En mars 2003, Ali Ahmed Mahmoud, chroniqueur pour le compte du website Komornet, décryptait une émission – Mémoire d’un continent – de Radio France Internationale[1], consacrée aux dysfonctionnements du système judiciaire aux Comores par le professeur Elikia M’bokolo. Une émission réalisée d’après des entretiens de Soeuf Elbadawi avec trois magistrats nationaux : Jaffar Saïd Ahmed, Azad Mzé et Idi Bazia (Jano). Des juges d’instruction, qui, à l’époque, furent à l’origine d’une opération « mains propres », très vite condamnée par l’interventionnisme de l’exécutif. Nous republions ce compte-rendu, qui, paradoxalement, permet de mieux saisir les complexités du système actuel dans l’Union des Comores.
Des Comores, Elikia M’bokolo retient une histoire mouvementée, marquée par une indépendance chaotique, une succession de coups d’états souvent accompagnée d’assassinats et une histoire entachée par la présence des mercenaires au sein du gouvernement comorien. Il en découle une instabilité chronique. Et le fait que les Comores n’aient pendant longtemps connu que l’expérience du parti unique, avec une corruption généralisée, n’a pas facilité les choses. Et ce, malgré le fait qu’un processus de démocratisation ait pris forme depuis la présidence de Saïd Mohamed Djohar, arrivé au pouvoir au lendemain de l’assassinat du président Ahmed Abdallah Abderemane.
Elikia Mbokolo note que tous ces rebondissements politiques renvoient à une crise de l’Etat. Aux dysfonctionnements d’une société dont les repères ont été bouleversés et dont les contours sont devenus flous avec le temps également. La remarque a son importance. Cependant, pour M’bokolo, l’appareil judiciaire semble être un endroit privilégié pour observer les mutations de cette société. Car l’institution judiciaire est un lieu où convergent par excellence les questionnements sur le droit, les responsables du pouvoir politique, les problèmes d’ordre social et les attentes du citoyen.



Les trois magistrats, interviewés pour l’émission, à l’époque. Dans l’ordre : Djaffar Saïd Ahmed, Azad Mze et Idi Bazia (Jano).
L’émission se scinde en trois parties. La première évoque le décalage entre l’évolution politique et la procédure judiciaire aux Comores, la seconde partie fait état d’une paralysie du système judiciaire et enfin la dernière partie établit un lien direct avec l’absence de réaction du Comorien face aux dysfonctionnements relevées dans les institutions judiciaires, ce dernier n’étant pas du tout habitué à ce que la loi soit appliquée dans les normes. Cette analyse se fonde sur les interventions des trois juges d’instruction interviewés par Soeuf Elbadawi, cités plus haut, qui sont tous trois diplômés de l’École Nationale de la Magistrature de Bordeaux.
Contexte et jeunesse.
En ouverture. Selon Jaffar Saïd Ahmed, la démocratie est incompatible avec des lois datant du parti unique. Azad Mze parle d’une paralysie du système judiciaire suite à un découragement du personnel et à l’incompréhension des justiciables. Dans le quotidien, le gouvernement souhaite aller de l’avant en matière de justice, sans créer les conditions nécessaires à l’émergence d’une véritable dynamique du changement. Idi Bazia fait quant à lui état d’un système corrompu, le Comorien n’étant pas habitué à ce que la loi soit appliquée, que ce soit à son égard ou à l’égard de son entourage.
A la suite de ce rapide constat dressé par les trois magistrats comoriens, Elikia M’bokolo s’interroge sur les raisons de ce bilan pessimiste et fait intervenir Soeuf Elbadawi pour nous éclairer sur le contexte qui entoure ces propos. Cette émission fait suite à une rencontre à la fin 99/ début 2000 entre Soeuf et les trois juges d’instruction. Dans un contexte difficile pour les trois magistrats. Car cette période correspondait à l’arrêt de la dynamique justement initiée par eux dans le but d’instruire sur des affaires de société d’Etat, dynamique visant au final à mettre fin aux dysfonctionnements de la justice et aux blocages relevés au sein de l’institution.

