L’ennemi* parle de la division dans ce pays comme d’un patrimoine singulier. Il sait que ce n’est pas propre aux Comoriens, que tous les peuples ont leurs démons fratricides, et sont capables de partager la haine du semblable, comme s’il s’agissait d’un don de Dieu. Les Comoriens ne sont ni les premiers, ni les derniers à se réclamer d’Abel et Caïn.
La question urgente – s’il y en a une – consiste à se demander si les Comoriens, ayant survécu aux promesses d’anéantissement avancées par l’adversité, grâce au miracle des bancs d’école, vont cesser de contribuer à rentrer le corps de ce pays dans un costume taillé trop courtpour leurs propres petits-enfants[1]. A Bangwa, cité rebelle aux histoires drôlement fagotées, il est de coutume de défier ceux qui sont allés à l’école et qui n’en ont ramené que l’expérience d’une pierre aride.
Les gens de Bangwa avancent une hypothèse. S’il suffisait de se rendre à l’école, pour se distinguer d’entre les morts, les « bancs » auraient été les premiers de la classe, puisqu’ils y demeurent toute une vie. Enge mndru ye henda likoli yetso soma, ban hadjoka hasomo, pvoko yetso lala iho. Une façon pour eux de ridiculiser un savoir universitaire se pavanant sous le badamier, sans la moindre consistance, ni conséquence. Ce bon mot a eu tout son sens, dès que les premiers cols blancs – les cadres-en-bois du mongozi Ali Soilihi – revinrent de l’étranger avec leurs qualifications sans effet sur les pathologies archipéliques. A quoi bon, répète-t-on encore, sur les bangwe ? Msomo wutsona mana, kolisi wala konoso.
Il est un temps pour tout, et pour qu’advienne celui de la déconstruction, le pays a besoin de cerveaux éclairés. Se mettre en chasse contre les mythes labellisés et institués par l’adversité n’est pas à la portée du premier venu. Il va falloir défaire tout ce qui a été dit sur ce peuple. Une entreprise de longue haleine, exigeant rigueur et précision, pour en finir avec les on-dit et les non-dits, sur une population, qui a désappris le goût d’elle-même. Les Comoriens ne savent plus ce qui mérite d’être consacré. La main tendue au semblable ou le narcissisme des petites différences ? La désunion[2] charrie ses illusions dans les consciences, faisant oublier qu’il est des mensonges qui anéantissent.
La logique voudrait que les quatre îles conversent entre elles, afin de trouver une porte de sortie à leurs querelles domestiques. Dans le meilleur des mondes, les « Mahorais » se rendraient compte du fait que la rupéïsation et le délit d’appartenance à la France profitent à d’autres volontés, et les « Comoriens » sauraient qu’un pays balkanisé ne peut jamais sortir la tête hors de l’eau. Tous auraient la capacité de saisir avec quel génie l’Etat français génère de la plus value, en les noyant dans des pratiques de domination, où les chiffres indiquent clairement à qui profite le crime. Mais nous ne sommes pas dans le meilleur des mondes. Nous sommes dans celui des chiens tenus en laisse par des contremaîtres jouant à l’oligarque schizophrène. A Mayotte comme à Moroni, le pouvoir étouffe, jusqu’à nourrir cette geste du colonisé, qui en redemande à son bourreau. Il n’est nulle tragédie qui ne connaisse sa fin. Mais les hommes se doivent de soupeser les faits avec intelligence pour en sortir. C’est l’inverse qui se produit aux Comores. A quelles fins ?
Difficile de croire que Mayotte, occupée par la France, gagne à se couper de sa réalité première. Même le pire des néocapitalistes reconnaît l’importance de garder le lien avec son voisinage immédiat en affaires. Ce qui est tristement drôle, c’est que la France encourage le « Mahorais » à traquer le « Comorien », pendant qu’elle-même travaille à le séduirecomme « client ». Faut-il reparler des Fage, Lafarge, Bolloré et Colas ici ? Ce n’est qu’une petite liste, sans prétentions, comparée aux enjeux dans leur globalité. Ceux qui ont fréquenté les bancs du savoir pourraient nous aider à décrypter cette maudite équation, en apparence intraduisible, qui nous pend au nez. Ils sont seuls capables d’initier le travail de déconstruction nécessaire. Encore faut-il reconnaître le désastre, dans lequel toute une génération de quadragénaires égoïstes, tente de faire son beurre, en retournant le couteau contre leur propre chair, par ignorance ou mépris de soi.
