Pour l’amour d’une langue

C’est l’homme par qui le scandale de la langue se répand. Héritier de Cheikh Kamarudine et contemporain de Michel Lafon, Mohamed Ahmed-Chamanga, originaire
de la ville de Ouani, est, aujourd’hui, salué par tous pour son patriotisme linguistique. Cet article est initialement paru dans le numéro du magazine Mwezi.

Nombre de compatriotes le considèrent comme la bonne fée du shikomori, cette langue que les décideurs s’évertuent à ranger dans l’arrière-cour familiale ou dans les range-misères du gouvernement. Auteur d’une somme analytique en deux volumes sur la question (Introduction à la grammaire structurale du Comorien, KomEdit, 2010), Mohamed Ahmed-Chamanga est à l’origine du fameux clavier portant son nom, conçu dans le cadre de ses travaux avec le PASEC (programme d’Appui au secteur éducatif des Comores), en intégrant les graphèmes spécifiques au fonctionnement de la troisième langue nationale, après le français et l’arabe, par ordre de priorisation administrative.

Le linguiste est catégorique : « il faut une volonté politique pour imposer le shikomori à l’école ». A l’époque du PASEC, Chamanga était déjà intervenu à l’Institut de formation des enseignants et de recherche en éducation (IFERE). Pour dispenser un cours sur la structure intime de cette langue, son fonctionnement interne, et ses particularismes. En effet, il ne su t pas de parler une langue pour l’enseigner. Une initiative qui aurait pu déboucher sur un modus operandi, au niveau national, quant à son intégration dans le système éducatif, mais qui n’a pu se prolonger dans le temps, faute de moyens. Le professeur Chamanga insiste : « Seule une volonté politique permettrait d’introduire cette langue dans les programmes, ne serait-ce qu’à titre expérimental. Il pourrait y avoir une initiative de la société civile [en ce sens], mais elle exigerait beaucoup d’organisation».

CHAMB

En même temps, le ridicule – et c’est bien connu – l’emporte, dès que s’en mêle l’Etat. L’anecdote la plus absurde concerne justement l’Introduction à la grammaire structurale. Les exemplaires commandés par le PASEC à sa parution, ont fini rongés par les rats dans les bureaux du ministère. Un jour, Moinaecha Cheikh, autre spécialiste connue du shikomori, est partie réclamer un exemplaire pour ses cours à l’université. A peine si quelqu’un a pu lui en dégotter un, qui soit sans trous. Un millier de livres bêtement sacrifiés ! Une acquisition qu’aucun chef de service dudit ministère – « et pas même Hamdane »[1] – n’a su mettre à profit. « Ils auraient pu les distribuer à ceux qui avaient déjà reçu la formation ». Le linguiste évoque ainsi les encadrants formés durant ses missions ponctuelles.

Car Chamanga, qui enseigne à Paris, ne vient à Moroni que pour poursuivre ses recherches, dispenser des cours à l’université ou encadrer des formateurs. De rares moments, qui lui servent à repérer de potentiels complices dans la défense de cette langue à l’école. Et il insiste : « Tant que ce n’est pas enseigné, tant qu’on ne forme pas les gens, tant qu’on ne met pas les choses en pratique, on travaille à vide ». L’engagement de la part des acteurs sur le terrain est une obsession chez lui. Mais comment interpeller son monde, lors- qu’aucun responsable ne comprend la nécessité d’un travail de promotion de la langue-pays ? Le shikomori relève de l’imaginaire et de la culture, deux angles morts du programme d’éducation nationale. Rien qu’à voir le fonctionnement du département chargé de l’alphabétisation au ministère, on comprend. Ils y abordent encore la linguistique comme une énigme de nuit, impossible à résoudre. Le manque d’interlocuteurs, comprenant les ambitions du linguiste, est plus qu’évident.