Selon Soeuf Elbadawi, la force de ces magistrats, dont l’action est devenue très vite indésirable aux yeux du pouvoir, résidait dans leur jeunesse. Mais cette force constituait aussi leur faiblesse. Car ils n’ont pas su mesurer l’ampleur de la tâche. Les limites liées à leur aventure, également. Ce que leurs aînés au sein du système comprenaient assez bien, au point de n’avoir jamais cherché à aller trop loin dans les « affaires ». Elikia Mbokolo note, quant à lui, la capacité de restitution de leurs expériences individuelles et la manière dont ils rendent compte du fonctionnement discutable de toute la machine judiciaire, jusque-là. Et c’est là qu’Azad Mze intervient pour nous rapporter que tout est à refaire, tant sur le plan humain que matériel ou institutionnel, dans la mesure où rien ne tient. Selon lui, il n’y a ni assez de magistrats, ni les conditions matérielles et encore moins la hiérarchie nécessaire entre les magistrats et les auxiliaires (gendarmes et policiers). La coordination des actions menée au sein du système est quasi-inexistante, et de ce fait, le magistrat voit son travail réduit à néant, faute de collaboration entre les auxiliaires.
Elikia M’bokolo s’interroge ensuite sur la motivation qui anime ces jeunes magistrats. Qu’est-ce qui leur prend de vouloir changer les choses ? Quelle mouche les pique en somme ? Pour Soeuf Elbadawi, il y a une part d’idéaux, qui vient à ce moment-là se conjuguer au fait qu’ils sont tous trois issus de l’École Nationale de la magistrature de Bordeaux. De fait, ils partagent des valeurs, une façon de penser la justice ou de repenser le système. Mais il faut prendre également en compte une dimension nouvelle, extérieure à la réalité du pays, qui a dû influencer leur parcours, dimension constituée par les opérations « mains propres » menées presque au même moment en Italie et en France par des juges très engagés dans la lutte contre le crime sous toutes ses formes, y compris sous sa forme de délinquance financière. Ce qui en quelque sorte correspond à une sorte de révolte des hommes de loi.
Instruire les affaires.
Dans son analyse, Elikia M’bokolo relève chez ces acteurs une volonté de retoucher le système judiciaire dans ces fondements, de bousculer des blocages à caractère social empêchant la justice de jouer son rôle, pleinement. Abondant dans ce sens, Jaffar Saïd Ahmed note que le citoyen comorien ou le justiciable comorien n’a jamais de toutes manières eu confiance en la justice. Ce dernier ainsi que ces amis magistrats avaient pris le parti de changer les mœurs, en s’engageant dans cette aventure de mani pulite. Mais ils ont dû vite se rendre compte que l’indépendance de la magistrature ne pouvait être effective. Les idéaux récoltées à l’école de la magistrature ont dû faire place aux réalités du vécu comorien, d’où leurs frustrations. Au final, ils n’ont noté aucune évolution sensible dans les mentalités. La thèse de Jaffar Saïd Ahmed est renforcée par Azad Mze, qui nous confirme dans l’émission que très vite leur enthousiasme, malgré quelques succès d’estime, a fait place au découragement, suite au manque de moyens, de soutien moral et surtout à l’enlisement des dossiers.

La dynamique s’est calmée malgré eux. Azad Mze nous rapporte que c’est le même état de grâce, dont ils ont bénéficié au début, qui les a bloqués. Car tout d’un coup leurs actions ont pris une envergure auxquels ils ne s’attendaient pas. Cependant, il était important de noter que leurs attentes se sont aussi fondées sur des opportunités politiques. Un point que soulève Elikia M’bokolo et que Soeuf Elbadawi explique par la prise de position des responsables politiques de l’époque. Une politique qui incitait à instruire des affaires longtemps entourées d’opacité. Les magistrats se sont donc engouffrés dans une brèche ouverte, justement, à l’époque, par le président de la république lui-même. Azad Mze raconte que c’est effectivement à la suite des discours du président, qui encourageait à ouvrir les dossiers concernant les finances publiques, que lui-même et ses compagnons d’infortune décident d’instruire les dites « affaires ». C’est à la suite de ce discours présidentiel que le mouvement des juges d’instructions a pris corps. Mais ce que regrette Azad Mze, c’est d’avoir cru que la présidence soutiendrait véritablement le mouvement, visant à l’indépendance de la justice. Les magistrats étaient loin d’imaginer que le gouvernement ferait marche arrière. Or, c’est précisément ce qui c’est passé lorsqu’un des magistrats a voulu auditionner un ministre en tant que témoin. On l’a aussitôt démis de ses fonctions.
