Pour une scène souveraine

Auteur et artiste, Soeuf Elbadawi est le plus vu des hommes de théâtre comorien à l’étranger. A l’affiche du théâtre Antoine Vitez d’Ivry en ce mois de novembre 2018, dans le cadre du festival des Théâtrales Charles Dullin, il était au programme du Théâtre-Studio d’Alfortville en février dernier, au MUCEM en avril à Marseille, au festival Nous sommes tous africains à Prague en mai. Une belle année pour cet acteur majeur de la scène comorienne. Cet article est paru initialement dans le n°1 de Mwezi, le mag culturel d’AB Aviation…

Elève de feu Michel Charles, Soeuf Elbadawi a fait ses premiers pas, en fondant Les Enfants du Théâtre, la première troupe de l’Alliance française de Moroni. C’était à la fin des années 1980. « Nous avons d’abord évolué sous le regard des animateurs de l’Alliance, puis sous la direction artistique de Mohamed Said Ali, anciennement directeur de la culture au national. Moi, j’étais minot. Je m’occupais seulement de rassembler les camarades, de gérer les plannings de répétitions et de représentations, de coordonner les histoires techniques et financières, sans oublier de manager les campagnes de promo. Puis nous avons rencontré Charles, qui m’a poussé à prendre le plateau avec La secrétaire particulière de Jean Pliya. Un truc qui m’a transformé ». Mohamed Said Ali et Michel Charles étaient des anciens de l’école de la Rue Blanche à Paris : « J’y ai vite pris goût, d’autant que gamin, je fréquentais les scouts, traînais dans les pattes des militants du msomo wa nyumeni et oeuvrais dans les associations culturelles, qui sont des endroits où il se développait beaucoup de théâtre ».

Nombre de troupes, y compris celles de la scène actuelle, naîtront de l’histoire des Enfants du théâtre. « Il y a eu Mutsamudu, avec Les Enfants du Théâtre de l’Alliance d’Anjouan, puis il y a eu les scissions, à l’origine des premières compagnies, durant le milieu des années 1990. Je n’étais plus là. J’étais en France, où je continuais à pratiquer le théâtre à la fac. On jouait dans les écoles avec les potes. Des histoires de Max et de Maximonstres. J’ai aussi mis des textes d’auteurs en espace. Ceux du malgache Raharimanana, entre autres. Puis, je me suis décidé à remonter vraiment sur le plateau en 2003, avec une adaptation de Testaments de transhumance, un texte du poète Saindoune Ben Ali. Le spectacle, une commande de Métissons à Marseille, a tenu deux ans à l’affiche du théâtre de l’Opprimé à Paris, le théâtre d’Auguste Boal ». Ensuite, les choses se sont précipitées. Soeuf Elbadawi a laissé tomber son taf de journaliste à RFI pour intervenir sur le spectacle vivant à l’Université des Comores, sous le regard bienveillant de l’écrivain Mohamed Toihiri, alors chef du département lettres modernes à Mvuni. De cette période d’expérimentation, émerge sa compagnie de théâtre, O Mcezo*, en 2008. La fanfare des fous, son premier spectacle, connaît une consécration nationale, avec le soutien de la Fondation du Prince Claus.

agoraFontaineInnocents

Soeuf Elbadawi dans Agoraphobia de la néérlandaise Lotte Van Den Berg sur la place de la Fontaine aux Innocents à Paris, lors du festival Paris Quartier d’été 2013.

En 2009, Soeuf Elbadawi, ardent défenseur d’un théâtre aux couleurs citoyennes, est viré du plateau de l’Alliance française de Moroni, où il répète avec sa troupe, pour avoir commis une performance de rue, inspirée du gungu traditionnel et condamnant l’occupation de Mayotte par la France. « J’ai trouvé normal que les Français se prennent à leurs propres contra- dictions. D’un côté, ils m’ouvraient leurs portes, grâce à cette envie d’un théâtre en rapport étroit avec sa réalité, de l’autre ils n’appréciaient pas que mon travail interroge le politique dans un espace archipélique, dont le peu qu’on puisse dire est qu’il est demeuré colonial ». Soeuf Elbadawi et sa compagnie ont alors essaimé dans les villages. En montant des ateliers de théâtre citoyen dans tout l’archipel, en formant de nombreux jeunes, scolaires et non scolaires, au jeu. A Ngazidja, Ndzuani, Mwali et Maore. « Sans le moindre soutien institutionnel, il faut le dire ». En 2009, toujours, il monte son propre lieu d’expérimentation, le Muzdalifa House, auquel il assigne une mission de service public : faire se rencontrer les citoyens et leur culture, « sans être obligé de mendier notre existence auprès des institutionnels et des grilles de lecture officielles. Une façon de tisser de l’alternative et de m’impliquer davantage dans le paysage de mon enfance ».

