Conversation d’auteurs, gistwara de poètes. Les mots ont ceci de perturbant qu’ils finissent par nous acculer au bon sens. En novembre 2016, Jérôme Richer, homme de théâtre genévois, parti se plonger dans le Moroni de l’ailleurs s’est mis à trafiquer du verbe avec Anssoufouddine Mohamed, cardiologue de métier et poète des bords de rive insulaire, établi à Mirontsy. Le premier est l’auteur de Défaut de fabrication (Espace 34), le second de Paille en que et vol (Komedit). Ils se sont rencontrés, lors du 1er Badja Place à Moroni. Des hommes et de la solidarité…
Anssoufouddine Mohamed. Ta rencontre avec les Comores s’est faite par le truchement d’un auteur, Soeuf Elbadawi, avec qui tu as œuvré autour du shungu. Je parle bien sûr de cette institution, mettant en présence des hommes et des femmes venus de loin, en quête de quelque havre de vie, s’engageant sur le principe constitutif du don et du contre-don, dans le but de faire société, ensemble.
Venus de partout, austronésiens, perses, bantus, arabes, portugais ou encore indiens, ils se sont installés sur nos rives pour faire peuple. Le shungu leur a permis de transcender les différences et les inégalités, de donner naissance à ce peuple, parmi les plus vieux de l’Océan Indien : les Comoriens.
J’ai cru comprendre l’intérêt que suscite en toi, comme en nous autres, âmes sensibles, cette utopie du cercle retrouvé. Et cela me semble normal, dans un monde qui va de plus en plus mal, où les inégalités et le repli augmentent, sans cesse. Le vivre-ensemble reste de plus en plus hypothétique.
Interroger les modes de fonctionnement sociaux anciens tel que le shungu, nous aiderait à ouvrir le champ des possibles, à réconcilier l’humanité avec l’innocence de ses origines. D’ailleurs, tu le dis si bien dans un de tes textes : « Au commencement, il n’y avait rien/ Enfin presque rien/ Des montagnes/ Des fleuves/ Des forêts qui s’étendaient à perte de vue/ Des failles/ Gouffres/ Lieux obscurs peuplés de créatures magiques/ Au commencement, il n’y avait pas de frontières/ Aucune limite/ La terre était à tout le monde/ La terre était à personne/ Le foyer était là où était le feu »
Cette évocation contemplative, nostalgique et idyllique des origines perdues que nous notons, ne trouve-t-elle pas son écho dans une poésie de l’action, celle de Soeuf Elbadawi, celle du shungu ?
Car nous ne l’avons pas oublié, ce voyage aux Comores fait suite à ce banquet de shungu qui a eu lieu en avril 2016 dans un collège à Uzerche. Avec Soeuf, deux autres artistes, des élèves, des parents, des proches et des amis, vous vous êtes élevés contre le racisme, en tramant une version revisitée du vivre-ensemble, moment sublime où se sont emmêlées les rumeurs des mots et des fumets.
Jérôme Richer. Je ne peux qu’avancer prudemment pour parler du shungu. Je ne le connais qu’à travers ce que m’en a raconté Soeuf et je n’aurais aucune légitimité ici, ni même ailleurs de parler de cette tradition en spécialiste, ni même en amateur éclairé. Mais il y a des mots prononcés qui ont fait écho avec mes préoccupations. C’est cette question de l’utopie, d’un espace, le cercle, où la succession de dons et de contre-dons rend ceux qui participent au shungu égaux, au-delà des différences qui les constituent.
Je crois profondément que nous avons besoin d’utopie, c’est-à-dire pour reprendre le sens que donnait Thomas More à ce terme, qu’il nous faut établir des projets de société idéale réalisables. Le shungu me semble pleinement correspondre à cette définition. Et mieux, il a déjà été réalisé. Et c’est en ça que j’ai souhaité participer à la réactivation d’une tradition qui, même si je n’en maitrise pas tous les contours, me semble porter la promesse d’une humanité réconciliée.
