Discours d’artiste en chemin

Musique et politique à Moroni. Entre poétique de la détresse et appel à la subversion. Mise en perspective des poétiques de Cheikh Mc et Eliasse. Des artistes aux textes contestataires.

Cheikh Mc et Eliasse se mettent au diapason sur une poétique de la détresse, en rapport avec le paysage socio-politique. Tous deux décrivent une situation où, d’un côté vivote la population, avec une économie en cascade, et de l’autre la classe politique, avec l’idée du pouvoir comme lieu de profit et d’agapes pour qui sait s’y hisser. Ces artistes nous interpellent par la force de leur création, dans laquelle il est question du politique. Des acteurs du monde politique, ils livrent une image de faussaires, de manipulateurs, de pilleurs des finances publiques. Au bout de la musique, ils espèrent un bouleversement. Une révolution ?

En tous cas, c’est avec une promesse de révolte que Cheikh Mc ouvrait le bal en 2005. Le jeune rappeur se hissait au top avec un titre choc : Mwambiye/ Ose lui dire ! Colère, franchise, il tordait le cou aux usages, en s’adressant au président au pouvoir à l’époque. Un colonel, ex putschiste, que l’on disait œuvrer pour d’autres intérêts que ceux de la nation. L’artiste tombait les masques : « Mwambiye uka rimwelewa » (« dis-lui qu’on l’a cerné »). Le président était dépeint en petit pantin, le texte cherchant sensiblement à heurter. Cheikh Mc ne passait pas par quatre chemins : « Dis-lui quon sait quil nest quun pion de Babylone qui la mis au trône/ une marionnette guidée par téléphone, formée pour nous détruire à l’Ecole de guerre ».

1 Cheikvk

Le rappeur se revendiquait porte-voix d’une jeunesse, supposée consciente des enjeux où se suspend son destin. La chanson se réclamait d’une détermination certaine : « Dis-lui quon est prêt à se faire pendre, brûler jusqu’à devenir cendres, se faire descendre au lieu de se rendre ». Ces mots qu’allaient reprendre les jeunes de la capitale devaient générer une énergie de combat, de révolte : « Dis-lui que la révolution nest pas loin, quil se prépare à recevoir les fouets des patriotes dévoués ». Mais que peut vraiment une chanson ? Aucune vague humaine ne déferla dans les rues, à la suite de ces mots. Tel un tube inoffensif, le morceau a vite été consommé par son public, sans portée autre que celle du fan de base.

Plus tard, Cheikh Mc reprit le micro pour interpeller un autre président, qu’il dit être « tombé du ciel comme un ange » et sur qui le peuple, en bon croyant, misa sa confiance. Huri hada/ Tu nous as dupé ! C’est le titre de cet opus aux sonorités rap trap. Porté par la puissance des infrabasses, l’artiste parodie le chef de l’Etat, avant de déclarer : « Je l’ai dit au précédent j’espérais ne pas le redire/ mais est-ce des châtiments qu’on est en train de subir/ à croire que le rôle du président ne sert qu’à nous détruire ». Ses mots le mènent au même scénario qu’en 2005, mais laissent entrevoir une stratégie de création, relevant au final l’apostrophe. Infatigable, toujours de manière ponctuelle, l’artiste interpellera le président d’après, en s’affichant avec ces mots : « Ikililou nous méprise ». Démarche qui lui vaudra quelques gardes-à-vue, devenues faire-valoir de son engagement politique[1].

Cheikh Mc poursuivra dans le même album avec les titres Msadjadja et Kapvu, livrant dans le premier une photographie musicale d’un archipel en pagaille. Buildings d’Etat, établissements de santé, écoles publiques, etc. partout la désastre : « Paraît-il que la santé est malade, qu’il faut préparer son linceul avant de se rendre à l’hôpital ». Dans le second, il égrène le long chapelet de ce qui manque au peuple : électricité, eau, infrastructures, moyens de communication…

3 Cheikh

D’années en années, le délitement s’installe. Du politique, la population n’attend plus rien. Sinon le rendez-vous habituel des festins préélectoraux. Seul moment où les prétendants au pouvoir, revêtus de leurs costumes d’enfants prodigues, savent se faire proches de la population. Moins diffusé dans cet espace, même s’il reste parmi les valeurs sûres de cette scène, Eliasse questionne, lui aussi, le rapport au politique. L’artiste, qui a eu pour maitre de jeu le talentueux Maalesh, nourrit cependant son discours et son esthétique, en fréquentant d’autres maitres : le surprenant Baco et Abou Chihabi, père du Folkomor océan[2]. Une filiation qui ne détonne pas, à l’écoute de son premier album.

Avec Karina haya (« Nous n’avons pas honte »), un mgodro pondéré, survolé d’une guitare westaf, l’artiste chante un pays calciné, où des pratiques de voyou prolifèrent dans les cercles de pouvoir. Une métaphore du désastre que partagera Mwezi WaQ., lorsqu’ils rendront compte – avec Soubi au ndzendze – d’un paysage dévasté par une tempête[3], où il est également question de gouvernance et de pratiques maffieuses. Eliasse ajoute : « Depuis qu’on a ouvert les yeux, nous sommes en train de mendier ». Il remonte cet état de déconfiture à l’assassinat du président Ali Soilihi. Ailleurs, comme pour renforcer cette idée, l’artiste chante : « celui qui nous a aimés est mort ». Il aurait pu remonter aux premiers jours de l’indépendance…

2 Eliasse

L’instinct politique de l’artiste autorise à rapprocher deux évènements de l’histoire de cette jeune nation : l’indépendance et la mort du Mongozi Ali Soilihi. Même registre pour Ndroso, qui s’écoute telle une complainte. Eliasse y raconte les malheurs du peuple : « Depuis le lever du jour/ nous n’avons connu que souffrances ». S’y dégage alors l’idée d’un pays mort-né. Globalement, sa musique d’Eliasse se veut synonyme d’un ras-le-bol. C’est ainsi que Karina haya, par exemple, bascule vers la fin, dans un rythme saccadé, traduisant la lutte, le souffle haletant des combats, par-dessus lequel se posent par à coups la voix de l’artiste : « Eh ! Enfant, debout, debout et affirme-toi, […] qu’on se lève tous pour dire, assez ! Nous sommes fatigués ».

