Vert cru, l’intime et la violence de l’Histoire…

En 2011, Touhfat Mouhtare publie Âmes suspendues, un recueil de nouvelles dans lequel elle aborde les mutations de la société comorienne, à travers un regard de femmes. En cette année 2018, elle publie Vert cru, son premier roman, qui a reçu une « mention spéciale » au jury du festival littéraire d’Ouessant en France. Cet article est paru initialement dans le n°1 de Mwezi, le mag culturel d’AB Aviation.

Roman polyphonique, construit autour du personnage de Rhen, revenant aux Comores après la mort de son père dans un crash. Celui de la Yeemenia Airways en 2009. Une tragédie qui plonge les Comoriens dans un profond traumatisme, les séquelles étant palpables encore aujourd’hui.

Le retour aux sources est l’objet d’une véritable introspection de la part du personnage, en quête de son identité, de ses racines et de son histoire. Les autres personnages agissent comme des doubles, des alter ego : « Elle avait entamé ce voyage en étant persuadée de trouver des points d’ancrage auprès des habitants, des personnes qui lui apporteraient ce dont elle manquait cruellement : un sol ferme sur lequel tenir debout ».

L’histoire se poursuit intimement autour d’une autre tragédie, celle de l’esclavage. Il est question de déni, d’une humiliation qui se perpétue de manière insidieuse, au sein de la population : « Ton histoire s’enracine dans une histoire plus ancienne. Une histoire que personne sur cette île n’ose raconter, et qui, pourtant, explique bien des choses ». L’auteure se penche sur les tabous, et en profite pour tisser d’autres récits liés à l’intime. Déracinement, exil, secrets de famille (mensonges et non-dits), amour maternel ou encore filiation et transmission : «Ce pays est le temple de l’amnésie. Le déni de son dieu, que des milliers d’âmes vénèrent et honorent chaque jour ».

Vert cru est conçu à la manière d’un roman à tiroirs. Tous les personnages deviennent centraux et donnent l’impression d’éclipser par moment le personnage principal, qui devient spectateur et auditeur de sa propre histoire : « Encore, une fois, elle se retrouvait dans une situation qui lui rappelait le vide abyssal que constituait son passé ». Un roman profondément ancré dans l’imaginaire des Comores. Touhfate Mouhtare transporte le lecteur dans les contes, mythes et légendes de son pays : « la jeune femme narcissique renaîtra fille des eaux », réapparaissant tous les sept ans, exhumant les secrets enfouis et rétablissant « l’amour, le vrai, dépouillé de toutes les viles intentions auxquelles les hommes le substituent ».

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Touhfat Mouhtare © Maonicorner.

Un roman pétri de syncrétisme religieux et de supranaturel, réaffirmant le poids d’une grande tradition matrilinéaire. Par ces récits enchâssés, Vert cru revêt un caractère plus universel, ouvert sur le monde, épousant les contours de la littérature migrante. Mais les différents topoï référentiels le ramènent à autant de lieux réels, imaginaires et imaginés de l’archipel.

La sémantique des couleurs

Le titre – Vert cru – annonce la part importante qu’occupe la symbolique des couleurs dans le texte. Dichotomiques, ambivalentes, elles traduisent la complexité de l’Être, et prennent le contre-pied des référents occidentaux. Le vert est évoqué à plusieurs reprises, sous ces différentes nuances, incarnant à chaque fois l’état d’esprit du personnage : « vert profond », « vert clair », « verdi », etc. Il symbolise l’espoir, incarne la possibilité de se reconstruire, après le drame. C’est également le vert de la cruauté, celle d’une tragédie intime. Il est surtout la couleur de l’islam, à travers des références sou es. Il incarne l’apaisement à la fin du récit. Couleur d’une paix intérieure retrouvée, lorsque Rhen se réconcilie avec son histoire.

Il y a aussi cette couleur rouge, fortement présente, de « la femme en rouge », figure tutélaire, rassurante et guide, grâce à qui l’auteure entretient une espèce de flottement entre le réel et l’imaginé, la raison et l’irrationnel. Elle est à la fois esprit et représentation d’Idud, la mère de Rhen. C’est donc grâce à elle que Rhen peut mener sa quête identitaire. Le retour aux sources se fait par le truchement de sa main rassurante, tendue, et le
bout de tissu rouge qu’elle
laisse à Rhen va constituer le lien entre son passé
et son futur : « Le tissu n’avait
 pas d’odeur ; mais le fait de le humer eut pour effet de l’apaiser ». Le rouge représente l’insaisissable. La robe rouge de Idud permet le passage de l’enfance innocente à l’âge adulte. Elle est symbole de révolte, du refus de l’ordre établi et du désir de liberté. Du désir de s’affranchir du joug de l’esclavage, du poids social et du pouvoir des phallocrates.