Depuis quelques années, la question de la communauté est au centre de plusieurs de mes textes. Comment une communauté se constitue ? Autour d’un projet commun, un idéal collectif ou contre un groupe social prédéterminé ? Plus largement, qu’est-ce que nous faisons ensemble ? Je ne peux me résoudre au règne du chacun pour soi et du bonheur qui se fonderait dans l’accumulation maximale de fric. Quand j’écris Au commencement, c’est avant tout à ça que je pense, à un idéal où il n’y aurait pas de frontières entre le nous et les autres, un idéal où l’homme appartient à un grand tout et ne s’érige pas en dieu face au reste des animaux. Contrairement à ton interprétation, il n’y a pour moi aucune nostalgie dans cette évocation. Il s’agit avant tout d’un appel à retrouver cet état, même si je suis conscient que cet état est en grande partie le produit de mon imagination et que la réalité des premiers temps de l’humanité était toute autre.
Au cours de mon séjour aux Comores, on m’a demandé plusieurs fois de hiérarchiser les cultures suisse et comorienne, comme si l’une pouvait être supérieure à l’autre. Évidemment certaines cultures semblent avoir laissé des traces plus fortes que d’autres. Mais ce n’est pas ça qui importe. Quand je rencontre Soeuf Elbadawi, je ne me dis pas : lui est comorien, moi, je suis suisse. Je rencontre avant tout un poète qui parle ma langue, dont je comprends les préoccupations, un homme qui connait la force du langage poétique et sa capacité à nous grandir.
Quand j’anime un atelier d’écriture avec ce qu’on appelle en Europe des migrants, il y a cette phrase que je me répète en boucle : “C’est le hasard qui fait que je suis né, ici plutôt que là-bas.” Me répéter cette phrase me permet d’appréhender l’expérience de l’autre, n’importe quel autre, comme un possible, et, de ce fait, d’abolir nos différences, pour mieux sentir ce qui nous unit.
Au groupe scolaire Avenir de Moroni. De gauche à droite: un enseignant de français, le directeur, un représentant du Badja Place et du CCLB, les poète Anssoufouddine Mohamed et Jérôme Richer ensuite.
Anssoufouddine Mohamed. C’est vrai qu’il s’agit pour toi d’un primo-contact avec ces îles, je ne t’encombrerai donc pas avec l’histoire des Comores. Mais aussi loin que nous remontons cette histoire, le shungu revient comme élément fondateur, irréductible, en termes de structuration des relations et des rapports régentant l’être-ensemble.
Seulement au gré des âges, à la faveur de l’histoire et de ses aléas, ce projet natif a engrangé d’autres plans, d’autres ambitions et d’autres idéaux. Au point d’en être arrivé aujourd’hui à cette organisation informe du pays, au fonctionnement factice, hérité de la colonisation française. Laquelle colonisation, ne l’oublions pas, est née du capitalisme, qui, en ce début de 21ème siècle, finit par engloutir le Terre entière dans son fonctionnement. Nous autres, pays du sud, subissons à ce jour le double fardeau de la colonisation et du néo libéralisme.
Toutes ces circonvolutions pour en arriver au mot révolution. Ce mot a beau être fantasmé et galvaudé, son étymologie aiderait, à mon avis, à lui restituer un sens neutre : du latin revolutio, retour au point de départ.
