Réfléchir sur la problématique du droit aux Comores revient à questionner un pluralisme juridique persistant, impliquant différentes manières de penser, de percevoir le monde et de concevoir les modes de régulation de la vie humaine. Cet écrit n’est qu’un extrait d’une étude plus large sur le sujet. « En effet, la question est tellement vaste qu’il s’avère impossible de l’aborder en quelques pages. Aussi, avons-nous opté pour un simple aperçu de la question du manyahuli ». Un texte publié le 10 mars 2003 par Wadjih Abderemane sur feu Komornet, premier site comorien d’information culturelle et citoyenne, aujourd’hui disparu.
Dans toute étude portant sur le multi-juridisme surgit d’emblée la question dichotomique des droits écrits, souvent opposés aux droits non-écrits, du droit dit moderne (étatique) et du droit traditionnel. Cette question demeure d’actualité aux Comores, dans le domaine foncier notamment. En effet, il existe aux Comores, aux côtés du droit musulman et du droit étatique hérité de l’Etat colonial, un droit coutumier ou traditionnel, en tout cas basé sur les habitudes locales, qui s’efforce de réguler la vie des gens. Ainsi le dualisme, sinon le « trialisme » – car on est ici en présence de trois modes de juridiction – oppose les législations modernes (héritées de la colonisation française), celles introduites par l’islam et les modes de régulations locaux dits « coutumiers ».
Un des objectifs de ce travail est donc de rendre compte des influences, des apports de chacune de ces approches, dans la problématique de la gestion foncière aux Comores. Les enjeux sont considérables. En effet, ils concernent à la fois le domaine social, juridique et économique. Il ne faudrait cependant pas voir des modes de régulation isolés les uns des autres dans la pratique quotidienne de ces droits. La plupart du temps, tout se passe dans un syncrétisme plus ou moins parfait. Mais il ne faudrait pas non plus nier la réalité des conflits opposant ces modes de régulation dans la réalité de tous les jours. C’est la conséquence logique de l’existence au sein de la même communauté de plusieurs référents culturels, ayant tous vocation à résoudre les problèmes de l’appropriation de l’espace, en proposant des règles, des normes et des modalités diverses.

Nous l’avons compris, l’objet de cet écrit n’est pas à proprement dire la question du multi-juridisme. Nous ne pouvons toutefois y échapper. Car la question foncière – qui nous préoccupe – est au centre de ce pluralisme juridique. Il serait d’ailleurs judicieux de se poser la question des origines, des apports exogènes en matière juridique, et donc en matière foncière. Il serait également intéressant de se demander si ces différents apports ne sont pas sources de nombreux conflits fonciers observés sur le terrain.
Le rapport à la terre
En tout cas, aux Comores, après avoir été longtemps mise de côté ou simplement laissée en suspens, la question foncière apparaît cruciale aujourd’hui, ne serait-ce que par le nombre extrêmement élevé des conflits qu’elle génère. Différentes explications peuvent être avancées pour expliquer cela. L’une d’elle serait l’échec de l’Etat colonial (puis de l’Etat comorien indépendant) qui n’a pas réussi à imposer son régime foncier, avec la pratique de l’immatriculation par exemple. Il y apparaît que, non seulement l’Etat colonial n’a pas réussi l’entreprise de mettre en œuvre sa propre approche ou vision de la question foncière, mais qu’elle a aussi plus ou moins fragilisé les modes de régulation locaux, tant islamiques que coutumiers.
Cependant, il est important de souligner qu’en l’état actuel des choses, les trois modes de régulation continuent d’être simultanément en fonction. C’est du moins ce qu’on raconte partout dans les instances administratives et juridiques. Seulement, lorsqu’on mène une étude des réalités empiriques, on s’aperçoit d’emblée qu’en matière foncière, les gens sont souvent aux antipodes de la norme voulue par les législateurs musulmans et/ou étatiques. En effet, on constate que ces gens, beaucoup d’entre eux en tous cas, semblent privilégier leurs propres modes de régulation, de gestion et d’accès à la terre, qui découlent, en partie, des rapports sociaux et familiaux. Il est aisé, dans cette optique, de constater que l’immense majorité des « propriétés » foncières à Ngazidja est régie par les normes coutumières. Ce constat semble encore plus vrai lorsqu’on l’applique aux terres paysannes et aux terres de réserve villageoises, qui n’ont souvent aucun titre de propriété, d’où, peut-être, l’insécurité foncière croissante à laquelle nous assistons aujourd’hui, et qui, dans certains cas, gênèrent des conflits, parfois graves, entre les communautés villageoises, entre les familles ou au sein d’une même famille. Il semble donc qu’il y a un décalage entre normes et pratiques.

