Ce titre du dernier film de Hachimiya Ahamada pourrait en perturber plus d’un. Mais imaginer le pays tel une oasis égarée dans le désert des souvenirs d’une enfance immigrée reste un hommage rendu à la terre d’origine des parents. Ce texte est paru dans le premier numéro du magazine culturel d’AB, Mwezi, en juillet 2018.
Hachimiya Ahamada est réalisatrice, née française, de parents comoriens, à Dunkerque. Elle y a fait ses premiers pas à la caméra, au sein de L’école de la rue, une association, d’où elle est partie pour faire ses classes professionnelles à l’INSAS de Bruxelles. Une cinéaste, une vraie, comme les Comores ne peuvent en fabriquer à la chaîne. Une fille de lune, qui n’a jamais manqué une seule occasion d’honorer ce pays, tout en se réclamant de l’entre-deux.
L’ivresse d’une oasis, son dernier film, questionne la mémoire du père et le paysage ancestral. Paysage, au sens plein, puisqu’il s’agit, pour la réalisatrice, de retrouver la part d’humanité dévolue aux origines. Le film commence sur les vers du poète Salim Hatubou : « Où es- tu mon père ?/ J’ai abandonné la terre d’exil, mon père, pour la terre de naissance/ Dans ce pays de baobab et de soleil, je cherche ta voix et ton regard/ Alors, sur ces chemins de poussière, je trace les lettres d’une identité cachée/ Où es-tu mon père ? ». Il se poursuit avec des images d’archives. Une voix o raconte l’ancrage et le legs. Elle se fonde sur une baruwa VHS[1], petit film consacré à la demeure familiale, témoignage d’un désir passé du père. Il y est question d’un mythe, celui de l’éternel retour, pour une famille comorienne de l’autre rive…
Le film dans le film. Dans une lettre en images adressée au père, qui apparaît dans son blanc costume, en plein milieu du chantier de la maison familiale en construction.
La maison rêvée pour ce retour est justement encore en chantier dans le film. Le contremaître s’a aire sur les murs d’une salle de bain. Le père est là, debout, face à la caméra, dans un costume d’une blancheur immaculée. Il sera omniprésent, tout au long de ce récit défragmenté, à travers lequel s’alignent les images au rythme d’un chant d’exil. A l’écran s’engouffre une fratrie, qui s’apprête à monter dans l’avion, pour un Paris-Moroni. Une chose qui n’est peut-être pas comprise dans le déroulement du film : « Au moment où je filme [ce] premier voyage avec mes sœurs[2], mon père est vivant, mais pour des raisons de santé, il ne pouvait pas venir (on a été seules sans lui). Toutes ces images filmées étaient pour lui pour qu’il puisse revoir les Comores et la famille (d’où ces lettres filmées qu’on faisait à l’époque) ».
La réalisatrice se confie d’ailleurs à lui : « Ce sont nos premières vacances aux Comores. Ici, on nous appelle les « Jevien ». Et la famille, ce sont les « Je- reste ». Les Comores furent pour nous une projection, et pour toi, un lieu de réinstallation. Tu nous as toujours baignées dans ce mythe de l’éternel retour. Tant que la maison n’était pas finie, on ne partait pas. Elle n’est toujours pas terminée. Mais on est là, sans toi ». Une version épurée de l’hymne national, celui de l’Etat comorien, enchante le propos d’Hachimiya, qui ajoute, à l’adresse du père : « Entre femmes, j’ai filmé chacun de mes premiers pas sur ta terre natale pour toi ». Dialogue amorcé entre ce monde et l’au-delà. Prétexte à des va- et-vient incessants, entre le passé et le présent, entre une terre d’exil et un pays d’origine, entre l’intimité d’une fratrie et le destin d’un archipel. Histoire d’un récit éclaté[3], au goût inachevé, avec lequel Hachimiya Ahamada essaie de ré-ancrer son imaginaire-monde.
Hachimiya Ahamada au jury du festival de cinéma d’Amiens.
