Deux mois depuis que Sast est emprisonné à Moroni dans des conditions inquiétantes et, semble-t-il, avec une santé menacée. Et quelques semaines depuis que Sitti Thourayat Daoud, également malade, est sortie de ses huit mois de détention dans des conditions inconcevables. Dans les deux cas, la partialité de la justice et les conditions de détention sont pointées du doigt.
Des comités de soutien ont vu le jour : « FreeSast » et « Justice pour Sitti ». Ils réunissent des artistes, des amis, des proches, et la culture y est présentée comme menacée. Sans doute, parce que Sast est écrivain, et Sitti Thourayat, comédienne. Une mobilisation qui interpelle, sauf que l’écriture ou le théâtre n’entretiennent aucun lien avec les causes de l’emprisonnement. L’évocation du statut de créateur apparaît plutôt comme un ultime paravent, dans des affaires autrement plus sombres.
Sast est soupçonné d’avoir participé à un coup d’Etat, tandis que Sitti Thourayat est empêchée dans une affaire de détournement d’argent. Le premier croupit dans une cellule, la seconde, libérée sous caution, pointe, régulièrement, auprès des autorités judiciaires. Aucune preuve n’atteste de ce qu’on leur reproche. Les enquêtes sont en cours, et aucun procès n’est à l’ordre du jour. Ce qui frappe, toutefois, ce sont les mécanismes de mobilisation, imaginées par leurs proches et amis, qui font appel au monde des arts, sans qu’il y ait le moindre rapport entre leur statut de créateur et leur incrimination en justice. Ces soutiens sollicitent l’appui d’une communauté, qui donne l’impression de n’exister que parce que ces personnes, précisément, sont mises en cause.
Des écrivains, des artistes emprisonnés, cela n’a rien de nouveau sous d’autres cieux. On se rappelle du cas d’Asli Erdogan en 2016. Mise au cachot par l’Etat turc, pour ses publications. Militante des droits de l’homme et journaliste engagée, Erdogan avait pris position, notamment, contre les exactions anti kurdes et contre les troupes de Daesh à Kobané, allant jusqu’à organiser une manif d’écrivains à la frontière turco-syrienne. Elle est connue pour son activisme dans un pays devenu champion dans la détention d’écrivains, de journalistes et de blogueurs. La rhétorique alors employée était justifiée. Il s’agissait clairement d’auteurs emprisonnés pour avoir foutu un coup dans la fourmilière du pouvoir, et d’une mise en accusation en règle de la liberté d’expression. Dans le cas précis des Comores, de Sast ou de Sitti Thourayat, il n’est nulle manifestation en cause, nultexte publié ou pièce de théâtre au contenu subversif en perspective.
Les acteurs culturels questionnés répondent tous d’une seule et même voix. Les arrestations de Sast ou de Sitti Thourayat n’ont rien à voir avec leur domaine. Pourtant, c’est bien l’idée véhiculée par les réseaux sociaux. Azali et son régime menaceraient la culture et la liberté d’expression. Une manière, sans doute, d’interpeller une opinion plus large, sur des situations singulières. A Mayotte, l’écrivain Alain-Kamal Martial, accuse : « Un artiste se meurt en prison et que font tous ceux-là qui se disent artistes ? Pourquoi ce silence ? » Réagissant aux publications du site FreeSast, le plasticien Séda, qui est pour la libération de Sast, nuance : « Je pense que [ça relève] de son engagement politique. Car il est aussi politicien. Ce ne sont [donc] pas ses écrits qui sont mis en cause, il faut le souligner, sinon ce mouvement serait hors sujet ». Il se souvient peut-être du temps où Sast était au cabinet du chef d’Etat major Gamil Abdallah ou de l’époque où il se présnetait aux élections à Moroni.
Cette situation a donc des ambiguïtés certaines. Un poète, voulant garder l’anonymat, explique, pour sa part, pourquoi c’est si important d’évoquer l’écrivain : « Le côté sombre de l’intelligence ne doit pas être brandi comme une auréole politique. Dire que Sast est un prisonnier politique le condamne définitivement […] Sast est un poète qui, à un moment, a raté un vers pour un verre. Il a parlé au moment où il fallait se taire, cela ne fait pas de lui un politicien. » Comme pour un récit en construction, Séda pense que parler du politicien concernera plus de monde, l’écrivain étant un statut, qui, à l’oreille des masses, ne signifie rien de concret. Le rappeur Cheikh Mc, lui, se demande qui va défendre Sast, si les artistes ne le font pas : « Si Sitti a été aussi longtemps en détention, c’est parce qu’elle n’a pas de communauté villageoise derrière elle ». Il est cependant attristé par le côté « buzz » de l’affaire que cautionne certains artistes, alors qu’ils sont absents des principaux enjeux du pays. Pour Kamal Eddine Saindou, journaliste : « Le sens du cri que nous lançons [est] pour Sast et pour tous les autres qui souffrent de l’injustice »[1]. Il devait penser à tous ces « autres », qui pourrissent, sans soutiens, dans la même prison. Un débat qui divise à Moroni, où certaines voix comme celle de Moussaoui s’étonne de n’entendre parler que de Sast, alors qu’il n’est pas seul à être en prison pour cette histoire de coup d’Etat.