Je retrouve là ce besoin pressant du poète à remettre les compteurs à zéro et à renouer avec un concept des origines, le shungu. Ce besoin, je le vis comme un désir de révolution. Une nécessité absolue de transformation sociale. Il n’y a là à mon avis aucune prétention, mais juste la réaction d’un homme face à un monde exténué. Cette envie participerait peut-être du mouvement et de la respiration normale du monde. Dans nos sociétés sclérosées, y compris par le sentiment du repli sur soi, tu poses cette question fondamentale : comment se constitue une communauté ? Et je me demande si tu n’es pas là, en train de chercher à savoir comment nous pourrions tous recommencer les choses autrement…
Jérôme Richer. Comme je l’ai écrit dans un autre texte. Je crois qu’il appartient à chacun d’entre nous de donner un sens à sa vie / De tenter d’organiser cette vivante contradiction que représente tout être humain. Et moi, aujourd’hui, comme beaucoup d’autres, je ne peux pas accepter que le bonheur soit celui que le système néolibéral nous vend. C’est-à-dire celui de l’accumulation maximum. Parce qu’à quoi nous servira-t-il tout cet argent une fois que nous serons morts ? Je ne peux pas accepter que nos vies se résument à une existence matérielle. Je suis obligé, contraint de croire que notre présence sur cette terre obéit à d’autres motifs. Et le Shungu participe de toutes ces expériences qui m’aident à croire en l’existence de ces autres motifs.
En Europe, la tradition appartient souvent au camp réactionnaire. C’est associé à quelque chose de figé, codifié à l’extrême, pris dans la glace. J’ai vu ce documentaire Heimatklänge de Stefan Schwietert sur la tradition suisse du yodel, un chant pratiqué essentiellement dans la partie alémanique de la Suisse, très associé aux montagnes, aux vertes prairies, en somme à tout ce folklore qui participe d’une version de carte postale de mon pays. Ce qui est très beau dans ce documentaire, et qui a complètement transformé mon rapport à la tradition, c’est que les yodleurs qu’on voit dans le film sont dans la vie, le présent. La tradition du yodel est réinventée, renouvelée. On n’est absolument pas dans quelque chose de passéiste. Et c’est comme ça que j’ai compris que la tradition était trop importante pour la laisser au camp des réactionnaires. La tradition comprise comme lien entre les différents membres d’une communauté est un formidable espace d’invention, de libération. Il appartient à chacun d’entre nous de lui insuffler de la vie. Alors est-ce que c’est une révolution ? Je ne sais pas. C’est en tout cas apprendre du passé pour mieux vivre le présent et construire le futur.
Lycée Malezi à Moroni. Au tableau, Jérôme Richer. Assis, au fond de la classe, Anssoufouddine Mohamed.
Anssoufouddine Mohamed. Une personne qui ne connaît pas les Comores ou qui ne les a pas visitées pourrait croire que cet idéal social continue à vivifier la société. Or beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis les premiers temps du shungu. Depuis bientôt deux siècles, une structuration socio-politique, portée par une idéologie étrangère à l’Archipel, a dépossédé l’élite locale de tout pouvoir d’initiative et l’a réduite en pantins que ballote le système au gré de ses avatars : esclavage, colonisation, néocolonialisme…
Aujourd’hui le summum est atteint. Un peuple est dominé sans en avoir la moindre conscience.
Dans un de tes textes commis aux Comores, La poubelle et la boite aux lettres, tu suggères ce fait navrant : un peuple, y compris son élite, réduit en spectateur de sa propre vie. Une élite invertébrée. C’est en ce sens d’ailleurs qu’un autre poète comorien Saindoune Ben Ali dit : “ A Anjouan, l’œil se regarde regardé.”
Et justement, le shungu, à la suite de ce processus de zombification, en est arrivé à ne plus être que sa pittoresque représentation. Et conséquemment, il s’ensuit une dualité de fonctionnement entre le shungu, réduit en un folklore, et l’organisation socio-politique d’emprunt, à l’origine de toutes ces monstruosités.
En tant que Suisse (issu d’un pays sans passé colonial), n’as-tu pas été heurté par ce fonctionnement double?
Et finalement, en dépoussiérant ce concept multi-séculaire , le poète n’est-il pas en train de remuer ce que j’appelle les amas amorphes de l’histoire? Le monde, noyé dans une forme de nébuleuse uniformisante, n’a-t-il pas besoin de revenir sur ses diversités constitutives ? De reconquérir le sens des choses, leur essence?
