Histoire d’archipel

C’est chez KomEdit que le poète Nassuf Djaïlani revient avec Comorian Vertigo[1], son premier roman. Une triste polyphonie sur des Comores divisées. Le récit d’une rupture remontant à l’indépendance, au moment où Mayotte tourne le dos à ses trois îles sœurs. Le roman donne à lire les tourments liés au choix des uns et des autres : « Après les frontières physiques, celles du cœur semblent définitivement obstruées ».

Le récit débute par une voix, celle de Marie qui constate le climat de haine, envers les « Comoriens » à Mayotte : « ce pays a changé, je l’ai vu dans les yeux des gens. Ils sont gagnés par une espèce de chose qui les a mordus dans le cou et qui les a rendus enragés». Non loin de chez elle, à l’école de sa fille, s’exprime une colère. « Portail […] défoncé », des « femmes qui hurlent ». Marie récupère son enfant, sous la menace. On parle de l’ « écrabouiller comme une punaise ». « Punaise » ou « blatte » renvoie dans le nouvel imaginaire de l’île au « Comorien »[2], rendu persona non grata, surtout s’il est « sans papiers ». Marie, les siens, elle les a obtenus grâce à Gilles, le père de sa fille, Victoire : « J’avais besoin de cet enfant, si je voulais survivre. […] Gilles a parfaitement compris ce que je voulais »[3].

Houleid, le compagnon de Marie, n’en possède pas, des papiers, et il vient de commettre un crime : « Jamais je n’ai voulu la mort de cet homme ». Aux infos, « on parle de cet homme tombé dans ce trou […] On raconte que son ouvrier l’y a poussé délibérément en raison de leur passion criminelle[4] ». Houleid s’accroche à sa version : un accident. Il travaillait pour sa victime sur un chantier depuis plusieurs mois sans salaire : « J’ai plus de séjour, alors il en a profité ». Le texte dénonce l’exploitation par intimidation des travailleurs dits « clandestins. Mais si Nassuf Djaïlani paraît sensible au malheur de ces hommes, il en conserve une image stéréotypée : Marie donne son corps pour survivre, et Houleid est un criminel.

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En admettant les choix passés, qui rendent le « Comorien » indésirable à Mayotte, le « Mahorais », qui s’en prend à son semblable, n’est pas davantage maître des lieux. Il ne figure qu’une autre réalité de la dépossession. Evoquant la cité, l’auteur décrit : «une enfilade de baraquements de tôles rafistolées à la hâte. Toute notre fortune est là, juchée sur les collines. Ça scintille au loin, mais elle est bien laide. A côté, il y a des bâtiments en dur sur deux ou trois étages qui abritent la petite bourgeoisie locale. Plus haut, il y a ces beaux appartements en brique rouge qui concentrent les fonctionnaires souvent blancs ». Cela fait penser à la ville coloniale décrite par Frantz Fanon[5]. Puis, s’ajoute le racisme envers les autochtones, dont témoigne Elise, la directrice d’école : « Tu sais l’égalité des chances dans ce pays ne va pas de soi. Les réalités politiques entrent beaucoup en jeu. Vous, les « blancs », vous pouvez débarquer le matin, et l’après-midi, vous avez un CDI. Nous, si notre tête ou notre lignage ne revient pas aux décideurs, on peut toujours attendre ».

Elise constate un écart entre la métropole et l’île : « la presse quotidienne française n’arrive ici qu’une semaine après parution »[6]. Ni vraiment comorienne, ni vraiment française, Mayotte s’est perdue dans l’entre-deux. Surgit un malaise, qui ne s’exprime qu’à travers la haine, laquelle haine n’épargne pas les blancs : « Les gens se parent de bleu blanc rouge, et célèbrent le 14 juillet, mais ils exècrent les wazungu, mangeurs de porcs, impurs à la « nation d’islam ». Plus loin : « Nous perpétuons ici l’individualisme et le juridisme dont la France se meurt. Les gens un peu opportunistes nous laissent faire, en profitant des miettes qu’on leur laisse, tout en nous vouant une haine sourde »[7].

L’auteur réussit à traduire ce réel ambivalent qu’analyse le philosophe Dénètem Touam Bona : « Le malaise de Mayotte s’enracine en partie dans le sentiment plus ou moins conscient de dépossession qu’éprouvent ses habitants vis-à-vis de leur propre image, de leur propre histoire et devenir. Ce malaise est bien plus profond que les mille et une difficultés économiques et sociales que rencontre ce territoire […] Un malaise indicible, touchant au sentiment même d’existence ; j’ai beau renier mes frères, j’ai beau cracher sur leur indépendance de merde, j’ai beau arborer le drapeau français […] je reste invisible aux yeux de la mère patrie au point qu’il m’arrive souvent de douter sur ma propre réalité »[8].

Pourtant, de l’autre côté de la frontière, la jeunesse qui vit son pays telle une impasse, voit une brèche en cette île française, un eldorado possible. Dans les faits, Touam Bona dénonce une prospérité fictive « qui aboutit nécessairement au renforcement de la partition de l’archipel, au durcissement de la frontière, à l’hémorragie des forces vives des autres îles ».

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Dans la partie indépendante de l’archipel, le roman nous livre l’image d’un pays enlisé, n’offrant aucune perspective à ses enfants, malgré le choix de la souveraineté en 1975. L’auteur y nomme l’indigence, l’incurie du pouvoir et le désœuvrement d’une jeunesse, en proie à toutes les manipulations. Un jeune qui n’a qu’un seul rêve : fuir. Ahmed, le frère de Marie, le confie, une fois son bac en poche : « Explosion de joie […] Enfin admis à sortir de ce trou. Je me précipite à l’entrée principale de l’ambassade de France […] Une foule immense fait déjà la queue »[9].

