Propos d’un homme de loi

Petite conversation avec un homme de loi. Publié pour la première fois en mars 2003 sur le site Komornet, ce texte donnait la parole à Me Fahmi Said Ibrahim. Fils du défunt prince Saïd Ibrahim, ex-parlementaire français et ex-président du Conseil sous tutelle coloniale. Petit-fils du sultan Saïd Ali, qui a jadis négocié une partie du territoire des Comores avec l’Etat français. Titulaire d’une maîtrise de droit décrochée à l’université d’Assas à Paris, Fahmi Said Ibrahim avait 39 ans à l’époque, mais son propos nous interpelle encore de nos jours. Des choses probablement ont changé depuis au niveau de l’institution judiciaire, mais les interrogations demeurent.

La justice aux Comores ? « C’est le parent pauvre de nos institutions. J’en suis convaincu, personnellement,. Il y a beaucoup à faire. Il y a de sérieux problèmes financiers. Le budget annuel du fonctionnement de l’institution est vraiment dérisoire par rapport au budget d’une petite direction active des sphères du pouvoir. Donc je vous laisse interpréter ce que je viens dire ». Le propos est aussitôt suivi d’un rire, léger, mais qui en dit long. Me Fahmi Said Ibrahim entame ainsi sa plaidoirie au nom d’une institution judiciaire, qui a mal vieilli. « Je pense que ça ne fonctionne pas si mal, cependant, vu les moyens dont ils disposent ».

L’avocat est connu pour avoir défendu quelques clients fortunés de la place, ainsi que des étrangers accusés de pédophilie. L’une de ses clientes, une commerçante indo-pakistanaise, avait été coincée pour une vente de denrées alimentaires périmées. Dans un pays où les petits arrangements entre ennemis proches se substituent autant que possible à la machine judiciaire, Fahmi Saïd Ibrahim fait partie des rares avocats à interroger le sytsème. Est-ce pour cela qu’il temporise, au risque de se contredire parfois ? « Dans quel sens peut-on dire que la machine est grippée? En général, partout dans le monde, personne n’est satisfait du fonctionnement de la justice ». Petite balise de précaution, avant de se prononcer sur l’interférence du politique dans le fonctionnement du système judiciaire. « C’est évident. Mais on ne fait pas l’exception. Je pense que dans beaucoup de pays, même les plus avancés, l’institution est un peu sous la coupe des pouvoirs politiques. Même en Europe, en France particulièrement ». Encore une balise ?

A questions simples, réponses simples ! Me Said Ibrahim réplique du tac au tac à chacune de nos questions. Nombreux sont les justiciables qui se plaignent des jugements rendus mais non appliqués. « Là, dit-il, je plaiderais peut-être pour l’institution. Les voies d’exécution dépendent d’autres personnes, notamment des huissiers ou éventuellement, en cas de procédure pénale, de privations de libertés, de condamnations pénales, de l’institution pénitentiaire, qui prends le relais ». Jargon de service. On pourrait presque applaudir. « Il est vrai qu’il y a un malentendu entre l’institution elle-même et les citoyens. Mais ceci, je pense, est dû principalement à un manque de compréhension du citoyen face aux mécanismes ». Mais il recon-naît : « Beaucoup de justiciables ont raison. Il y a une faille ». Fahmi Saïd Ibrahim lève un coin du voile : « Personnellement, je milite pour qu’on revoie un peu les manières et les moyens de rendre concrètes les décisions rendues par la justice ». Aveu de bonne foi ? Et pourquoi pas ?

Au palais de Moroni.

« Nous savons les moyens mis à disposition de notre institution pénitentiaire, par exemple. C’est vraiment dérisoire. Je vous donne l’exemple de Moroni. Nous avons à la Grande Comore une population de 250.000 habitants ? Nous avons une seule prison, vétuste, datant de l’époque coloniale et qui a actuellement 97 détenus et condamnés. La promiscuité à l’intérieur. De jeunes délinquants côtoient les criminels. Et ceci est quand même grave. Je pense qu’il est temps que les politiques songent à revoir ce système. Mais bon les citoyens, je les comprends ». L’homme, en disant cela, garde son sourire intact. La révolution n’est peut-être pas pour demain. Mais où veut-il en venir ? En réalité, les citoyens ne font que s’interroger sur les condamnés en liberté et sur les affaires de corruption ou de clientélisme restées sans suites ! Soudainement, le ton change. Me Fahmi nous lâche une anecdote. Du bout des lèvres. Il faut bien…

Un magistrat condamne un riche délinquant. Quelques jours après le procès, le même délinquant s’arrête pour le prendre en stop. Histoire probablement de le narguer. « Sincèrement, les gens sont parfois un peu culottés [pardonnez-moi l’expression] mais ça montre un peu où est le problème ». Qu’est-ce que les gens ne comprennent face à ce type de situations ? « Je crois qu’il y a des malentendus ». Entretenus dans le flou, situé entre les décisions du tribunal et leur suivi. Mais peut-on incriminer les seules voies d’exécution ? L’institution judiciaire n’est-elle pas à remettre en cause dans son ensemble ? Certains jeunes magistrats insistent sur les dysfonctionnements internes de l’institution. « Je pense que dans ce cas-là, ces mêmes magistrats sont mieux qualifiés pour éclairer les citoyens et apporter des réponses précises ». La réponse peut paraître facile, voire « téléphonée ». N’empêche ! Il y a le discours, puis le concret des situa-tions vécues. A force, on apprend à reltiviser.