Jérôme Richer. L’histoire coloniale suisse est plus complexe qu’une analyse rapide de la situation ne pourrait le laisser penser. Il y a eu de nombreux missionnaires suisses en Afrique, ainsi que quelques comptoirs. La Suisse y est encore très présente, par l’intermédiaire de ses multinationales, comme Nestlé ou toutes celles qui oeuvrent dans le négoce des matières premières. Mais il est évident que la situation n’est en rien comparable avec celle de la France. Maintenant, est-ce que je suis heurté par ce fonctionnement double ? Oui et non. Oui, parce que plus les jours passaient aux Comores, plus j’étais en mesure de sentir dans les propos de mes différents interlocuteurs comoriens cette dualité et qu’à travers cette dualité, ce fonctionnement double, je sentais une violence. Mais une violence rentrée. Une violence contre soi. Donc une violence contre-productive et même néfaste. Il y a un court texte de Jean Genet où il opère une distinction entre violence et brutalité. Il dit que quand la brutalité existe (brutalité de l’administration, de l’architecture, de la colonisation, brutalité du tutoiement policier dans les commissariats envers qui a la peau brune…), la violence serait la seule réponse possible pour contrer cette brutalité. Parce que la violence serait l’expression de la vie. Le problème survient quand cette violence se retourne contre celui qui devrait l’extérioriser. Il ne s’agit pas d’un mécanisme propre aux Comores. On le retrouve aussi en Suisse, en France. C’est ce mécanisme qui nous conduit à accepter notre état et à être incapables d’imaginer un autre présent. Une des responsabilités de l’artiste est d’ouvrir les imaginaires à d’autres possibles.
Nous sommes des individus de plus en plus privés d’histoire. J’entends par là que chaque individu est le produit d’une histoire familiale, mais aussi de celle du pays dans lequel il est né, dans lequel il a grandi. Comment avoir une prise sur le présent si nous ne sommes pas conscients de l’histoire qui nous constitue ? Il y a quelques historiens qui travaillent en ce sens en Europe et aux États-Unis. Howard Zinn en est le précurseur avec son Histoire populaire des États-Unis où il revisite de nombreux pans de l’histoire américaine par le prisme des “vaincus”; les indiens, les noirs, les ouvriers, tous ceux que le système a broyés, détruits… Il y a là un véritable renversement. L’histoire n’est plus vue du côté des vainqueurs et des puissants (ceux qui ont l’argent, le pouvoir politique). L’histoire populaire réactive toute une mémoire des luttes. Elle met en jeu des expériences qui n’ont peut-être pas abouti, mais qui ont été émancipatrices et je crois, nous en avons d’ailleurs déjà parlé, qu’il serait intéressant qu’une telle histoire populaire soit écrite pour les Comores ou qu’à minima certains évènements fondateurs d’une résistance au colon français soient réactivés et diffusés pour dire : c’est possible. Il n’y aucune fatalité. Évidemment l’art, la littérature, la poésie peuvent aussi participer à cette entreprise de regard de côté sur l’histoire comorienne. Et en ça d’ailleurs, réactiver le shungu est profondément salvateur, puisqu’il s’agit d’un de ces espaces des possibles.
Dans une classe du lycée Malezi à Caltex.
Anssoufouddine Mohamed. Ton analyse est juste. La duplicité du fonctionnement mental. La violence couvée, jamais libérée, qui s’ensuit, et qui finit par se retourner contre soi-même. A l’origine de la dépréciation de soi et des comportements autophagiques.
