Obsession(s) et dégel

Un metteur en scène comorien à l’affiche d’Antoine Vitez, scène théâtrale d’Ivry. Soeuf Elbadawi y crée Obsession(s), sa nouvelle folie, depuis le 3 septembre. Un spectacle « pour dire la complexité de nos vis-à-vis, entre Sud et Nord, encore sous tutelle ». La première est prévue pour le 8 novembre 2018.

Après un passage en août à La Chartreuse de Villeneuve les Avignon, où il planchait sur la dernière mouture du texte, Soeuf Elbadawi travaille, enfin, sur Obsession(s), sa prochaine création, au théâtre Antoine Vitez à Ivry. Une occasion rare d’entendre un coelacanthe disserter sur la tragédie des hommes, de voir Ibuka le fou de Moroni danser du ventre au comptoir colonial ou de ressentir le besoin de reprendre un récit de domination par le bas. Un mot du metteur en scène : « L’impression étrange de rencontrer une petite chaîne de solidarité, aussi convaincue que nous de la nécessité de déconstruire nos réalités coloniales. L’équipe d’Antoine Vitez nous suit depuis le début de ce mois avec beaucoup de conviction. Cela nous réconcilie avec ceux qui travaillent à empêcher nos questionnements. Et ils sont nombreux ! »

Le spectacle sera à l’affiche de la scène ivryenne les 8, 9, 12, 15 et 16 novembre prochains ! Dans le programme du lieu, on peut lire ceci, en résumé du projet : « Tel un rituel. Des hommes, de blanc vêtus, invoquent leur Seigneur, un soir de déroute. Saisie, une femme interroge. Dans l’ombre, une voix lui répond : Ils enterrent leurs morts. C’est tout ce qui leur reste dans un monde où l’on se gave de pop corn pour survivre au déluge ». Sept interprètes, une galerie de personnages, tous aussi incroyables, les uns que les autres. Un manipulateur d’objets, qui réveille le poisson-qui-dort, un conteur karib, qui philosophe sur la tragédie des hommes, un monologue pour un fauteuil, une théorie du pop corn, mis en solde pour tous. Le seul hic ! Il manque trois personnages-clés à l’appel. Ils  figurent le chœur du spectacle. Il s’agit de trois soufis, du groupe comorien Lyaman, dont le premier album, Abyati, va sortir en 2019 chez Buda Musique à Paris. Ils sont pris dans la tourmente d’une crise diplomatique, qui les dépasse. La crise des visas. La production s’en explique : « Toutes les garanties sont données pour que leur venue à Ivry se passe bien. Nos partenaires nous soutiennent en conséquence. Mais nous attendons la réponse des autorités françaises à Moroni ».

 

Pour rappel, la décision de ne plus délivrer de visas vers la France est liée au fait que l’Etat comorien se refuse, confie un diplomate, à être « complice de déplacements de populations, en soutenant les refoulements depuis Mayotte ». Tous les visas vers l’espace Schengen sont bloqués depuis plus de six mois par la représentation française, selon le ministère comorien des affaires étrangères. Une décision mettant la diaspora installée en France à l’amende, notamment. La presse comorienne parle toutefois de « dégel » depuis une semaine. L’ambassade de France aurait octroyé une trentaine de visas (sur une centaine de demandes) à des étudiants.

Reste à savoir si ce trio soufi, qui doit intégrer le spectacle de Soeuf Elbadawi aura droit à la même exception (culturelle ?), qui a permis à quelques étudiants, ainsi qu’à des candidats aux soins médicaux, de passer la frontière. A l’heure où la mission menée par Dominique Voynet (ancienne sénatrice, ancienne ministre) dans l’archipel – et sur la demande du président Macron – parle de « revitaliser la relation de coopération entre la France et les Comores », il serait peut-être bon de se poser certaines questions, allant dans le sens, justement, de la « décrispation ». A moins qu’il n’y ait double discours dans l’air…

2Obs

A Antoine Vitez, tout le monde, en attendant, travaille à faire exister ce spectacle, Obsession(s), dont le questionnement profond augure d’une autre relation dans le débat entre le Nord et le Sud. C’est un spectacle, qui se veut « hors des mémoires dites exclusives, avec la volonté de renouer avec une histoire en partage, de s’affranchir d’un récit mutilé et de s’ouvrir à une pluralité des regards ». La production, qui se dit confiante, insiste :« Si nous soutenons ce spectacle, c’est bien parce que nous pensons qu’il est nécessaire, et que d’autres tracés sont encore possibles entre nos deux mondes. Ce spectacle est à l’affiche des Théâtrales Charles Dullin [festival du Val de Marne] et sera par la suite repris au Théâtre-Studio d’Alfortville et au Tarmac, scène internationale francophone. Des institutions accompagnent le projet. Le Ministère de la Culture, DRAC Ile-de-France, la Région Ile-de-France, le Département du Val de Marne ». Exception culturelle ? Pas « exception » ? A quand le fameux « dégel » ? Faut-il vraiment que les refoulements de Comoriens reprennent à Mayotte pour que des artistes aient ce droit de venir converser avec le public français depuis Moroni ? Faut-il que l’Etat comorien abdique sur la question de Mayotte aux Nations Unies à la 73ème session, cette semaine, pour que l’Etat français accepte d’ouvrir à nouveau sa frontière vers l’Europe ?

A Ivry, pour l’instant, il y a un martiniquais, un québécois et une française[1], en dialogue avec Soeuf Elbadawi, sur le plateau. Avec toute une équipe derrière eux, pour nourrir ces Obsession(s) singulières. Dans le programme d’Antoine Vitez, toujours, il est dit qu’il s’agit d’un « objet pluridisciplinaire », s’échappant « d’une prison à ciel ouvert, les Comores, pour retrouver les chemins du monde ». Une parole qui résonne tel un oracle, pour cette production à la distribution internationale[2].

Mouna
[1] Respectivement : André Duguet, Francis Monty et Leïla Gaudin.
[2] Les comédiens, ainsi que les équipes techniques, sont de diverses origines. La scénographie, par exemple, est co signée par un duo franco québécois (Margot Clavières/ Julie Vallée-Leger), la régie générale assurée par un français (Matthieu Bassahon), etc. Le metteur en scène considère  que c’est une manière pour lui de « se sentir moins seul dans un projet interrogeant le monde dans lequel nous vivons, aujourd’hui. Quand on se satisfait de son seul point de vue, on vient à gommer toute complexité ».