes que représente la production d’un manuel scolaire, depuis sa conception jusqu’à sa commercialisation. Il s’agissait de déclencher une prise de conscience. Puis devant l’ampleur de l’entreprise engagée par ce commerçant, il nous a semblé indispensable de porter l’affaire devant la justice pour que cessent de telles pratiques. Nous avons donc déposé plainte pour : « photocopie de manuels scolaires en dehors de l’usage privé du copiste ; contrefaçon de manuels scolaires ; concurrence déloyale ».
Nous avons engagé un avocat et l’audience a eu lieu le 24 novembre dernier, le jugement doit être rendu le 22 décembre prochain.
Quel mécanisme s’est mis en place ?
Avant même l’audience, des pressions ont été faites par des proches pour que la plainte soit retirée. Ce n’était pas imaginable, puisqu’il s’agit d’une question de principe et de droit.
Lors de l’audience, des faits surprenants se sont produits. Le juge a annoncé que le dossier était vide. Il était pourtant complet au moment de son dépôt. Mon représentant et l’avocat ont à nouveau produit les pièces et les preuves établissant les faits. Le prévenu a alors prétendu ne jamais avoir photocopié les ouvrages. Lorsque les ouvrages photocopiés et assortis des factures émises par le prévenu ont été présentés, la défense a alors choisi de prétendre que ces ouvrages n’étant pas ma propriété, je n’avais pas à porter plainte. L’avocat de la défense a déclaré que puisque son client avait acheté les livres il pouvait continuer son activité. Une facture a été produite et ajoutée au dossier après l’audience. Si l’on devait y ajouter foi, elle ne correspond de toute façon qu’à des achats à l’unité et vient donc corroborer le fait que le prévenu aurait bien fait cet achat pour se consacrer à la duplication, ensuite.
Toute la procédure semble avoir été marquée par une volonté collective de ne pas reconnaître l’infraction commise et le tort causé à tous les acteurs de la chaîne du livre.
En toute bonne foi, vous défendez des valeurs et des principes qui fondent les métiers auxquels vous êtes affiliés, et un rapport citoyen à la chaîne du livre. Cette machinerie en place profite à qui ?
Il s’agit de toute évidence de protéger un entrepreneur de la place, au mépris de toute idée de droit et de respect des règles.
Au détriment de qui ?
C’est tout d’abord l’idée même de la justice qui est attaquée. Les faits sont suffisamment simples et faciles à comprendre. S’il est possible qu’une procédure se déroule ainsi, le citoyen va conclure que tout est permis et qu’il n’est pas possible de faire valoir le droit.
Dans le cas précis de cette pratique, ce sont tous les acteurs de la chaîne du livre, ensuite, qui ne peuvent plus voir leur travail rémunéré : perte des droits d’auteurs, perte sur investissement pour les éditeurs, perte pour le libraire qui prend le risque de commander, d’acheminer et de stocker des ouvrages.
Pour ce qui concerne la Bouquinerie d’Anjouan, il s’agit aussi d’une concurrence déloyale. Il n’était pas possible de rester sans réagir devant une activité qui met en péril – à terme – le travail de trois salariés. Très choqués, ils ont senti le besoin d’être défendus.
Mais les premières victimes de ce genre de pratique, ce sont tous les acheteurs de livres. On leur propose des ouvrages de moindre qualité à des prix qui sont parfois les mêmes que les ouvrages authentiques. Et il n’y a plus rien pour défendre leur droit à une offre exigeante, à des livres de qualité. De manière générale, cela encourage la contrefaçon, qui, dans d’autres domaines, est dangereuse pour la santé, et même la vie des gens (médicaments par exemple).
Enfin, il faut bien comprendre que dans le cas de la contrefaçon de manuels scolaires, c’est l’existence du livre qui est menacée. Pour qu’une librairie puisse proposer des ouvrages divers, notamment les écrits des auteurs locaux ou d’une littérature venue de tous les horizons et pour tous les âges, il faut un certain volume de ventes régulières que seuls les manuels scolaires peuvent garantir. A terme, c’est la disparition de l’offre de librairie sur le territoire, qui est en jeu. Si cette pratique perdure et s’étend, tout le monde y perdra et l’on ne pourra même plus s’offrir un dictionnaire. Il semble que le prévenu se proposait de vendre aussi à Mohéli et, qui sait, à la Grande Comore.
Quelles sont les éditions concernées ?
La production d’ouvrages photocopiés et reliés concerne les ouvrages scolaires utilisés dans les établissements d’enseignement, et particulièrement les éditions de type Edicef (Ipam) ou Hatier International (Flamboyant), Nathan et Hachette également. En fait, tout est possible, puisque c’est une production à la demande.
Il semble que l’avocat du faussaire vous exige des dommages et intérêts…
En effet, l’avocat de la défense a non seulement plaidé la relaxe. Mais il a requis 2 millions de francs comoriens de dommages pour atteinte à la notoriété de son client et 300 000 FC de frais d’avocat. D’après lui, le porteur de la plainte est coupable.
Que disent les acteurs du livre dans l’archipel, vos collègues libraires, les écoles et les parents consommateurs du livre, l’éducation nationale ?
Sur place, beaucoup de clients de la librairie soutiennent notre démarche et comprennent que c’est une pratique inadmissible. Certaines écoles privées restent attachées à la qualité et à la défense du livre. Elles ont aussi compris depuis longtemps qu’elles devaient s’organiser pour commander et préparer leur rentrée. Pour le moment, le soutien s’arrête là. Notre travail de plus de vingt ans est reconnu et ne peut être balayé de la sorte. Mais il est aussi très clair qu’il ne faut pas que cette pratique perdure. Dans l’attente de la décision de justice en qui nous voulons avoir confiance, nous n’avons pas cherché à solliciter le soutien de quiconque sur place. Notre souci était plutôt d’informer les potentielles victimes de cette pratique, afin de réduire la clientèle pour la contrefaçon.
Maintenant que l’information commence à circuler sur ce qui est en jeu, beaucoup sont scandalisés. Mais si l’intérêt commence à naître, on sent malheureusement aussi poindre un certain fatalisme.
Avez-vous essayé de mobiliser la communauté des auteurs et éditeurs sur cette question ? Il y a quelques années, le CDS à Moroni[1], sur l’initiative d’un encadreur, s’est mis à copier deux ouvrages parus chez Komedit, pour les revendre sous forme de manuel à prix réduits aux élèves du lycée Saïd Mohamed Cheikh…
Pour le moment nous avons sollicité et obtenu le soutien du principal éditeur concerné pas les contrefaçons (Hachette/ Hatier International), qui nous a adressé un courrier que nous avons porté au dossier. On verra s’il en sera tenu compte. Komedit est informé de notre démarche et de la situation. Nous attendons le verdict. Nous espérons ne pas avoir à solliciter le soutien des uns ou des autres à ce niveau. Toutefois si justice n’est pas rendue, tous les acteurs du livre aux Comores seront alors en danger et il faudra réagir.
Propos recueillis par Soeuf Elbadawi
[1] Centre de documentation, au lycée de Moroni, aux mains du Syndicat des enseignants, actuellement.