Tu trouves que cette situation n’est pas propre aux Comores, qu’on peut même la retrouver dans des pays comme la Suisse. Sauf qu’aux Comores, le mépris de soi s’est incrusté dans l’auto-conscience collective. Les expériences collectives négatives, douloureuses, s’érigent en pseudo-valeurs nationales. Je pense encore à ces vers que j’ai commis, lorsqu’en 1997, Anjouan a brandi des panacartes tricolores, appelant le Maître (la France coloniale) à son secours :
« Nous coulons joyeusement à pic/ les squales doués des mers occultes impriment leurs dangereuses cabrioles à l’hystérie d’une île/ flamboyant état de mal-servile/ …sur le verso/ Incandescence des normes/ Nous implorons une mise à genou à ciel ouvert »[1]
La récupération de certains faits historiques par les poètes, les romanciers, les dramaturges et les artistes pour produire une fable fondatrice, ce n’est pas pour demain. Jusqu’à maintenant, aucun auteur ne s’est inscrit dans la revivification de l’histoire des vaincus : les esclaves, les razziés des attaques malgaches, les paysans, les pêcheurs, les figures héroïques qui se sont opposées à la colonisation française… En plus, le travail de création littéraire semble plutôt mû par des mobiles existentiels : égo, survie ou encore reconnaissance par les pouvoirs en place.
Jérôme Richer. Il y a ces mots de Sartre, dans son essai sur la littérature, je les cite de mémoire : Pourquoi écrire ? Qu’est-ce qu’écrire ? Pour qui écrire ? Pour moi, ce sont des questions vraiment importantes. Elles devraient être au cœur de toute démarche d’écriture. On en vient ici à la question de la nécessité, qui est pour moi, primordiale. Je n’écris pas pour l’argent, pour le succès, même si bien sûr, je ne peux pas écarter ces motivations. J’écris avant tout par nécessité. Parce que j’en ai besoin pour comprendre le monde qui m’entoure, parce qu’à travers l’écriture, j’ai l’impression de trouver du sens là où il me semble y en avoir de moins en moins. En Suisse, on a souvent tendance à dire que je fais du théâtre politique. Je récuse cette appellation, même si je m’en amuse parfois. Pour moi, toute expression dans l’espace public est politique consciemment ou par défaut. Il n’y a rien de neutre. Même la Suisse n’est pas neutre. La neutralité en Suisse est avant tout un argument économique pour vanter une certaine stabilité politique et faire du business. Cette absence de neutralité implique pour moi qu’un auteur a une responsabilité quand il décide de prendre la parole. Ce n’est pas un acte anodin. Si les mots ont le pouvoir de relier les gens, ils ont aussi celui de les désunir. Cela a une conséquence directe sur les sujets que j’aborde dans mes textes et surtout sur la manière de le faire. C’est peut-être lié au fait que je me réfère très souvent à la fonction du théâtre dans la Grèce antique qui était inséparable de la démocratie. Après il faut être clair, à chacun sa nécessité. Ce qui est nécessaire pour quelqu’un ne l’est pas forcément pour quelqu’un d’autre. Donc quand je parle d’écrire sur ce qui serait une histoire populaire des Comores, ce n’est pas un impératif, mais ce que je ferais probablement si j’étais un habitant des Îles de la Lune.
Anssoufouddine Mohamed, lors d’une lecture publique à Mirontsy.
Anssoufouddine Mohamed. “Des murs pour affirmer une séparation entre le dedans et le dehors/ Entre le civilisé et le barbare/ Des murs comme un rempart magique/ Avec le temps, ils se sont mis à proliférer/ Et comme la gangrène qui colonise tout, les murs sont devenus l’horizon d’une partie de l’humanité/ Et aujourd’hui que la peur dévaste tout/ Que les dieux ne suffisent plus à apaiser la peur/ Les murs sont plus forts que jamais/ Ils ont colonisés nos imaginaires”
Ce fragment de texte t’appartient. Parlant de murs, nous autres, comoriens, en avons un, de mur. Le mur entre Mayotte et Anjouan. Le mur du visa Balladur. Ce mur nous hante. Colonise nos esprits. Fait proliférer les fantasmes mortifères. Il nous tue, nous pourrit la vie. Il remodèle l’imaginaire de tout un pays.
A tout prendre, ne partageons-nous pas les mêmes murs. Nos tourments ne sont-ils pas les mêmes?
Là où il y a bientôt 30 ans, les forces progressistes du Nord et du Sud pouvaient être ensemble pour défendre un idéal commun, nous assistons aujourd’hui à un cloisonnement des imaginaires meurtris.
