Des livres et des joutes

Parfois, il faut dire les choses, pour aller mieux. Sans polémiques, ni excès. Juste rappeler les faits, pour permettre à tous d’y voir clair. 2017 est annoncée partout comme l’année du livre aux Comores. Il est permis d’en douter, mais si c’était le cas, nous serions les premiers à applaudir l’événement des deux mains.

2017 paraît faste à qui le voudra. Pour nous autres, ce sera jambe de bois et crise de foie. Nous, qui ? Les petits artisans de la vie culturelle aux Comores. Ceux à qui l’on ne promet pas la lune, mais à qui chaque matin offre la possibilité de retisser une autre histoire sur l’humanité rampante. Il faudrait dresser l’état des lieux de la création dans ce pays pour se rendre compte d’un paradoxe effrayant. Tant de chercheurs, d’artistes, d’intellectuels, sur orbite, et si peu d’alternatives, si peu de questionnements, si peu de dynamiques porteuses de sens. Tout le monde s’empresse de monter festivals et événements à résonnance médiatique, avec joutes de mzirengo à l’appui. Personne ne se pose la question de savoir comment se fabrique le contenu, que l’on annonce dans ces événements. Arts contemporains, danse, musique, cinéma, littérature, mais pour quels enjeux ? Et qui produit ? Et dans quelles conditions ?

C’est un peu comme pour cette histoire d’un salon du livre improvisé en moins d’un an, autour duquel beaucoup de monde s’aligne, y compris les représentants de l’Etat, sans s’interroger le moins du monde sur les tenants et les aboutissants d’une telle opération. Nul ne le dit, qu’au départ, il y eut cette demande officielle de la part d’une attachée française de coopération, encourageant les auteurs comoriens à se laisser enrôler en association. Savait-elle qu’il existait déjà des espaces de regroupement que les auteurs eux-mêmes boudaient ? La France a toujours cherché à réguler nos inimitiés sur une affiche de cinéma bon teint. Elle l’a fait en politique avec les résultats que l’on sait, dans l’économie avec les chiffres que l’on tait. Il n’y avait pas de raisons pour qu’elle ne s’invite pas dans le domaine de la culture. Sauf que Pohori ou Kalam ont existé avant cette velléité d’organiser notre monde des livres et des lettres. Aboubacar Said Salim, doyen des écrivains de langue française, qui n’a jamais manqué une occasion de dire son fait à l’ancienne puissance coloniale, en a d’ailleurs été l’un des principaux initiateurs.

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Aboubacar Said Salim, doyen des écrivains comoriens de langue française, au Muzdalifa House.

Moins drôle ! C’est le même Aboubacar Saïd Salim, qui, depuis cinq ans au moins, prêche pour l’organisation d’une foire littéraire ou d’une journée des libraires, sans que personne ne lui prête la moindre attention. Ni l’Etat, ni les auteurs eux-mêmes. Mais il est clair que sa proposition ne pouvait se mesurer à celle d’une ambassade de France, qui, selon un papetier de la place, promet 12.000 euros à l’organisation de ce salon du livre, labellisé Comores Océan indien. Une somme en réalité négligeable pour un tel événement, mais qui a permis à un certain nombre d’animateurs culturels de s’attribuer comme par magie l’organisation de la dite manifestation, en omettant de dire qui en est le véritable instigateur. On n’en saurait presque rien, si l’ambassade elle-même ne le faisait pas entendre. En novembre 2016, lorsque le département des lettres à l’Université des Comores est sommé – c’est le moins qu’on puisse dire – de faire partie de la dynamique, c’est une représentante de la coopération française qui se déplace, pour signifier l’obligation de s’aligner. Certains des organisateurs ne manquent par ailleurs pas de rappeler la générosité de l’ambassadeur, pour lever le doute.

Passons sur les 12.000 euros, qui ne représentent pas grand’chose dans la mise en place d’un tel rendez-vous, mais que l’écrivain Aboubacar Saïd Salim, reconnaissons-le, n’a jamais eu entre les mains. Ce qui explique que personne ne lui ait jamais prêté attention, sur ce sujet. Parlons plutôt de l’intérêt soudainement exprimé par un certain nombre d’écrivants, qui sont loin d’être des artisans de la vie littéraire, si l’on s’en tient aux 10 dernières années, mais qui trouvent tout d’un coup l’énergie de défendre la vie du livre aux Comores. A quelles fins ? Animer des ateliers d’écriture, accompagner de jeunes plumes, dénicher des contenus inédits, défendre l’accès au livre, militer pour la création d’un fond de bibliothèque dédié à l’histoire et à la mémoire, publier des livres politiques, qui, sans soutien, n’existeraient pas, inventer une économie pour que ce qui interroge le patrimoine se fasse entendre, produire des expositions relatant des pans de l’histoire littéraire de ce pays, négocier des kilos de livres imprimés en France, mais difficilement diffusables dans notre espace, sans un effort de chacun, promouvoir les lettres comoriennes dans un circuit de diffusion international…

