Les points de vue se bousculent sur le salon du livre organisé à Moroni, malgré ceux qui tentent de noyer le débat dans une polémique, empêchant de questionner leurs propres responsabilités dans cette action sensiblement peu utile pour l’avenir du livre dans le pays. Après publication des tribunes de Soeuf Elbadawi et Anssoufouddine Mohamed, portant notamment sur l’indépendance d’une telle initiative, nous publions celle de la Bouquinerie d’Anjouan, dont la gérante, Isabelle Mohamed, est actuellement engagée – rappelons-le – dans un combat à Ndzuani contre la contrefaçon de manuels scolaires.
Face à un monde stéréotypé qui tourne bien souvent à vide dans le mépris du sens et des singularités, l’heure est aux idées nouvelles, aux démarches alternatives et originales. C’est dans cet esprit que la Bouquinerie a toujours souhaité travailler à l’aune de ses modestes moyens et dans le contexte particulier d’un pays bien loin de penser sa politique culturelle.
Aussi, quand une initiative « salon du livre » paraît en dehors de l’implication et de la réflexion des principaux intéressés, lorsqu’il est question de budget à dépenser ou à trouver, d’invités prestigieux à recevoir, de cérémonie, de paraître et de promotion, la Bouquinerie ne se sent pas de participer à une telle action.
Un salon pour quoi faire ?
Par essence, un salon est une machinerie lourde coûteuse et ostentatoire, une opération promotionnelle pour les auteurs et les éditeurs, commerciale pour les libraires impliqués.
La vie du livre aux Comores, peut-elle se jouer lors de ce type d’événement ?
Il reste beaucoup à faire pour que le livre entre dans la vie des habitants de ce pays. Et l’on se prend à rêver de toutes les bibliothèques que l’on aurait pu doter largement, notamment en ouvrages d’auteurs comoriens, avec le budget que l’on annonce dévolu à l’organisation de ce salon.
Nul doute que le beau monde sera présent à Moroni et sûrement aussi quelques établissements scolaires, nul doute que de belles rencontres se joueront et que les invités repartiront heureux de leur séjour dans la capitale et un peu plus pour ceux qui circuleront. C’est le moins que l’on puisse souhaiter.
Mais au-delà de ce temps du paraître et de la parole, quel impact réel pour la lecture ?
Lorsque l’initiative est travaillée longtemps en amont par des gens qui pensent à la lecture plus qu’au spectacle et à l’imitation, elle peut au moins permettre aux livres des invités d’exister auprès des lecteurs. Dans un contexte comme les Comores, il faut alors consacrer un budget important à l’acquisition de ces ouvrages, à leur distribution dans l’espace, favoriser leur lecture pour qu’un échange authentique puisse se faire au moment des rencontres. Il est à craindre que tout ceci ne soit pas au programme de ce salon.
Un travail s’impose pour que le livre devienne un objet désiré au point que l’on puisse renoncer pour lui à certaines dépenses traditionnelles considérées comme obligées. Faire en sorte que le livre soit le moins cher possible puis donner le goût du livre, le désir du livre, voici un projet qui fait rêver.
Alors, où seront les livres pendant ce salon ? Où seront les lecteurs ? Qui aura lu les illustres auteurs invités ? Parmi tous les honorables membres du public, quels seront ceux qui achèteront et liront vraiment les ouvrages des auteurs accueillis à grand renfort de colliers de fleurs ? Quant aux structures disposant d’un petit budget et aux rares privilégiés cesseront-ils après ce salon de se pourvoir en livres à l’extérieur, privant les librairies du pays d’un souffle qui permettrait une offre plus large en leurs rayons ?
Oui, nous aimons les œuvres d’Ananda Devi et de Shenaz Patel. Nul doute que si La Bouquinerie avait participé à cet événement elle aurait eu grand plaisir à rencontrer tous les auteurs invités. Mais qu’est-ce que cela aurait apporté aux lecteurs de Ongojou, de Moya, de Mirontsy ou d’ailleurs ?
Il nous reste les livres, ceux des auteurs invités notamment dont certains sont depuis longtemps en nos rayons, ceux des auteurs de ce pays qui sont toujours à la Bouquinerie dès lors qu’ils sont encore disponibles. Ce sont ces livres qui justifient notre travail. Si nous sommes prêts à inventer toutes sortes de manières de les faire vivre, nous sommes convaincus que nous n’avons rien à attendre d’un salon pour cela et qu’avec un peu d’imagination et une belle et authentique concertation tout cet argent aurait pu trouver destination plus pérenne.
Isabelle Mohamed I Bouquinerie d’Anjouan