Pour ne rester que sur le plan strictement littéraire, nous avons vu comment un poète comme Pablo Neruda, pendant la guerre d’Espagne, a prêté main forte aux Républicains espagnols. Il se servit de sa plume et commit coup sur coup deux œuvres majeures en faveur de l’Espagne, L’Espagne au cœur (1936), Les Poètes du monde défendent le peuple espagnol (1937, œuvre collective avec Nancy Cunard, poétesse anglaise).
Et pareillement, nous avons vu la complicité et la solidarité de Jean Paul Sartre avec les différents combats menés par des intellectuels africains pour l’émancipation du Continent. Il a préfacé Les damnés de la terre de Frantz Fanon, Le Portrait du colonisé d’Albert Memmi. Avec Orphée noir, il a également introduit L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Senior.
Ne penses-tu pas que la transmutation de la chose culturelle en bien de consommation est un piège tendu aux intellectuels, aux artistes?
Jérôme Richer. Ce sont les murs dans nos têtes qui nous empêchent de regarder l’expérience de l’autre comme la nôtre. Ce sont les murs dans les têtes des gouvernants du soit-disant pays des droits de l’homme qui leur permettent d’occulter la schizophrénie de leurs discours.
Mon séjour aux Comores était placé sous le signe de l’altérité, et pour que cette rencontre avec les Comores soit possible, j’ai dû accepter un décentrement, c’est-à-dire de me dépouiller d’une partie de ma vision du monde, une vision européanocentrée, une vision de mzungu, pour laisser les pores de ma peau s’imprégner des Comores. Pour l’instant, je crois n’être que sur le seuil de la maison Comores. J’en ai une vision très incomplète. Il faudrait que j’y retourne pour entrer dans une première pièce. Puis peut-être une deuxième. Une troisième. Mais cette vision depuis le seuil me suffit déjà pour dire, il faut que cela cesse, la schizophrénie du discours des autorités françaises vis-à-vis des Comores doit être débattue, au-delà d’un cercle de comoriens militants. Il y a cette citation du poète, cinéaste et romancier Pier Paolo Pasolini qui fait pour moi office de mantra : “Je sais que l’engagement est inéluctable et aujourd’hui plus que jamais. Je vous dirai qu’il faut s’engager non seulement dans l’écriture, mais aussi dans la vie.”
La rencontre avec Soeuf Elbadawi se joue aussi à cet endroit. Et de ce fait, il ne peut pas être question de contingences commerciales, mais de nécessité impérieuse dans l’acte de créer. Même si bien sûr, je dois gagner ma vie comme on dit. Mais ce n’est pas ça l’important. L’important reste : qu’est-ce que je fais ? Est-ce que je me comporte en acteur ou en spectateur du monde et de ma vie ?
En choisissant d’écrire pour le théâtre, je choisis un art minoritaire, je choisis un art qui peut se pratiquer n’importe où. Le nombre de fois qu’on m’a demandé : Mais pourquoi tu n’écris pas pour le cinéma ? Tout simplement parce que le cinéma, beaucoup plus que le théâtre, est dévoré par des questions financières, de rentabilité à tout prix, et que je ne suis pas prêt à faire de concessions sur ce terrain-là.
Jérôme Richer à Malezi.
Nous avons des difficultés, j’ai l’impression, à mener des luttes transversales, des luttes qui peuvent trouver des échos à des milliers de kilomètres de l’endroit d’où elles sont nées. Dans les années 1960-1970, la mobilisation contre la guerre du Vietnam trouvait des échos partout dans le monde. Qu’en est-il aujourd’hui pour la guerre en Syrie ? Ou plus proche de nos préoccupations : qu’en est-il de la dénonciation de ces tutelles camouflées sous le nom d’aide au développement d’un ancien pays colonisateur sur les anciens pays colonisés ?
