Pour Ibrahim Ali

Les Français ont souvent la mémoire flasque, s’agissant du racisme et de ses horreurs. C’est l’une des raisons pour laquelle ils en arrivent à oublier l’enfance meurtrie d’Ibrahim Ali.

Pourtant, ils sont nombreux à s’être indignés en 1995, lorsqu’est survenu ce drame. Nombreux à avoir pris la rue pour signifier leur colère. Un minot ? Ibrahim Ali avait tout juste 17 ans et toute une vie devant lui. Sortant d’une répétition pour un Sidaction avec B-Vice, il courait après le bus, quand des colleurs d’affiches du Front National, parti d’extrême droite bien connu, l’ont choisi pour cible, au carrefour de l’avenue des Aygalades et de la rue Le Chatelier, dans le 15ème arrondissement de la cité phocéenne. Ibrahim Ali s’est effondré sur place. Une balle dans le dos, qui a traversé le corps de toute une communauté, tranquille, jusque-là.

 

On n’avait jamais vu autant de kofia et de kandu dans les rues de la cité phocéenne, et dans d’autres villes toutes aussi françaises. Une grande manif citoyenne avec des amis de toujours et des anti fafs. Les riverains n’avaient jamais vu pareille affluence de Comoriens sous bonne escorte. Il faudra attendre le crash du Yemenia pour revoir une telle indignation s’exprimer depuis ces barres inhospitalières de l »Hexagone, où les fils et filles de lune se retrouvent de nos jours placardisés. Une preuve de solidarité inattendue. Un sursaut prometteur pour une communauté que les Marseillais avaient parfois confondue avec leurs murs. Les premiers Comoriens à s’installer sur le Vieux Port sont descendus du bateau dans les années 1940-50.

Ibrahim Ali était presque de la troisième génération des enfants français, issus de l’immigration comorienne en France. De la seconde, pour être tout à fait sûr. Un détail qui a eu son importance, lorsque les juges ont dû se prononcer. Aux assises, les colleurs d’affiches ont été condamnés à 15, 10 et 2 ans de prison. « Mais qu’est-ce qui se serait passé si le gosse était blanc, issu des quartiers riches  ? Nous n’étions pas encore dans la phobie du musulman de base. Les Comoriens pouvaient démontrer par a+b qu’ils avaient fait Marseille et que leur môme méritait justice, même si la machine judiciaire pouvait paraître un peu mollassone à certains d’entre nous », analyse Saïd Mohamed, militant associatif.

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Depuis, Marseille a été gagné par la haine du voisin et les kalash qui tuent. Le FN a fait son beurre, continuant d’enfoncer une bonne partie de la ville dans les urnes. « On raconte à qui le veut bien que nous sommes une ville cosmopolite. On omet de dire que les fachos arrivent toujours à se reproduire dans la misère que nous produit l’Etat dans les quartiers. A chaque élection, votent les imbéciles heureux, en faveur du parti de la haine », commente Momo, dans les quartiers Nord. A la mort d’Ibrahim, il y a eu comme un élan rassembleur. Les Français se sont joint aux Comoriens pour pointer l’extrême-droite du doigt. Mais une fois les manifs comptabilisées par la préf., les chiens ont fait semblant de rentrer dans leur niche, pour mieux revenir taquiner le nègre, le bicot et tous ceux qui, de près ou de loin, leur ressemblent, oubliant que la France ne peut rejeter sa diversité sans sombrer dans une schizophrénie profonde.

Ibrahim Ali est tombé, victime du rejet de l’Autre, en criant « maman, j’ai mal » dans les bras d’un cafetier du coin, Ali Hout. Sa mort rappelle que la France a encore du mal à se débarrasser de ses démons. Les ex navigateurs comoriens, débarqués sur le Vieux Port, ont pourtant de belles histoires de sueur et de frustration républicaine à raconter. A commencer par celles sur les bateaux de l’empire colonial ou sur les guerres ultra marines où les corps des uns et des autres se retrouvaient enrôlés de force. Un vieux briscard à Saint-Charles : « On va certainement vous dire que vous mélangez tout. Que le petit est mort à Marseille, tué par une bande de conos. Que ce n’est pas à toute la France de se remettre en question. Et on en est encore là, à se demander si un jour on se reconnaîtra dans vos gueules basanées ».

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Ibrahim Ali mérite une meilleure vie dans la mémoire des Marseillais et de tous les Français. La gestion de sa mémoire aurait même pu servir de leçon. Dans la tête des minots de son âge, aujourd’hui. Pour leur éviter de confondre la violence organisée avec une volonté de s’émanciper. Qu’aurait pu faire l’Etat français, en plus de condamner plus fermement ces colleurs d’affiche ? Admettre que c’est le sang de ce pays qui a coulé et autoriser le devoir de mémoire que réclament ses proches, dont le slameur Soly T. Mbae, qui, depuis 25 ans, se bat pour qu’on rebaptise le lieu du crime à son nom. Le mercredi 21 février prochain, une petite communauté d’indignés ira probablement honorer son nom au carrefour des Aygalades et de la rue Le Chatelier. Pour garder le symbole d’une France debout, au nom du vivre-ensemble, et pour rappeler aux fachos, qui ne sont pas loin, que cette ville mérite un autre récit que celui de la victoire du FN aux urnes.

« Marseille est une ville gangrenée par le FN », déclarait Nassurdine Haidari, français d’origine comorienne, élu à la tête d’une municipalité dans cette cité phocéenne, où le parti frontiste comptabilise plus d’une dizaine de mairies depuis 2014. D’aucuns se souviennent que Gilbert Collard, avocat de la famille d’Ibrahim Ali, est lui-même devenu porte-flingue du FN. Mais on peut aussi se demander où sont passés les kandu et les kofia des Comoriens endeuillés à l’heure où l’un de leur fils, Saïd Ahamada, est entré au Palais Bourbon, grâce en partie à leur plébiscite. Le temps n’est-il pas venu de réconcilier cette communauté avec son histoire sur le Vieux Port, en inscrivant le corps meurtri du jeune Ibrahim Ali dans le paysage ? Les Comoriens, eux aussi, ont la mémoire flasque, lorsqu’il s’agit de questionner la république française sur leurs morts. Mais peut-être que cette « République », avec ses discours actuels sur la diversité haute en couleurs, peut sauver tout le monde d’une amnésie partielle, par ce simple geste de renommer le carrefour des Aygalades. Qu’est-ce que ça lui coûterait ? La mémoire flasque est un manquement, surtout lorsqu’il s’agit d’un débat qui rase les murs de la postcolonie. D’où l’intérêt de cultiver le souvenir, ensemble. Pour que le corps de ce minot ne soit pas tombé pour rien.

Soeuf Elbadawi