Dans un entretien donné à La Gazette, Sitti Thourayat Daoud, témoigne de l’insalubrité de la prison comorienne. « Dieu fasse qu’aucun être humain ne connaisse la vie en prison aux Comores », commente un internaute, à sa suite. RFI, en février 2018, avait publié un article, suite au passage d’un avocat français, dénonçant les conditions inhumaines de rétention dans cette même prison : « Hygiène déplorable, pénurie d’eau, prolifération d’ordures, de cafards et de rats ». Sitti Thourayat n’a nul besoin de forcer le trait. Mais on s’attendait à ce qu’elle réclame justice, en esquissant l’éventualité d’un procès ! Que nenni ! A l’entendre, la vie reprendrait son court, et elle, le chemin de son boulot. Et quid des accusations ? La mobilisation des artistes pour sa libération de Sitti n’aurait-elle pu se poursuivre, par exemple, sur ces questions de dignité en prison ? Eliasse, musicien, déplore : « Si les bonnes questions étaient posées, dès le départ, peut-être que nous n’en serions pas là, aujourd’hui, avec Sast, ou peut-être que la contestation aurait gagnée en force. Tout le monde se sentirait concerné. Mais ne nous faisons que passer de collectif en collectif ».
A la libération sous caution de Sitti, le collectif d’artistes, qui a pris fait et cause pour elle, a tout simplement cessé de s’exprimer. Comme si sa raison d’être se limitait à cette seule sortie de prison. Les artistes ont d’autres inquiétudes, en rapport avec leur propre existence, mais pour lesquels ils sont incapables de faire front commun. La culture a cessé d’être un outil de transformation socio-politique depuis bien longtemps. Cheikh Mc ne le nie pas : « On laisse les micros aux politiques, on n’a pas d’avis ». Mais si la culture ne représente plus qu’une caisse de résonnance, dont certains s’approprient pour défendre leurs amis, n’y a-t-il pas le risque d’une disqualification intellectuelle de la scène comorienne ? Il est une question sous-jacente derrière ces mobilisations autour de l’écrivain et de l’artiste. En quoi ces derniers jouent-ils un rôle dans la reconstruction d’un pays ? Autrement dit, en quoi méritent-ils d’être défendus par une communauté, quelle qu’elle soit ? Leurs œuvres servent-elles l’intérêt général, soulèvent-elles des questionnements citoyens, contribuent-elles à fabriquer du commun, au point de penser que ces emprisonnements engagent le pays dans une maudite spirale ?
Lors de la mobilisation pour Sitti, il a été question d’une cagnotte, afin de régler sa caution auprès des autorités. Ce qui ne dit rien des pouvoirs d’actions de la « fan attitude ». Où l’on se rappelle que l’artiste Maalesh, annonçant sa candidature aux élections des gouverneurs, disait : « J’ai beaucoup chanté, j’ai mené beaucoup de combats, rien n’a changé ». Comme pour dire que les solutions aux maux du pays sont à chercher ailleurs que dans la culture. Les corps de métier concernés se figurent comme autant d’outils inopérants devant le réel. L’idée d’une communauté fédérant les artistes et les poètes paraît nécessaire, en ce sens qu’elle permet peut-être de déterminer de nouveaux enjeux pour cette scène culturelle. Les regroupements – à la manière des « sous-communautés Sast et Sitti Thourayat » – donnent cependant cette impression d’être improvisés, sur le principe du « parce que c’est mon pote, ami, frère, avec qui je m’entend bien, qui est en péril, je me bouge ». A Moroni, où le débat sur la libération ou non de Sast attise aussi le feu des opinions, la référence à l’importance ou non des acteurs culturels, devient un prétexte pour fabriquer du récit. Dans une récente rencontre, le député Fatahou aurait insisté sur la gravité des faits, pour convaincre Mme Abasse Djoussouf, militante de la société civile, de la nécessité de ne pas réduire ce débat à ce qu’il n’est pas. Il ne s’agit du soutien à apporter ou non à un enfant de la ville, mais d’une affaire de sécurité nationale. Seule une enquête et un procès sont à même de réconcilier les parties en conflit. Mais qui l’exige ?
Séda, qui ne croit pas à l’idée d’une communauté d’artistes, regrette l’individualisme des acteurs culturels : « plusieurs sujets mériteraient notre engagement ». Il reconnaît que les gens agissent souvent par amitié ou par simple accointance. Parmi les mots en soutien de Sast se trouve, entre autres, ceux de Wadjih, universitaire et anthropologue, qui paraissent donner raison au plasticien : « Mon ami ! Je ne sais ce que tu as pu dire, ce que tu as pu faire, ce que tu as pu imaginer, pour être ainsi jeté dans un sombre cachot depuis des mois. Mais sache que je pense à toi en tant qu’ami, en tant que collègue avec qui je partage le même gout de l’imaginaire […] C’est normal, me diras-tu Sast car tu sais très bien je t’aime beaucoup. Courage et à bientôt. » Ce qui interpelle, c’est la manière paradoxale, dont Wadjih conçoit le lien (« avec qui je partage »), tout en prenant soin de le dissocier des actes de vie : « Je ne sais ce qui a pu dire, je ne sais ce que tu as pu faire ». Comme pour dire « je ne mettrai pas main au feu, sauf pour une chose, affirmer que tu es bel bien écrivain ». Ont-ils vraiment, Sast et lui, une même vision du monde en partage ? Cette communauté culturelle est-elle capable de se montrer responsable sur les nombreux enjeux qui la préoccupent, et non de se reconstituer uniquement de façon ponctuelle, par amitié et pour des questions qui la dépassent ? Les intellectuels, artistes et poètes, qui n’ont jamais su penser un destin commun depuis la fin du msomo wa nyumeni (un échec patent !) sont-ils en mesure de défendre un autre principe que celui de l’entre-soi à territoire limité ?
Fouad Ahamada Tadjiri