Ahmed vit avec son père, un major de l’armée nationale. Il manque à ce dernier les deux dents de devant, « ce qui le fait drôlement zézayer ».  L’auteur ajoute à ce personnage une pointe de dérision et d’exagération, discréditant, au passage, ses idéaux sur l’indépendance et sa dénonciation de la politique néocoloniale française : « Mon père fait partie de l’aile la plus dure du régime, celle qui veut tout faire péter, à commencer par l’ambassade de « Franche », éructe-t-il. Avec cet hilarant suffixe « che » qu’il accole à cette France, qui lui sort par les trous du nez. C’est à se rouler par terre »[10].

Face au « pays qui se meurt de la manière la plus scandaleuse», Ahmed se met à juger son père : « un anticolonialiste bon teint qui a tout perdu pour servir la cause d’une nation hypothétique. Il a fait partie de ceux qui ont quitté Mayotte en une sale nuit de juillet 1973 ». Il le qualifie de « dur », de « martial », de « rigide », le rend presque responsable du drame de la nation comorienne. Ce père est perçu comme un homme voué à une cause vaine : « Que l’Etat s’honore en te payant à temps au moins ! […] Tu ne poses jamais la question de savoir d’où vient la viande que tu trouves dans ton assiette », s’offusquait sa femme.

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Mais si le père a choisi la nation, la mère, elle, a mis les voiles. « L’épreuve du pouvoir a tant creusé les inégalités, que la parole politique tourne à vide. […] L’exil était la seule réponse rationnelle, à ses yeux », confie Ahmed qui analyse la situation du pays en griffonnant dans un carnet. On le retrouve, assis face à la mer, rêvant d’un ailleurs possible, les après-midis : «on raconte qu’il fait beau là-bas, que l’on y nage dans l’opulence, il parait que l’on y respire mieux qu’ici, que l’on y gagne mieux sa vie ». On pourrait y voir le même état d’esprit chez les candidats au départ pour Mayotte. Une image de l’île, oscillant entre aubaine et infortune : « Mais il parait aussi que c’est là chasse à l’homme là-bas ».

Il se déploie dans le texte des éléments liés à l’enfermement, au confinement, à l’exiguïté inhérente aux îles. La mer, la chaleur, les odeurs, les bruits, qui, ensemble, concourent à générer une poétique du vertige et à produire – parlant des Comores – l’effet d’une terre inhabitable chez le lecteur. Le texte parle aussi des morts en kwasa, bien que la responsabilité de al tragédie semble orientée vers un seul des deux gouvernements concernés. L’auteur remonte tous ces corps noyés : «Un mur de corps déchiquetés, qui se dresse sur l’océan indien. Des corps assoiffés de vie et de quiétude, qui flottent et s’enfoncent sous les eaux. Des corps d’hommes et de femmes résolus au départ. Des corps d’enfants poussés à ces rendez-vous forcés avec la mort. Une avalanche de corps de femmes gonflées d’espoir d’un mieux-être ailleurs »etc. Nassuf Djaïlani parle d’une «mort programmée de 700 000 hommes »[11].

C’est un roman dont la trame nous promène sans cesse entre le passé et le présent, et où les destins de famille se mêlent à celui de la nation. Nassuf Djaïlani réussit à nous faire lire, tant dans le symbolique que dans l’enchevêtrement des récits, l’histoire d’un archipel à travers celle de la famille, où se confrontent les choix des uns et des autres.

Fouad Ahamada Tadjiri

[1] Djailani, Nassuf, Comorian Vertigo, KomEdit, 2017.
[2] Nous gardons le terme « Comorien » entre guillemets. Dans le nouveau contexte de l’archipel, « Mahorais » et « Comoriens » sont des identités en construction et en opposition, alors qu’elles relèvent toutes deux des mêmes origines. L’animalisation ici (« punaise » et « blatte ») n’est cependant pas sans rappeler l’usage du terme Inyendzi(cafard) relatif au génocide tutsi en 1994. On lit dans le texte que « la rue parle carrément de « race » de pestiférées. De vulgaires blattes qui s’infiltrent partout. Avec les Comoriens d’Anjouan comme les pires « ennemis » de la « race » de ceux d’ici ».
[3] Djailani, Nassuf, Comorian Vertigo, KomEdit, 2017, P 19.
[4] Ibid. P 51.
[5] « La ville du colon est une ville de blancs, d’étrangers […] La ville du colonisé ou du moins la ville de l’indigène […] est un lieu mal famé […] C’est un monde sans intervalles, les hommes y sont les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres. Le regard que le colonisé jette sur la ville du colon est un regard de luxure, d’envie. Rêves de possession ».Pour ce qui est des fonctionnaires « souvent blancs », dont parle Marie, l’auteur renvoie à ce que disait Fanon de la « classe dirigeante en territoire colonisé » : « l’espèce dirigeante est d’abord celle qui vient d’ailleurs, celle qui ne ressemble pas aux autochtones ». Les Damnés de la terre. La Découverte, 2002. P 42 et 43.
[6] Djaïlani, Nassuf, Comorian Vertigo, KomEdit, 2017. P 50.
[7] Ibid. p. 50.
[8] Touam Bona, Dénètem, Mayotte Under the Dom, article paru dans CQFD N° 155, Juin 2017.
[9] Djaïlani, Nassuf, Comorian Vertigo, KomEdit, 2017. P 63.
[10] Ibid. P 41.
[11] Ibid. P54.