Nous pouvons donc nous poser les questions suivantes : le refus ou la résistance de la population d’aller enregistrer ou immatriculer leur terre auprès des services de l’Etat ou auprès du cadi n’est-il pas l’illustration parfaite d’un décalage, dans la conception même du rapport à la terre, entre des modes de juridictions importés, imprégnées d’autres valeurs humaines, et des pratiques locales qui, au contraire, sont inhérentes à la rationalité des autochtones et à leur culture ? On pourrait se demander aussi : pourquoi les normes légales restent-elles marginales ? Pourquoi le fameux cadastre (au sens de système d’identification des biens avec registre foncier et cartographie des parcelles) introduite par l’Etat colonial et conservé par l’Etat comorien indépendant reste-t-il, pour la grande majorité des ruraux, presque inconnu ? Pourquoi cette grande majorité de gens ne prend-elle même pas la peine de faire rédiger, au moins par un cadi, le fameux « hatwi », acte de propriété qui coûte pourtant nettement moins cher que l’immatriculation ? Pourquoi toutes ces dispositions qui visent à établir un rapport juridique, légal ou même économique de l’individu à la terre restent inconsidérées par une grande majorité de la population ?
Il semble que le rapport à la terre est loin d’être exclusivement juridique ou économique pour l’individu, en tout cas pour le Comorien. En effet, la terre ne peut se concevoir comme une simple « propriété » privée, un simple outil de production. Il est donc indispensable, si l’on veut comprendre la problématique foncière aux Comores, qu’une rupture avec cette vision occidentale de la terre comme espace cadré, mesuré, délimité et sécurisé sur le plan juridique par des actes de propriété s’impose au chercheur lui-même. Il faut en effet rompre avec l’affectation quasi instantanée d’une fonction économique à la terre. L’étude empirique de la question foncière à Ngazidja nous a laissé voir d’autres rapports à la terre, qui sont sociaux, familiaux, affectif et parfois magico-religieux. Il est donc impératif de prendre en compte les modalités de gestion, de conception, de perception de la terre des individus, en se plaçant dans leur réalité, avant d’envisager une étude de type fonctionnaliste, c’est à dire des normes telles qu’elles apparaissent dans la théorie.
La coutume face à la règle
Qu’est ce que la coutume ? Qu’est ce que le droit coutumier ? A ces questions, J. Vanderlinden répond : « On emploie parfois le terme coutume dans un sens large pour désigner toutes les règles de droit qui se dégagent des faits et des pratiques dans un milieu social en dehors de l’intervention du législateur. Dans ce sens, la coutume est synonyme de droit non légiféré; elle comprend toutes les sources extra-légales, non seulement les usages, mais également la jurisprudence, voire la doctrine »[1].

La coutume vient donc des usages, de la tradition, de la pratique en dehors même de tout texte écrit. Le P. Robert nous donne des indications très importantes sur le sens de ce mot :« habitude collective d’agir, transmise de génération en génération ». On peut comprendre par cette définition que contrairement à la loi, qui est une élaboration réfléchie, consciente et volontaire, la coutume ne peut avoir sa source dans une volonté individuelle. En d’autres termes, on ne peut dire que la coutume est l’œuvre de telle ou telle personne, car elle est une production de la collectivité. C’est le cas du manyahuli, qui reste une coutume collective mais non une règle juridique. Une des caractéristiques marquantes de la coutume est d’introduire une projection hors du temps, si bien que nul ne s’aviserait à poser la question suivante : de quand date-t-elle ? Et sa légitimité se trouve peut-être dans ce « hors-temps »,qui défie tout rationalisme comme toute recherche historique. Ainsi, souvent, pour justifier la coutume ou le « droit coutumier », on s’entend dire : tels sont/ tels furent nos usages. Cependant, nous tenons à préciser tout de suite que lorsque nous employons le terme de « coutume », nous l’employons au sens juridique, car, le mot, bien entendu peut avoir plusieurs acceptions. Pour faire une sorte de pléonasme, nous dirons que nous parlons de coutume au sens de « droit coutumier ». Cela étant dit, il semble que l’une des caractéristiques de la coutume est son oralité. Mais il ne faut pas faire de cette oralité une question essentielle pour définir la coutume par rapport à la loi qui est écrite. En effet, il semble que ce soit un élément secondaire.
Par contre, il est important, en ce qui concerne la coutume, de savoir qu’elle est un droit qui s’est constitué par l’habitude, par la répétition. Celle-ci « peut » se transmettre par voie orale ou plutôt par l’observation. On veut signifier par-là le fait qu’il n’existe pas forcément de professeurs de « droit coutumier », mais que seule l’observation de ce qui se vit, se pratique dans la société, constitue souvent la seule école. Aussi, peut-on parler ici d’une sorte de mimesis, en ce sens que les générations répètent, parce qu’ils ont vu (ou entendu dire) ce que d’autres générations ont fait auparavant. La coutume, dit Le Robert est habitude, répétition. On comprend donc qu’elle est « répétition d’actes et de comportements », et non de paroles. Et c’est parce qu’elle est habitude, usage et répétition que la coutume reste liée au droit, lui-même œuvre de ceux qui ont déjà ces habitudes et usages. A propos de cet apprentissage informel du droit, Vanderlinden écrit : « Dans la mesure où les professionnels du droit n’existent pas et où n’existe pas davantage d’école, il n’est d’autre place pour le droit qu’au sein de la culture globale propre à chaque société. Dès lors, l’enfant, l’adolescent ou l’adulte apprend le droit sur le tas, pourrait-on dire, vit le droit d’ailleurs bien plus qu’il ne l’apprend. (…) L’initiation, puis la formation au droit est indissociable de la culture »[2].