« Nous sommes un pays pauvre. Je l’ai dit tout à l’heure. Je ne pense pas qu’il y ait une indépendance absolue de certains magistrats. Mais il y en qui le sont. Je pense sincèrement qu’on ne fait pas l’exception. Il n’y a aucune justice au monde qui est parfaite. Il suffit de regarder aux Etats-Unis… C’est peut-être inapproprié de donner cet exemple. Mais dans d’autres petits pays, la justice n’est jamais satisfaisante, totalement. Seul Dieu a une vraie justice ». Le bon Dieu qui nous vole dans les plumes est-il vraiment un argument ? Rien de surprenant à ce que Me Saïd Ibrahim le convoque dans nos échanges. Nous sommes en terre musulmane : 150% de croyants et 50% de faux dévots. Qui fait les comptes, n’y verra que du feu, d’autant que « notre pays est relativement jeune, ajoute-t-il. Il a 27 ans. Je ne dis pas que c’est parfait. Il y a certainement des failles. Il nous appartient d’essayer de perfectionner un peu le système et d’aller de l’avant ». Ou comment l’optimisme du bon soldat achève de polir le discours. 

Me Fahmi Saïd Ibrahim

Mais prenons la question par l’autre bout. « Nous avons une culture non contentieuse. Au départ, les gens ne faisaient pas systématiquement recours à l’institution judiciaire pour pallier à leurs problèmes. Il y avait tout un système local, particulier à notre civilisation, qui tentait de trouver des solutions appropriées à des questions mineures ». Mais les temps ont changé. Le Comorien n’est plus le même qu’il y a cinquante ans. Il est de plus en plus conscient que l’époque exige bien plus que de la vertu. L’institution judiciaire, bien que critiquée, s’est forcée une place dans l’imaginaire du pays, même si elle rame, au quotidien. « Ce qui me gêne un peu, c’est de voir qu’un magistrat, habitant à 40 km de Moroni, n’a pas les moyens de se déplacer, de s’acheter une voiture, parce qu’il gagne très peu. 300.000 francs comoriens ! Alors qu’à côté se trouvent des douaniers, gagnant théoriquement cinq fois moins, roulant dans de très grosses voitures. Il y a un sérieux problème ». Me Fahmi Saïd Ibrahim défend les siens en toute franchise. « Il faut songer à donner plus de moyens à ces magistrats. Tout le monde ici voit ces douaniers ou ces petits fonctionnaires qui ont une vie luxueuse, parce qu’ils magouillent, parce qu’ils trichent dans la vie. C’est impensable! »

Il prolonge son propos et parle de ces gens « d-i-g-n-e-s », qui travaillent « avec probité et amours »pour leur pays, de ces gens qui ont le sens du dévouement. « Ils auraient pu partir. Ils restent là et travaillent. J’espère que les politiques sauront aussi donner l’indépendance économique aux magistrats, pour qu’ils puissent travailler en toute sérénité ». Une affaire d’économie d’échelle, au final. Pour calmer les frustrations, surtout. La conversation commence alors à prendre une tournure corporatiste. Et qu’en est-il, maître Saïd Ibrahim, des procédures bâclées, à cause, non pas d’un manque de moyens, mais d’une certaine incompétence de la part de ces fameux magistrats que vous défendez tant ? « Personnellement, j’ai croisé des gens de très grande qualité intellectuelle et d’une formation très solide au Palais ». No comment ! Me Fahmi ne se fâchera probablement avec personne, en ramenant la questions des moyens sur la table : « Quand je pense à ces greffiers qui travaillent avec des machines datant de l’époque coloniale, quand je vois les moyens dont disposent les juges, je crois qu’ils sont courageux. Il faut l’admettre ! Qu’il y ait dysfonctionnements, d’accord ! Mais je voudrais vraiment insister et dire que nous n’avons pas le monopole de ces dysfonctionnements. Il n’y a aucun pays au monde, où la justice est parfaite. Vraiment ! Et ça c’est une conviction ».

Qui en douterait? Encore un sourire. Le regard est légèrement voilé cette fois-ci. On murmure, on hésite, on avance. Comme pour marquer un dernier coup au tableau d’honneur. « Je milite pour qu’on négocie avec un pays francophone, la France pourquoi pas, Djibouti l’a fait pendant un certain temps, pour qu’on négocie… afin de nous pourvoir en cassation devant la cour de cassation française. Je pense que ce serait une bonne chose. Ce serait une garantie formidable pour le justiciable comorien. Pour tout investisseur dans le pays. Je ne pense pas qu’à l’heure actuelle, nous ayons les moyens de mettre une telle institution en place. Je pense qu’on aurait dû ou en tous cas on devrait le faire. Il est impensable que nous puissions continuer sans un contrôle de la loi, de la légalité par une cour supérieure. Et je milite pour que les Comores négocient avec un pays tiers. Je préférerais la France, car nous avons une tradition commune, pour une période de transition de 10 ans, voire de 15 ans, en attendant de pouvoir créer cette cour sur place ». Et par rapport au nouvel ensemble comorien ? Que dit le maître ? « Je ne vois sincèrement pas trois cours d’appel aux Comores et trois cour de cassation ». Puisse le Ciel l’entendre…

Soeuf Elbadawi