Dans un monde idéal, les habitants de l’archipel s’organiseraient, afin de gérer leurs ressources naturelles, au lieu de les éparpiller dans des mains étrangères. L’océan, les terres, les hommes, sont une aubaine pour des compagnies, déboulant pour profiter du désastre. Prenez cette anecdote contée par un petit d’homme : « A Mayotte, Ils ont des hôpitaux, qui pourraient rapporter, étant donné la demande locale. Il suffirait d’une liberté de circulation pour qu’on dépense nos sous dans ces établissements. Au lieu de ça, nous allons débourser notre fric à la Réunion, à Maurice, en Tanzanie, à Madagascar ou en Inde. Pourquoi ? Parce qu’à Mayotte, on nous traque comme des chiens. Imaginez le manque à gagner. Accepter la possibilité de prendre nos sous obligerait le Mahorais à se rapprocher. La France préfère à la place organiser la curée, tout en laissant croire qu’elle peut soutenir le système de santé à Moroni, au nom du développement et de la coopération. D’un côté, elle organise la haine, empêchant le Mahorais de comprendre l’intérêt de vivre en bonne intelligence avec ses cousins. De l’autre, elle incarne la générosité, rouvrant les portes, s’il le faut, du visa Balladur à quelques-uns de ses protégés, aux frais de la République ».Mais qui explique aux pauvres citoyens la complexité d’une stratégie de domination en matière de santé publique, si les bonnes âmes à l’esprit éclairé se font aussi rares ?
Il en est qui se baissent face à l’adversité, pour mendier une existence, qui va à l’encontre même de leurs concitoyens d’archipel. Un simple calcul d’intérêts, permettant à des professionnels de santé de prendre leur dîme dans la perpétuation d’une forme de domination, venant annihiler la capacité d’initiative d’un peuple, suffit à comprendre. AKigali, Kagame promet de construire des hôpitaux pour que le Continent vienne se soigner auprès de ses médecins. A Mayotte, existent des hôpitaux se refusant à l’économie de voisinage (au nom du séparatisme), pendant que la France instrumentaliseune certaine idée de l’humanitaire (au nom de la générosité républicaine),sauf que personne n’explique le ridicule d’une situation par rapport à laquelle Mayotte a plus à perdre que toutes les Comores réunies. L’esprit aiguisé pourrait aussi expliquer les cas de la SODIFRAM ou de la SGTM. Les deux sociétés sont françaises, venues de Métropole, empocher le monopole de la distribution en supermarché pour l’un, le monopole du transport maritime pour l’autre, entre l’île occupée et ses voisines, pendant que les autorités à Mamudzu préconisent de ne pas converser avec le voisin.
Se peut-il qu’aucun homme de bon sens (entrepreneur ou économiste) n’ait questionné les enjeux à sens unique, au bout desquels la France métropolitaine est seule à profiter du désastre ? Ou bien n’a-t-on plus le droit de défendre un pays – le sien – et de croire en une autre relation avec l’ancienne puissance coloniale ? Tous les indicateurs économiques traduisent un ralentissement de l’économie mahoraise depuis la séparation. Mais il y a un phénomène évident de déshistorisation des événements politiques actuels, lorsqu’on scrute de près l’horizon de lutte d’une jeunesse mahoraise, persuadée d’avoir choisi son destin, alors même qu’elle n’était pas encore née. Combien sont-ils à savoir le crime de la déportation parmi eux ? Leur a-t-on conté le destin des serrelamenet des soroda ? Il y a cinquante ans, ce pays admettait de se fractionner en une équation de 3+1=0, sur la base d’une manipulation que seule la politique parvient à expliquer, en se raccrochant plus ou moins au principe de la démocratie du coucou, tel qu’esquissé par Louise Michel.