Cette injonction au peuple à s’affirmer questionne aussi son silence. Pour Eliasse, les raisons sont à chercher dans les formes de répression étatique, qui désamorcent, d’emblée, toute fièvre contestataire. L’artiste dénonce la fabrique de la peur : « Parler et finir au cachot, ou se taire, s’enfermer ». Cela nous ramène à ce qui est écrit dans Uropve, journal citoyen, lorsque que Youssouf Saïd rappelle dans un texte sur la violence des militaires que c’est « la peur qui empêche [les citoyens] de prendre la rue »[4]. Et d’ajouter que « le citoyen n’est rien face aux hommes en treillis. Leur réputation (« nele ilale ») ne fait pas oublier qu’ils sont la seule loi, qui oblige à se taire dans ce pays. […] le militaire a toujours raison. Les politiques s’en servent autant que possible »[5].

Pour Cheikh Mc, il est surtout question d’une insouciance collective. « Ce qui m’effraie c’est que rien ne nous émeut », s’étonnait-il dans Kapvu. Il va jusqu’à affirmer que le mal du pays se niche dans la conscience même du citoyen, qui n’a plus le sens de la lutte[6]. Il affirme que « le Comorien est fataliste » et se demande à quoi sert la jeunesse ?

4 Eliasse

Les deux artistes se retrouvent sur un point. Ils s’accordent sur un recours nécessaire à la violence pour changer les choses. Un mégaphone de rue squatte ainsi les ondes comoriennes : Cheikh Mc. Qui s’égosille : « Jeunesse le temps est arrivé, citoyens voici le jour fatidique, réclamons nos droits et exigeons le respect qu’on nous doit ». Ces mots se trouvent dans un EP au titre bouillonnant : Révolution[7]. Un appel au sang qui interpelle les politiques. Avec un ultimatum au compteur : « Pour éviter que ce qui est arrivé ailleurs, n’arrive ici, prenez vite vos responsabilités ». Le titre s’est accompagné d’un clip vidéo, où dégouline le sang, avec la machette comme symbole d’une violence à venir.

De son côté, Eliasse conte jusqu’à perdre patience, lui qui disait en 2014 qu’il « faut laisser le temps au temps »[8]. Sur scène, il joue encore Suku, une chanson, dans laquelle la sérénité de la voix contraste avec la violence des mots choisis pour s’exprimer. Un peu comme le calme avant la tempête : « Qu’on se lève un jour pour leur déclarer la guerre, puisqu’ils n’en font qu’à leur tête, en attraper un et le mettre au bûcher, le brûler vif, et ils auront enfin la tête sur les épaules ». Le morceau change de rythme en chemin, s’activant sur un tempo reggae, sur lequel l’artiste scande : « Vous semez la guerre ! ».

Fouad Ahamada Tadjiri

[1] Notons que Le Point Afrique présente Cheikh Mc au même niveau d’engagement que les rappeurs sénégalais Keur Gui, co-fondateurs du mouvement citoyen Y’en a marre qui, aux côtés des journaliste Fadel Barro et Aliou Sané, fit barrière à un troisième mandat de Wade.
[2] Genre musical comorien née dans les années 70, dont le père est Abou Chihabi. C’est « la seule musique récente, ayant marqué son temps, non pas comme un ersatz de tendance à la mode débordante de la petite lucarne, mais comme un genre défini, abouti, localement », Cf. « Folkomor Océan », Soeuf Elbadawi.
[3] Upepo, Mwezi WaQ. Chants de lune et despérance. 2013. « upepo uvumu ndza zi reme, kapvutsi sha hima amba utso shiona, tsi nyumba tsi muri, dharuba yirengue » / « La tempête est passée, la faim s’installe, rien ne tient debout, ni maison, ni arbre […] misaanda pvo yadja, yabakia mabironi, misaanda pvo yadja mazefu wadji mana »
[4] Uropve N° 6/ Mars 2017.
[5] « Cheikh Mc dit toute la vérité sur la situation du pays » Interview réalisée par Comores-infos, disponible sur You Tube.
[6] « Karitsina mbwana, ngasi hama ngasi rehemani […] ngamwonao ntsi nkuu hama farantsa yikao haina usiku ngapvo grève hama yila ngio harumwa ye programme yahao, hayina usiku grève manifestation […] si karitsina mbwana rizi wanao mdru ngu fikiri pvanu ngasi rehemani ngasi harumwa ze tabu za duniani piya sha karitsina ziridisao ». Interview, Comores-infos.
[7] Titre sorti dans l’EP éponyme, 2014.
[8] Dans un entretien que l’artiste nous avait accordé en 2014, il disait : « Il faut laisser le temps au temps […] le peuple a été éduqué pendant la période « De waye waye » dans le sens non-subversif […] pendant un peu plus d’une décennie et la machine a bien pris par la suite ».