Or défendre la langue en pays dominé est un sacerdoce. Depuis l’expérience soilihiste, l’administration comorienne, par complexe ou par souci de prendre de la hauteur dans sa relation au monde, a cru bon de s’asseoir sur le destin du shikomori. Cette langue n’existe à l’écrit que sur des bannières d’ONG ou d’homme politique, aux messages mal orthographiés. Alors que l’autorité de l’Union préfère se lire en langue français, Chamanga, candidat malheureux aux présidentielles de 2006, mise, lui, sur le legs. Un non-sujet pour nombre de dirigeants et de partenaires, mais qui ne laisse pas cette figure de la lutte anti séparatiste, indifférente. Son « patriotisme linguistique » n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’ambition de cheikh Kamarudine. Ancien fonctionnaire colonial, ce natif de Mbeni, un temps installé à Madagascar, proposait d’écrire le shikomori avec les caractères arabes, sans les signes diacritiques de vocalisation. Fondateur du journal Mwando, ce pionnier a longtemps espéré, en vain, le soutien du président Cheikh dans sa croisade pour la langue. Un peu comme Chamanga, prêchant de nos jours dans un désert politique.

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Un autre fait, remarquable, le ramène au cheikh du Hamahamet. Dans les années 1990, un projet de l’ISESCO imagine la possibilité d’offrir un clavier arabe[2]à toutes les langues africaines. Une idée sur laquelle planche un peu sa collègue, Moinaecha Cheikh, mais qui le laisse de marbre. Il y entrevoit un danger, en effet. Celui de pousser à l’essentialisation des langues africaines, comme s’il s’était agi d’un seul pays, d’une culture ou d’un imaginaire unique. A la place, il propose, pour les Comores, d’user d’un clavier classique, sur lequel il n’y a nul besoin de rajouter des signes diacritiques (fatha, kasra), et se voit alors comparé à Kamarudine (1890-1974), dont il ne connaissait pas encore les travaux, lors d’une intervention au CNDRS à Moroni. Des échanges avec le linguiste Michel Lafon, collègue avec qui il partageait les séminaires du professeur Alexandre sur le bantu comparé à l’INALCO dans les années 1970, et dont les travaux sur Kamarudine font autorité, lui permettent ensuite de saisir par quels biais tous deux – le cheikh et lui – aboutissent au même résultat, en empruntant des chemins différents.

Est-ce ce labeur qui finit par payer, en lui donnant les moyens d’initier son fameux clavier ? Probablement ! En tous cas, il capitalise dans cette réponse, à la fois pratique et futée, les différentes approches menées, jusque-là, autour de la langue shikomori. Des travaux du père Fisher sur le shingazidja, publiés en Alsace en 1949 à ceux du colon Angot sur le shindzuani, parus la même année à Mada, en passant par les études du révérend père Sacleux à Zanzibar, lequel révérend est le premier à faire le distingoentre le kingazidja, parler des sultans en lien avec le pouvoir de Zanzibar, et le shingazidja, parler populaire en rapport avec les autres parlers de l’archipel. C’est Chamanga, qui reprend, aux côtés de Nöel Guenier, et sur des fonds issus de l’université de la Réunion, le projet du dictionnaire comorien- français/ français-comorien du père Sacleux aux éditions Selaf à la fin des années 1970 : « Un travail pointu », sans doute utile aux spécialistes du genre.

On l’oublie, mais c’est aussi Chamanga, qui interroge la grammaire d’Elliot, dans Ya Mkobe, la revue du CNDRS. Le père William Elliot, missionnaire anglican, débarqué d’Afrique du Sud à Ndzuani, entre 1819 et 1821, fut le premier à se faire entendre sur une manière d’écrire le comorien en caractères arabes. Une drôle d’histoire, puisque celui-ci était parti du Cap aux côtés de princes en déroute, avec le secret dessein d’évangéliser les Comoriens. Chamanga a surtout réinterrogé l’expérience soilihiste de l’alifube, en évitant de sombrer dans les mêmes erreurs que ses théoriciens. Largement inspirés par le swahili, les soilihistes n’avaient aucun respect pour l’orthographe. Ils se fondaient uniquement sur le son pour retranscrire la langue, au lieu d’expliquer la manière dont elle fonctionnait. Mohamed Ahmed-Chamanga s’empare de toutes ces expériences (« je ne suis pas parti de rien »), pour épurer son système, et il se concentre sur l’orthographe. Sur la manière sur- tout d’écrire et de couper les mots. De fait, il parvient de la sorte à instruire une logique, qui le mène jusqu’à l’ouvrage précité sur la grammaire structurale du shikomori.

Soeuf Elbadawi

[1] Chargé de la recherche dans l’enseignement supérieur.
[2] Qui a donné lieu au clavier de Niamey.