Elikia M’bokolo s’interroge alors sur ce président qui lance une dynamique, puis la rompt. Comme s’il était gêné par l’efficacité du processus enclenché. Il s’agissait en fait du président Mohamed Taki Abdoulkarim. Soeuf Elbadawi nous re-précise que l’incident qui a fait déborder le vase était la décision du juge Idi Bazia d’auditionner le ministre de la justice, sur une affaire concernant l’imprimerie nationale. Il se trouve que le ministre en question avait dirigé l’imprimerie nationale à une époque antérieure et qu’elle avait connu à travers cette fonction un détournement de fonds [sous sa direction]. Le fait de vouloir auditionner le ministre a aussitôt entraîné la chute du juge Idi Bazia. Ce dernier ne s’explique d’ailleurs toujours pas cette décision émanant de la présidence. Car pour lui, qui s’était vu désigné pour faire appliquer la justice si faute il y avait, la décision de son éviction appartenait au conseil supérieur de la magistrature, et non au président. Selon lui, la motivation était non conforme aux normes juridiques. S’il y avait une erreur judiciaire, la convocation devait être déclarée nulle et non avenue simplement.
Fausse mani pulite ?
Il pointe ainsi le doigt sur le non-respect du principe de séparation des pouvoirs, problème que soulève également Elikia M’bokolo lorsqu’il parle du blocage de l’ensemble du système judiciaire, qui subit les assauts de l’exécutif. C’est ici qu’intervient Azad Mze pour souligner le blocage des procédures à cause d’une absence de moyens, manifeste. Certes, il existe un code de procédure pénale, mais les dispositions prévues par la loi ne sont pas appliquées à cause de trafics d’influences. Du fait aussi de l’institution, qui, selon lui, est tombée en léthargie. Il souligne que le travail abattu ne connaît pas de finalité satisfaisante. Or, toujours selon ses propos, la régulation de la paix sociale et l’organisation du système incombent à l’exécution pénale et civile. Chose impossible, puisque les prisons font défaut et que le suivi est quasi inexistant.

Ahmed Jaffar rappelle pour sa part que l’intervention du gouvernement ou du président dans le fonctionnement du système judiciaire ne se fait pas directement, mais par le biais du parquet ou du procureur de la république, qui peuvent influer sur la décision d’une affaire. Face à ce constat, Elikia M’bokolo tente de comprendre l’état d’esprit de ces magistrats au lendemain de leur action, lorsque celle-ci commence à prendre fin. Soeuf Elbadawi nous rapporte que le mouvement, qui a pris corps en avril 1997, voit son action se ralentir en mars 1999, avant de prendre fin totalement fin 99/ début 2000. Car les magistrats sont découragés, déçus et, surtout, frustrés. Le juge Bazia se retrouvera dans un placard. Il mettra un an avant d’être réintégré en tant que substitut du procureur, voire de remonter plus haut dans l’échelle. Azad Mze, lui, partira du système et occupera une fonction de conseiller juridique au sein de Vivendi Comores, avant de revenir en tant que conseiller à la cour d’appel. Seul Jaffar Saïd Ahmed demeurera à son poste, mais il sera pour ainsi dire mis au placard durant une très longue période, sans que cela soit formulé clairement.
Le miracle que les magistrats attendaient n’a pas eu lieu. Cependant, Azad Mze insiste sur le fait qu’ils n’ont pas abandonné mais que leur action a été « cassée », comme il le dit lui-même, « sans tambour, ni musique ». Ils ne pouvaient rien faire. Selon lui, la lassitude les a ensuite rattrapés. Car on leur a retiré les moyens en douce. Une attitude sournoise mais efficace, puisqu’ils n’ont plus eu envie de jouer le jeu. Il souligne que l’exécutif intervient toujours dans le judiciaire, même si de manière moins offensive. Le fait que l’exécutif puisse donner des instructions aux magistrats du parquet, qui vont les répercuter sur les collègues du siège, nuisait déjà beaucoup à leur travail. Cela continue. Certes, les magistrats pouvaient ou non refuser ces instructions, puisque par définition ils sont indépendants, mais par voie légale ou détournée l’exécutif arrivait toujours à ses fins.