Maintenant, je ne voudrais pas paraître trop pessimiste et je tiens à dire que l’expérience que j’ai vécue aux Comores, même si elle ne change pas l’humanité, m’a changé moi et que ça, je sais que mon écriture en portera la trace. Alors peut-être qu’il n’y aura plus de grands mouvements de solidarité, mais des liens entre le Nord et le Sud restent possibles, et il ne tient qu’à nous de les entretenir et de les faire grandir. Car je le redis, nous avons plus à gagner à mettre en jeu ce qui nous relie que ce qui nous désunit.
Anssoufouddine Mohamed. Tu parles de la guerre du Vietnam, des solidarités qui se sont manifestées dans le monde entier contre cette guerre. De l’impossibilité à nous mobiliser aujourd’hui contre une guerre comme celle de la Syrie. Cette guerre du Vietnam dans sa ramification au Cambodge, et peu importe les questions idéologiques, a généré de la solidarité, jusqu’aux Comores, où de jeunes maoïstes ont jadis pris fait et cause pour le Kampuchéa. D’ailleurs, les belles chansons de soutien commises à l’époque font aujourd’hui partie du patrimoine musical des Comores.
A notre époque, comme tu le dis bien, il paraît difficile de mener des luttes transversales, qui peuvent trouver des échos à des milliers de kilomètres de l’endroit d’où elles sont nées. Pire! Dans le cas d’espèce des Comores, même à l’échelle du pays, il semble difficile, aujourd’hui, de se rassembler autour d’un idéal ou d’une lutte, dès lors qu’on quitte le conformisme ambiant.
Finalement ne penses-tu pas que la bipolarisation du monde, à l’époque, a été pour quelque chose dans le conditionnement de nos esprits, à vouloir à tout prix, nous trouver, dans un élan presque grégaire, un groupe d’appartenance ? Y compris même dans nos espaces de vie respectifs ?
L’homme qui, à un moment, a chanté la fin de l’histoire et se targue d’avoir brisé les chaines d’une pensée binaire, ne s’est-il pas juste trouvé de bons prétextes pour se soustraire à l’action collective ? Et pour sombrer dans un besoin renouvelé et inassouvi du superflu ? Nous vivons, après tout, dans un monde où la consommation devient reine…
Jérôme Richer. La chute du mur de Berlin en 1989 et de tous les régimes dits communistes d’Europe de l’Est comme dans l’ex-URSS ont marqué la fin d’un espoir. Non pas parce que ces régimes étaient en eux-mêmes exemplaires, nous savons bien aujourd’hui toute la part de totalitarisme qu’ils charriaient, mais parce qu’ils représentaient une alternative au capitalisme. Les chantres du néolibéralisme nous l’ont bien dit après la chute du mur de Berlin : There is no alternative (TINA). Non pas, en réalité, qu’il n’y ait pas d’alternatives au système capitaliste, mais toutes sont déconsidérées du fait de l’échec du communisme. Et c’est ce qui rend le combat plus difficile aujourd’hui, au-delà de la fin de la bipolarisation capitalisme/communisme. Personnellement j’ai l’impression d’être l’enfant de ceux qui ont perdu, qui ont tenté dans les années 1970 de construire un autre monde, parfois en prenant les armes, mais qui ont tous échoué soit dès la fin des années 1970, soit au début des années 1980. Ce n’est pas un héritage facile à porter que celui de la défaite. Comment transformer cet héritage en arme pour continuer à lutter et à s’opposer à la réduction de l’humain en un être unidimensionnel enfermé dans un bonheur matériel et factice ?
Mais encore une fois, je ne voudrais pas être trop pessimiste. Peut-être que l’espoir est plus difficile à trouver aujourd’hui. Mais je crois qu’il est là, toujours là, en chacun de nous, qu’il ne demande qu’à être pleinement réactivé. Pour moi, le simple fait que nous ayons cette conversation est un signe positif. Il y a des gens partout autour de la planète qui parle la même langue. Ils ne le savent pas encore. Mais ils sont là et peut-être que par notre art nous pouvons contribuer à ce qu’ils se rencontrent.
Propos amassés à la suite de la 1ère édition du Badja Place.