Repéré par le festival des Francophonies en Limousin, il est invité à la Réunion, où il travaille notamment avec le Théâtre des Bambous, puis à Paris sur la scène francophone du Tarmac, à Montréal au Festival du Jamais Lu et à Genève pour le festival Mémoires Blessées. Comédien, il joue pour le français Robin Frédéric (Moroni Blues Une rêverie à quatre), la néerlandaise Lotte Van Den Berg (Agoraphobia), le franco belge Armel Roussel (Après la peur), tout en développant ses propres projets. Créé à Limoges pour Nouvelles Zébrures, présenté aux Metallos à Paris, à Avignon au IN, au Théâtre Saint-Gervais à Genève, en Martinique pour Tropiques Atrium, scène nationale, Obsessions de lune Idumbio IV est une lecture-performance, toute en musique. Une petite forme qu’il reprend, cette année, aux côtés de Christian Benedetti, auteur et metteur en scène français, et de Rija Randrianivosoa, guitariste malgache, au MUCEM de Marseille en avril 2018, après l’avoir rejoué, pour la deuxième année consécutive, au Théâtre-Studio d’Alfortville en février. En mai, Soeuf Elbadawi est invité au festival Nous sommes tous africains à Prague, avant d’être accueilli au théâtre Antoine Vitez d’Ivry, pour une performance citoyenne (un banquet du shungu) avec les habitants de la ville et un spectacle musical avec son groupe, Mwezi WaQ.

Gungu_la_mcezo_contre_la_France_à_Mayotte.jpg

Soeuf Elbadawi dans une gungu performance à Moroni contre l’occupation française  à Mayotte en 2009. Un acte artistique qui avait défrayé la chronique et posé la question du rôle des artistes dans l’archipel des Comores.

Antoine Vitez l’accueillera également, en coproduction avec le Théâtre-Studio d’Alfortville et le Tarmac, pour sa toute nouvelle création, Obsession(s), dont la distribution internationale verra notamment Dédé Duguet, conteur et comédien martiniquais, Francis Monty, auteur et manipulateur d’objet québécois, à l’affiche, ainsi que les initiés sou s du groupe Lyaman, dont le premier album sort bientôt, produit par Soeuf Elbadawi, sous label parisien, chez Buda Musique. Un programme 2018, qui ne l’empêche pas de penser qu’il « est peut-être temps de créer une scène dédiée au spectacle vivant dans la partie indépendante de l’archipel. Une scène ouverte, qui soit libre, souveraine, et qui témoigne de la complexité de notre histoire ». Ce qui n’est pas le moindre des projets défendus par cet artiste, connu pour être un obsessionnel de la lutte citoyenne. « Il est surtout vu comme un empêcheur de tourner en rond par les officiels de la politique », souligne un ami.

En 2009, il avait été viré du plateau de l’Alliance française, pour avoir dit non à l’occupation de Mayotte, en commettant une performance (gungu) à Moroni, où il apparaissait ligoté et traîné dans les rues par le peuple en colère. Un geste artistique qui lui a valu plus d’une censure depuis, y compris au niveau des autorités nationales. En 2015, la gendarmerie nationale l’arrêtait, pour avoir voulu rendre hommage aux morts du Visa Balladur, en érigeant un mémorial sur la Place des banques à Moroni, avec l’autorisation de la municipalité.

Med

Télécharger le n°1 de Mwezi, le mag culturel d’AB, dont est extrait cet article, cliquer ici.
Photo à la Une de cet article : Soeuf Elbadawi sur la scène du Théâtre Saint-Gervais à Genève, aux côtés du franco-suisse Jérôme Richer, lors de la 9ème édition du festival Mémoires Blessées en 2017.
Pour voir Obsession(s), la dernière création du metteur en scène comorien, se rendre au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry en novembre 2018, au Théâtre-Studio d’Alfortville en décembre 2018, dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin, ou encore au Tarmac en avril 2019.