Pour conclure, Elikia M’bokolo évoque le cas des justiciables, qui, selon lui, influent beaucoup dans l’action des magistrats. Selon Soeuf Elbadawi, cette affaire a beaucoup alimenté les discussions à l’époque, tant au sein des médias qu’au sein de la population. Car beaucoup de monde s’identifiait à ces juges. C’était une sorte de mani pulite national. Il en conclut qu’au fond, l’opinion comorienne n’était pas préparée à cette manière de fonctionner du judiciaire, qu’elle n’a pas assez bien réagi, du moins comme l’auraient espéré ces jeunes juges. Azad Mze insiste sur le fait qu’ils ont essayé de sensibiliser les gens, de leur expliquer qu’ils étaient encore là, malgré le géant de l’exécutif qui leur faisait la guerre. Et ce, en essayant de mettre en place des conférences et des rencontres. Mais ils ont dû vite déchanter.

De la volonté politique…
Selon Azad Mze, il y a un manque évident de culture judiciaire dans le pays. Le justiciable ne comprends pas ce le fonctionnement de l’institution, qui, il est vrai, reste floue. Il lui apparaît urgent de sortir les institutions de leur situation d’opacité. Le juge Jaffar Saïd Ahmed, lui, ne s’explique pas le silence de l’opinion publique, au moment où cela s’est passé. Le fait que le débat sur l’indépendance de la justice ait été repris dans les médias aurait dû interpeller plus le citoyen. D’ailleurs, l’éviction du juge Bazia était une sorte de signal d’alarme, annonçant que le gouvernement faisait marche-arrière. Le silence des citoyens à la suite de cet événement était d’autant plus éloquent qu’il montrait que les juges n’avaient nullement leur appui. Un sentiment de frustration est alors apparu chez ces magistrats, qui pensaient au avoir la population avec eux.
Soeuf Elbadawi revient sur l’ingratitude de la tâche pour ces magistrats. Selon Jaffar Ahmed, le rôle d’un juge n’est pas aisé dans le pays, du fait de la culture de proximité. Cette proximité avec la population provoque une incompréhension lors de l’application des peines et de la loi en général. Ce qui cause beaucoup de malentendus entre les hommes de loi et les justiciables. De son analyse, Elikia M’bokolo retient, lui, que le blocage du système est propre à l’institution judiciaire, mais qu’il découle aussi d’un blocage politique et surtout de problèmes internes liés au fonctionnement traditionnel de cette société. A ses yeux, les juges sont pris en étau dans un système où ils n’ont aucune prise sur la suite des événements. Jaffar intervient alors pour souligner que le pire pour un jeune magistrat est de ne pas pouvoir aller à contre-courant. Son point de vue traduit une forme de pessimisme. Fatalisme de circonstance. Il admet qu’il n’accepte pas le système tel qu’il est, qu’il lutte pour le changer, mais que la machine judiciaire s’avère trop complexe, car dépendant de plusieurs autorités à la fois. Sans l’appui des forces de l’ordre, par exemple, eux, magistrats, ne peuvent rien faire.
Son constat reste sans appel. D’après lui, ils constituent un chaînon du système, mais si le système est vicié à la base, ils ne peuvent rien faire. Dans son cas, il ne se reconnaît, aujourd’hui qu’une seule obligation : celle de sa conscience. Celle d’accomplir son travail avec les faibles ressources, dont il dispose sans être corrompu. Pour Soeuf Elbadawi, l’action de ces jeunes juges ne connaîtra pas de lendemains, avant longtemps. Mais pour Jaffar Saïd Ahmed, l’espoir est permis, si seulement la volonté politique s’en mêlait. Une volonté politique qui offrirait leur indépendance aux magistrats, en leur garantissant moyens et sérénité. Pour ce qui est du côté matériel, Jaffar Saïd Ahmed en convient, la situation reste gérable, mais pour la volonté politique, les choses sont autrement plus compliquées. « L’envie de faire bien, ajoute-t-il, çà ne s’achète pas. Çà vient de nous-même et c’est ce qui nous manque ». Il est de notoriété publique en tous cas que la volonté politique n’est pas le maître-mot de ceux qui tiennent l’avant-scène du paysage politique comorien, de nos jorus. Elikia M’bokolo conclut son émission par une note optimiste, qui devrait en inspirer plus d’un, aujourd’hui : « le problème de la justice n’est pas propre aux Comores. C’est un mal qui ronge l’Afrique. Au-delà de l’Afrique, tous les pays du monde connaissent ces difficultés. Les juges étaient jeunes et portaient l’espoir en eux d’un monde meilleur. Gageons que dans un avenir proche d’autres jeunes porteront la charge de transformer les choses ».
Ali Ahmed Mahmoud
[1] « Comores, la justice face à l’Etat » dans Mémoire d’un continent. L’émission était alors produite au sein du service Magazine de Radio France Internationale.