Album cohérent

Afrosoul (Colombe Records) est le titre d’un opus que le slameur et poète comorien de Marseille Ahamada Smis situe entre ses influences hip hop et les sonorités de l’Océan Indien. Smis emprunte notamment aux patrimoines de l’Afrique de l’Est. L’album sonne comme une promesse de rencontre, entre ndzendze, mkayamba, gabusi, guitare, basse, piano Rhodes,violoncelle, batterie et scratch. Partage et fusion en perspective.

Certains titres carburent à plein temps. La magie est là, dès les premières notes. La fusion opère, entre ndzendze, piano Rhodeset mkayamba sur Ganihulélo (« Je t’élève »), une berceuse. Smis y pose un rap rythmé, qui nous plonge dans un quotidien surchargé, fait d’enfants, de matins d’école, de petits déjeuners en retard, de stress du soir, de cuisine et dodo : « être parent c’est sportif, il faut de l’endurance, amour, sacrifice, toujours vif, on grandit avec nos gosses ». La pulse d’une batterie, comme un cœur qui bat, celui des parents, au faîte de la vie. A son tour, l’enfant devra prendre soin d’eux : « nganihulelo udje unilele ba mwana yelelwa yewulela mdru », chante la voix de Laure Donnat. Relecture d’un vieux classique (imbio) de la tradition comorienne que Zainaba la voix d’or avait restitué, il y a quelques années, sur l’album Chants de femmes (Buda Musique/ Universal).

Sur l’album, le troisième d’une « odyssée musicale et poétique »entamée avec Êtreen 2010, les genres se laissent réinventer, et cela, dans une simplicité qui étonne. Un slap de basse et quelques touches légères au piano Rhodessuffisent à embraser une chanson, dont les premières notes au violoncelle se rapprochent à un succès du twarab des années 1920[1] à Zanzibar : Achiki Baya. La voix de Siti Amina, enregistrée par le slameur, au festival Sauti Za Buswaraen 2015, s’y promène en beauté.

La chanson Afrosoul, estconçue dans cet esprit. D’emblée, nous sommes à Zanzibar. Oud, violon, et basse bien tassée, signée Reggie Washington, et avec la voix exaltée de Mohamed Issa Matona. L’orchestration est vite ponctuée par un riff de guitare. Bien sûr, pour cela, il faut laisser passer le refrain, et peut-être accepter la nostalgie qui survient, à l’écoute de ce sample de Yalaiti, célèbre chanson zanzibarie, tant de fois reprise, que ce soit par Bi Kidude, Bi Malika ou par les jeunes MwanaFa et Linah, dans une version Rap-Rnb, ou encore aux Comores, par Marie Mahamoud de Twama Ya Komori.

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Toutefois, le miracle n’est pas toujours au rendez-vous. Comme dans cette complainte sur la faim, Gamina ndzaya, où les distorsions de guitare et les riffs de gabusi ne suffisent pas à lever le groove, un peu rock. Exotique, mais très peu renversant, comme mariage, même en tenant compte du refrain débité en langue shikomori. La partition, dont la gaieté du rythme contraste avec le sujet évoqué, demeure figée dans sa facture occidentale. Le titre relate une enfance faite de petites disettes. Histoire d’un minot se plaignant auprès de sa grand-mère. Un prétexte pour causer d’une faim plus grande, celle du peuple comorien, victime des calculs égoïstes et de l’indifférence de ses dirigeants : « la place est bonne sur le trône/ égoïsme leur moteur / ils soignent les leurs ailleurs / envoient leurs enfants dans les grandes écoles / Laissent le peuple sans enseignants / gouvernement aveugle ».