Déconstruire et historiciser à nouveau le réel, c’est produire de nouvelles images sur ce pays, en nous interrogeant sur ce que nous disons de notre monde. C’est offrir de la distance à ceux qui en manquent, afin qu’ils saisissent l’innocence d’un peuple instrumentalisé, au travers d’une geste que même la république française a du mal à assumer. Mais cette jeunesse n’est-elle pas la même partout dans cet espace, où les aînés maquillent leur propre sentiment de défaite, en arguant qu’à l’impossible nul n’est tenu. Plier face à l’adversité se réduit au discours ambiant d’un fatalisme à la comorienne. L’opinion s’attache à articuler ses mythes et ses fantasmes de soumission, comme s’il n’y avait plus de raison qui tienne. Est-il logique de redemander ou de vouloir rester en colonie, lorsqu’on a subi une annexion ou une forme d’esclavage avancée ? C’est pourtant ce que l’agitation du MPM et de ses chatouilleuses nous raconte. C’est aussi ce que nous laissent entrevoir la bêtise de l’OPIA et l’insurrection de Mohamed Bacar à Anjouan, dès 1997. Avec, toujours, ce spectre de l’Action française en arrière-plan. Il ne suffit pas de noyer les faits dans l’encre du plus fort pour se jouer du récit. Le temps de la déconstruction ne consiste pas tant à expliquer comment l’adversité a détruit les liens de cousinage, en corrompant les uns et les autres par le passé, mais à s’expliquer comment elle continue à nourrir son économie, en opposant les uns aux autres, encore aujourd’hui.
C’est là que devra agir l’habitant de ces lunes, en faisant s’effondrer les schémas établis, grâce à sa capacité à redessiner un tracé commun. Une simple logique de combat, nécessitant l’engagement de tous, contre l’école de la dépendance. La lucidité est une frontière, écrit le poète Saindoune Ben Ali. L’habitant de ces lunes ne peut indéfiniment être son propre ennemi, pendant que la France fait son beurre sous nos tropiques, en gardant l’argent du beurre au frais et sa crémière au chaud. Et sans doute qu’il va aussi falloir être cinglant, en dressant l’état des lieux d’une responsabilité citoyenne que plus personne n’assume. En résumé, il y a ceux qui font de la politique, en instillant du non-sens dans les tragédies de l’archipel, sans jamais reconnaître leurs limites. La terre peut s’en aller sous leurs pieds. Ils s’arrangeront toujours avec le désastre, du moins, jusqu’à l’extinction des feux. Puis il y a ceux qui s’engouffrent dans la voie du séparatisme des petits intérêts, inquiets qu’ils sont de ne plus avoir la main sur leur quotidien. Ils aiment leurs familles, leurs quartiers, leurs villages, agissent comme les petits épiciers au marché du coin : opportunistes et sans états d’âme. Au milieu, il y a toute cette génération de bouffeurs de riz et de mabawa, biberonnée au son de la servilité volontaire. Ils sont incapables de saisir ce qu’est la reconquête de soi, de son identité ou de son espace de vie. En leur sein se trouvent cesquadras de la défaite, qui se fondent sur le renoncement des aînés, pour justifier leur tendance à céder, sans rechigner, au syndrome du pvenya nrenge[3]. Ils trouvent leur place dans le système, consomment comme de bons soldats de la reddition, et s’affirment hors du questionnement politique, sauf lorsque leur carburant et le goûter du gosse ne sont pas assurés. Il faut bien vivre, dit la chanson. En gros, ils ne voient rien, n’entendent rien, ne pensent rien, de ce qui se passe autour d’eux, tels les singes de la fable, sauf lorsqu’ils sont obligés de yoyotersur place pour satisfaire l’instinct de survie. Ce qui freine net le processus de déconstruction en attente dans les consciences.
Soeuf Elbadawi