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Des élèves ayant suivi le programme Gens du Shantiye au Muzdalifa House, un atelier d’écriture dédié à la découverte de très jeunes plumes. Leurs travaux vont paraître, bientôt.

Voilà quelques-unes des actions qui permettent de parler d’un véritable artisan de la vie littéraire. Se faire payer une affiche de salon, où les auteurs se contentent de dédicacer leurs livres pour facebook, de courir les écoles et les places publiques pour des conférences à sens unique, sans se demander si les parents ou les enseignants vont se donner les moyens de défendre le livre au quotidien, peut être totalement vain, ou se réduire uniquement à une sorte de tourisme culturel, lorsqu’on a les moyens en plus de s’offrir la présence de deux ou trois signatures étrangères, pour faire international ou régional. Le livre est une nécessité, encore faut-il saisir son importante dans l’imaginaire en reconstruction d’un pays encore sous tutelle. Et bien sûr, qu’il faut arrêter de voir le mal partout. L’organisation d’un salon du livre n’est pas forcément une erreur en soi, d’autant que l’Etat, par mimétisme compulsif, s’engage, lui aussi, à accompagner l’événement. A hauteur de combien ? Et pourquoi, aujourd’hui, et non hier ? On nous dit que le président Azali n’est pas Ikililou. Et tant pis si les agents du ministère de la culture – les mêmes qu’hier – n’ont jamais pris la proposition du doyen Aboubacar Saïd Salim au sérieux.

On est quand même en droit de s’interroger sur leur revirement, soudain. Et même si le chef de l’Etat, himself, annonce son soutien à l’événement depuis deux semaines, questionner les enjeux réels de cette micro dynamique est loin d’être vain. Un journaliste d’Al-Watwan expliquait qu’à l’inauguration d’un festival de danse, l’an dernier, l’ambassadeur de France pérorait à l’Alliance française de Moroni, en déclarant que sans l’aide de la coopération française, il n’y aurait pas de scène culturelle dans ce pays. En d’autres temps, d’autres lieux, cela aurait probablement choqué. Ici, le propos n’a dérangé personne. Et nous espérons sincèrement que la suite des événements ne lui donnera pas raison, et que l’Etat ne s’alignera pas, à la demande de quelques écrivains et intellectuels médiatiques, juste pour donner l’impression de s’intéresser au livre, le temps d’une campagne peu coûteuse. Quand rien n’a été fait par le passé, il est facile de donner l’impression de vouloir faire. Mais tôt ou tard, les bonnes questions reviendront à la charge. Qui devra y répondre ?

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Shenaz Patel ou les voix restituées de Charlesia et de Désiré sur le grand scandale des Chagos, situées non loin d’ici.

Les Comoriens disent mru kado mana na ndjema[1]. En novembre, Damir Ben Ali nous disait très justement qu’il ne fallait pas être contre un tel projet, même si ambiguïtés il y a. Mais peut-on réduire un tel débat à une simple histoire de « pour » et de « contre » ? Ce serait faire peu de cas de nos inquiétudes. L’ambition du mail adressé par l’attachée de coopération, l’an dernier, était clairement d’organiser ou d’aider à organiser les auteurs d’un pays. L’initiative d’un salon du livre, à l’occasion duquel on convie nombre d’auteurs de la région, étant de toutes manières un service rendu à la vie littéraire de ce pays, s’en inquiéter semble inutile. Ou peut-être que ce sont les initiateurs du projet qui devraient s’inquiéter. Figurez-vous qu’ils convient Shenaz Patel à Moroni. Patel est l’auteure mauricienne d’un superbe roman : Le silence des Chagos[2]. Un livre qui montre comment on a dépossédé un peuple d’une partie de son histoire et de sa terre. Quelque chose qui rappelle ce qui nous arrive avec Mayotte occupée par la France. Pour le coup, on ne peut pas dire que les organisateurs se trompent totalement de contenu, puisque Shenaz Patel va rappeler à tous que la littérature sert aussi à défendre l’âme d’un pays, et que le rôle de l’écrivain est aussi de défendre des valeurs, des idées, un esprit de justice, dans son monde. Quelqu’un l’a certainement lue, pour l’avoir proposé au programme. Mais Shenaz Patel est-elle vraiment au courant de ce qui se vit aux Comores ?