Ceci est bien le cas aux Comores, où il n’existe pas de professionnels dans le cadre du « droit coutumier ». En effet, ceux qui jugent sont des notables que le statut très élevé dans la hiérarchie sociale a conduits à ce « rôle ». Mais à côté, ils sont commerçants, agriculteurs, etc. On ne distingue pas ainsi la fonction sociale du notable de sa fonction juridique et même parfois d’une fonction religieuse. La coutume constitue pour les uns – surtout en Occident – une des sources du droit, tandis qu’elle ne représente pas une source de droit pour les autres – sociétés traditionnelles – mais le droit lui-même. On trouve peut-être là l’origine de l’expression tautologique « droit coutumier ». Certains l’appellent également « droit traditionnel », introduisant ainsi une dimension passéiste et périmée. Ce qui ne l’empêche pas d’être toujours vivace.
Manyahuli, point essentiel du droit coutumier
Manyahuli comme le mot « hinya » semble avoir la même racine : « nya »qui signifie « mère ». Dans le mot, il y a déjà une allusion à la femme. Si on devait en donner une définition simple, on dirait que c’est une propriété foncière indivise, transmise par les femmes à tous les membres du lignage. Le manyahuli est un mode particulier d’immobilisation foncière en faveur des descendants féminins d’une couche commune. La mère transmet à ses filles, son daho, c’est-à-dire, l’espace sur lequel elle habite ou l’espace destiné à cet effet. Elle leur transmet aussi son ou ses shiunga, c’est-à-dire son ou ses champs. Mais le manyahuli n’est pas seulement un mode de transmission de biens. Il est aussi et surtout un miroir de l’état de la communauté, de ses croyances sociales et juridiques, comme de ses pratiques. Domat disait : « l’ordre des successions est fondé sur la nécessité de continuer et de transmettre l’état de la société, de la génération qui passe à celle qui suit ».
Le manyahuli, tout en étant une problématique foncière, implique beaucoup d’autres enjeux, comme l’envie de préserver l’assise lignagère et une certaine capacité économique et vitale. C’est ainsi qu’avec l’arrivée des populations arabo-musulmanes, dont le système de transmission des biens était patrilinéaire, on a éprouvé le besoin primordial de conserver la terre. Elle était, en effet, le seul patrimoine dont la valeur économique était très élevée, au sein du lignage. La terre était non seulement une garantie de survie pour ce qu’elle produisait mais, aussi et surtout une assise fondamentale du lignage. A ce propos, Chouzour écrit : « Ces éléments matériels qui sont le foyer et les terrains ancestraux constituent plus que les attributs essentiels du lignage matrilinéaire ; ils sont, au même titre que l’ancêtre elle-même, constitutifs du lignage dont ils sont une part inséparable. C’est ainsi que le lignage matrilinéaire peut être indifféremment désigné par le nom de la lointaine aïeule ou par celui de ses propriétés originelles à la terminologie très significative : malaho (maison, singulier daho), madjando (fondations, soubassements), mbazahe-madjando (Saïd Housseine, 1983). Cette dernière expression est particulièrement révélatrice ; elle signifie « le ventre des propriétés », le terme mba (« ventre ») étant le même que celui employé pour désigner le lignage matrilinéaire »[3].

La question du manyahuli mériterait à elle seule une étude spécifique car elle est bien trop large pour être évoquée en un court texte. Cependant, par souci d’économie, nous ne souhaitons pas nous étendre sur les détails. On peut toutefois retenir que le manyahuli reste encore vivace de nos jours. Les mères continuent de transmettre leurs biens immobiliers, comme le veut la coutume, à leurs filles, à l’aînée, qui est généralement la fille de grand-mariage (mwana wa anda). La transmission des biens de manyahuli se fait souvent sans qu’aucune instance juridique n’intervienne. L’héritier est investi de plein droit de la propriété des terrains de la succession, puisqu’il fait partie, de nature, du lignage. Toutefois, il arrive qu’on se présente devant un cadi pour établir un hatwi (écriture), c’est-à-dire une preuve écrite. Il reste que dans le cadre du manyahuli, la terre n’est pas perçue comme un simple espace cadré, mesuré, délimité et sécurisé ou outil de production, comme c’est le cas dans les droits occidentaux, notamment français.
Abderemane Wadjih
[1] A. Lebrun, La coutume, ses sources, son autorité en droit privé, thèse Caen, 1932 ; Kosehembar-Lyskowski, Le code civil et la coutume, Mélange Capitant, 1937, p. 403 s. ; in Introduction générale au droit, F. Terre, 1994, p. 189.
[2] J. Vanderlinden, Les systèmes juridiques africains, Paris, P. U. F, 1983, p.20.
[3] Sultan Chouzour, Le pouvoir de l’honneur, Paris, l’Harmattan, 1994, p.73.