« Il avait retrouvé sa couleur rouge. Il avait cessé de passer du rouge au vert, du vert au bleu ; il était mort comme toi », écrit Mouhtare à la n du récit, en parlant du sahar[1], qui retrouve sa couleur d’origine, synonyme d’apaisement et de repos éternel. L’auteure brouille volontiers les codes de couleurs, comme autant d’histoires à construire ou à dire, laissant ainsi le champ des possibles ouvert…

Récit de femmes, pouvoir mutique

Sourde et muette comme sa mère, Rhen, le personnage principal, met fin à un cycle incessant de non-dits, de douleurs et de violences. Sa parole est libératrice. Elle se projette dans une distorsion spatio-temporelle, navigue dans un état de semi-inconscience, où elle incarne le double de sa mère.

Cette distorsion s’opère dans le Manamein, espace interstitiel, entre songe et sommeil éveillé : « Elle était pré- occupée par son addiction aux rêves qu’elle faisait en Manamein, par la facilité avec laquelle elle
se glissait dans la peau de sa mère, jusqu’à emprunter toutes ses sensations, des plus belles aux plus horrifiantes ». Rhen va ainsi concilier le passé et le présent, entre l’ailleurs et son espace originel.

 

Mouhtare aborde la question du lien biologique. Rhen, fille adoptée ? Rhen, fille de Idud ? Le lien du sang ne détermine, ni ne fonde l’individu. Doute, fatalisme et joug de l’histoire. La naissance n’est ni délivrance, ni réjouissance, mais poids social : « On te dira que nous les berçons de chants aimants. En réalité, nous les berçons de nos peines ». Les femmes sont réifiées et réduites à des objets sexuels ici, malgré l’amour qu’on leur voue. Le silence des héroïnes traduit le poids d’une histoire, faite de violences et de résignation : « Je ne te libérerai pas pour que tu nous emprisonnes à nouveau ».

Les femmes restent soumises. Cependant, elles incarnent le pouvoir matrilinéaire, dans une société où la transmission s’opère, de génération en génération, par le biais de la lignée maternelle. La femme représente cette identité forte, bien que marginale et marginalisée. Car elle s’affranchit du carcan social, à l’exemple des personnages d’Idud et de Belle. Deux personnages féminins antagonistes traversent le récit, Djumu Fumtsanu et Mdu wa mbe. Des femmes maléfiques et lubriques, traduisant surtout l’angoisse de la castration dans l’imaginaire comorien.

Vert cru s’achève d’ailleurs sur une légende, celle de cette fille aux sabots, Mdu wa mbe. Une fin, laissant place au supranaturel, dans une catharsis permettant de penser et de panser les plaies. De sortir de la douleur de la narration, du tabou historique. Dans cette société, l’Histoire est silencieuse, et les blessures, pour guérir, trouvent refuge dans la fatalité. Finir sur une légende apparaît donc comme une manière d’ancrer le récit dans son espace originel, synonyme d’identité retrouvée.

Ici, les pères sont bien évidemment absents. Ce sont des dominants, des prédateurs sexuels, à l’image de Kazana. Ils ne sont idéalisés que lorsqu’ils ont un rôle de père de substitution. Aziz représente l’héritage culturel, l’ancrage, dans la terre natale. Sa mort provoque le déracinement de Rhen. Chabane et Said Aboud sont des figures de l’amour, de la bienveillance. Si le récit se poursuit autour de la femme et met le pouvoir matrilinéaire en avant, c’est un homme, seul, qui détient, néanmoins, la clé de l’histoire de Rhen : Chabane. Il est le gardien de toute sa mémoire.

Fathate Hassan

Pour télécharger le n°1 de Mwezi, le mag culturel d’Ab Aviation, dont est extrait cet article, cliquer ici.
[1] Tissu traditionnel comorien, réservé aux femmes ayant accompli certains rites comme celui du ndola nkuu (grand-mariage).
Vert cru, Touhfat Mouhtare, Komedit, 2018.