D’après nos dernières informations, Mohamed-Ahmed Chamanga, des éditions Komedit, ainsi que Damir Ben Ali, sont la caution du cercle en charge de cet événement. Par leurs actions passées, ils ont pris part aux alternatives orchestrées autour du livre dans le pays. Mais auront-ils assez de voix pour faire entendre les interrogations de tout un pays, dans une dynamique dont l’initiative ne nous appartient pas ? Nous, Comoriens ! Si nous prenons la question du livre à bras le corps, nous savons qu’un décret d’application attend d’être signé pour permettre aux « Accords de Florence » de faire circuler les objets culturels, dont le livre, sans être taxé en douane. Qui y pense, vraiment, à cette histoire ? A l’époque où le Muzdalifa House servait de laboratoire culturel, nous avions essayé de contribuer à ce débat, en proposant, avec Aboubacar Said Salim, Hassan Ahmed Halidi et Oluren Fekre, un projet de loi, adressé au ministère de l’éducation et de la culture. Entre temps, cette loi est passée à l’assemblée, et personne n’a pensé à nous prévenir. Sans doute que ses défenseurs au ministère attendent de voir le décret d’application arriver, avant de nous comptabiliser parmi ceux qui ont œuvré pour l’existence de cette loi. Nous ne sommes pas les seuls, mais on n’entend pas beaucoup parler de ceux qui ont ferraillé contre nos ministres de la culture, pour que cette loi existe.

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Le carton d’invitation que nous avions adressé au public du Muzdalifa House en 2010. A l’occasion d’une expo sur la littérature comorienne, du lancement du livre Petites fictions comoriennes et de la campagne pour la ratification des accords de Florence.

D’autres questions se poseront, ensuite. Celle, concernant le procès fait à la seule libraire défendant le livre comorien dans l’archipel, Mme Isabelle Mohamed, gérante de la Bouquinerie d’Anjouan à Habomo, aurait dû interpeller les organisateurs de cette manifestation. Un mauvais procès, où elle le risque d’avoir une amende de  4.000 euros de dommages et intérêts, pour avoir dit qu’une société de la place, Comores Informatique Service, s’adonne à la contrefaçon. Un rôle de lanceur d’alerte, qui n’a interpellé, ni l’opinion, ni l’Etat, ni les nouveaux amis du livre dans l’archipel. Il n’y a même pas eu de réaction de la part d’une corporation des libraires, qui, au-delà de la vente en papeterie, espère gagner des ronds, en revendant des livres. Le procès s’est tenu à la fin 2016 à Mutsamudu. Et l’imposture y a gagné, sans qu’aucun avocat du livre ne s’interpose. Dans un entretien, paru en décembre, la libraire nous expliquait qu’il s’agissait « de toute évidence de protéger un entrepreneur de la place, au mépris de toute idée de droit et de respect des règles ». Elle était précise, dans le propos : « Il faut bien comprendre que dans le cas de la contrefaçon de manuels scolaires, c’est l’existence du livre qui est menacée. Pour qu’une librairie puisse proposer des ouvrages divers, notamment les écrits des auteurs locaux ou d’une littérature venue de tous les horizons et pour tous les âges, il faut un certain volume de ventes régulières que seuls les manuels scolaires peuvent garantir. A terme, c’est la disparition de l’offre de librairie sur le territoire, qui est en jeu. Si cette pratique perdure et s’étend, tout le monde y perdra et l’on ne pourra même plus s’offrir un dictionnaire. Il semble que le prévenu se proposait de vendre aussi à Mohéli et, qui sait, à la Grande Comore ». Et dire qu’on organise un salon pour le livre aux Comores au mois de mars…

Soeuf Elbadawi

[1] Ne jamais s’opposer à ce qui est bien.
[2] Éditions de l’Olivier, Paris, 2005.
Un salon du livre pour quoi faire, dites-nous?, tribune de la libraire Isabelle Mohamed, gérante de la Bouquinerie d’Anjouan.
Salon du livre et autres carences en perspective., tribune du poète cardiologue Anssoufouddine Mohamed.
Contrefaçons de livres au tribunal de l’Union, sur l’affaire Bouquinerie d’Anjouan-Comores Informatique Services.