Le film se voulait hommage au père, fidèle à sa volonté de ré-ensemencer une histoire sur la terre originelle, dans une société matrilocale où la mère est pourtant seule à devoir entretenir le feu des origines. Il est bien plus que cela : une main tendue à l’inconnu d’un monde en devenir, où les êtres deviennent passe-murailles, au-delà les limites imposées au récit de chacun. A un moment, une gardienne du socle (msa djando) remercie le père de bien vouloir ramener sa descendance, née sur l’autre rive, auprès d’elle. Elle n’a plus d’yeux et ne distingue pas leurs visages, mais elle avoue son bonheur à l’idée que la lignée puisse se prolonger. L’histoire se renouvelle ainsi à son point de départ. Lefuha lohend’oha mnyalo disent les Comoriens. La terre-mère, porteuse de la trace, de l’identité première, des dits des astres, reprend son dû. « A tout départ, il y a toujours un retour », confie cet oncle, se faisant oracle d’un jour, au moment de relater ces « intimes » qui fondent à la réalisatrice son imaginaire, depuis l’ailleurs où se niche la légende des parents.
Le film emprunte à des genres et à des fortunes diverses, qui rendent son écriture singulière. Mais à forme éclatée, temporalité éclatée. Hachimiya Ahamada se promène entre l’hier et l’aujourd’hui. Le film se déroule sur une vingtaine d’années, avec de nombreux moments suspendus dans la joie. Car le retour sur la terre des aïeux, pour celle qui devient « mdzadze wa roho »[4] aux yeux des siens « Jereste », rime avec ressourcement et quête de soi. « Treize ans plus tard, dira-t-elle en voix off, je repars. Maman s’inquiète de me laisser partir seule ». C’est que le chemin n’est pas balisé ou l’est si peu pour une fille de lune (mwana wa mwezi), née sur l’autre rive, retournant sur la terre des parents sans un mode d’emploi, et, sur- tout, pour une fille de l’ailleurs (mwana wa manga) à qui on délivre un talisman de protection, – geste ô combien ambigu – au départ de Dunkerque : « Ta vie n’est pas ici mais là-bas, incha’Allah. Que ton voyage se passe bien, mais méfie- toi des Comoriens quand même… »
Capture d’écran, image du film L’ivresse d’une oasis, lors d’un rituel de possession à Maore.
A l’arrivée, les gardiennes du socle chantent et dansent, heureuses de reconnaître l’enfant prodigue, miroir de celui qui est doublement parti, puisque le père exilé mourra, mangé par les mirages de l’ailleurs : « Woi nde mwana ». C’est notre fille, exultent-elles. Où il est dit que le temps du rhizome ne se conjugue mieux qu’au point de ralliement, là où les vivants s’attachent à réinterroger les limites de leurs racines fantasmées ou réelles. S’entame alors le vrai combat pour la reconnaissance de ce qui fonde une histoire, et qui, pourtant, vous échappe, souvent. S’y retrouvent entremêlés les récits de l’entour, du pays déconstruit et de son incertitude « fabriquée ». Le retour au pays de l’ancêtre signifie, en e et, la rencontre, avec le destin retourné d’une terre aux abois, aux génies malmenés, aux esprits défaits, à l’histoire fracassée, bien que familiale. L’identité est une chose difficile à retrouver lorsque les Anciens n’ont pas su transmettre le legs assez tôt.
Le titre de ce film, loin d’être une énigme, traduit surtout une quête. Celle de Hachimiya, comme celle de « toutes les personnes rencontrées dans le film ». Chacun cherche son oasis, « d’où les départs en kwassa, d’où les transes… », explique la fille Ahamada. A dire vrai, L’ivresse d’une oasis est un objet rempli de vies et de tendresses, que l’on ne résume pas en quelques mots. Un film à voir de toute urgence, qui offre une petite place aux Comoriens dans le monde très agité du 7ème art, après La résidence Ylang-Ylang, son précédent. Et dire qu’il n’y a toujours pas de salle à Moroni pour les projeter…
Soeuf Elbadawi