A l’inverse, Qui es-tu mon père ? renoue avec la légèreté et le dépouillement des compos mgodro d’un ancien complice de Smis, Soubi. Texte inspiré d’un fait divers : le suicide d’un jeune français d’origine comorienne, dont les parents biologiques ont revendu l’identité, sans penser aux conséquences. A l’heure où l’on parle de re questionner le commerce de la citoyenneté économique aux Comores, les histoires de papiers de la diaspora en France peuvent laisser songeur sur ce morceau. Le ndzendze y résonne en force, lyrique. Puis, ngoma et mkayamba s’arrangent pour converser avec la batterie et la basse, qui arrive, elle, à pas chaloupés, comme pour une succession de vagues. Elle apporte au titre une tonalité 6/8 indianocéane, bienvenue, à laquelle se raccroche le son perché d’un gabusi. L’intrus de cet ensemble si mélodieux…

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L’alchimie des mondes n’est pas une recette facile à conjuguer. Faire se rencontrer le hip hop et l’Océan Indienn’est donc pas toujours un exercice aisé. Un phrasé simpliste et des notes livides au gabusi empêchent par exemple toute forme de communion dans le refrain du morceau One love. Le talent n’y est pas en doute. S’agissant là encore d’un sample, le mélomane averti cherche à retrouver l’inspiration à sa source. La chanson originelle (Taradoudi) de Said Omar Fadjou de Saif Al-Watoine achèverait probablement de convaincre du délit de fusion. Le gabusi, sur cette version revisitée du titre, semble ramer, à l’idée de se mettre au diapason avec les autres instruments conviés. Un problème d’accordage ?

Dans sa pratique du sampling, Ahamada Smis ne tait pas ses sources, comme le font abusivement certains rappeurs du pays. Son Malaikaramène sans trop d’ambiguïtés au tube éponyme de la diva Makeba. L’échantillonnage dans le hip-hop est une pratique plutôt courante. Certains rappeurs en usent même comme d’une nécessité. Mais l’artiste pourrait y asseoir une logique. Son discours, se réclamant peut-être du jump West Coast, y aurait gagné en force. Ce qui n’est pas toujours le cas. Les initiés apprécieraient sans doute de savoir le lien entre le sample des Saif Al-Watoine et le texte sur les Roms. Le retour promis, à travers le titre de l’album, à une âme [soul] insulaire et africaine [afro] explique peut-être l’emprunt, mais pas la thématique des pousse-pousse. Les fans vont devoir rester sur leur faim…

Sur certains titres, ce lien paraît cependant plus clair. Dans Malaika, justement, il tient sur le sens du titre en langue swahili. L’artiste rend hommage à ses « anges », ceux que l’on croise au coin d’une rue, et qui, par la magie d’un geste, vous sortent d’un mauvais pas. Ces « anges » sont là, lorsque vous vous réveillez les matins d’hiver, sur les bancs de la cité phocéenne. Avec ses quartiers et ses petites misères, en arrière-plan. Smis pense aux malaika qui « apaisent les loups », et repense à ce « daika » – au singulier – qui l‘embauche à 21 ans, pour fabriquer des vérandas, tout en lui laissant le loisir d’écrire ses vers. Ahamada n’oublie pas ces malaika de l’enfance qui l’ont éduqué, au pays, et qui ont nourri son imaginaire. Ici, l’art du sample se reprend des couleurs au ndzendze à côté d’une guitare à pédale wah-wah.

C’est dans Wu Gwana (« indépendance ») que la pratique du sample atteint son niveau le plus high dans cet opus. Elle fait alors pleinement sens. Ce titre est construit à partir de l’hymne national, composé, jadis, par Abou Chihabi. Entre chant et slam, Ahamada Smis traverse, en quelques lignes, l’histoire d’une domination française. De la mort d’Ali Soilihi, révolutionnaire à qui il rend hommage, au drame des kwasa et du mur Balladur, séparant l’archipel en deux. Ahamada se souvient encore du mongozi Ali Soilihi, lorsqu’il « faisait danser les papillons au passage de [sa] DS noire ». L’artiste n’avait que six ans à l’époque, mais il fut le « témoin [précoce] d’un pays en développement », scande-t-il. Smis ne mâche pas ses mots, il dénonce « l’esprit mzungu », niché dans les consciences, et réclame le droit pour l’archipel de retrouver une souveraineté. Un son et un discours d’une très grande cohérence avec les crises actuellement vécues dans l’Union des Comores.

Fouad Ahamada Tadjiri

Afrosoul de Ahamada Smis (Colombe Records/ distribué par L’Autre distribution).
[1] A l’époque, le morceau était interprété par la grande égérie du twaraba zanibari, Siti Binti Saad.