On connaît Seush le chorégraphe, directeur artistique de la compagnie Tche-Za, pionnier du krump en Afrique de l’Ouest. On connaît moins ses débuts, lorsqu’il apprenait à défendre, sous son vrai nom, ces danses hip hop si éloignées de la réalité-pays, mais si pétries d’humanité. Portrait à rebours d’un maître du geste et de la fureur, aujourd’hui à la tête du festival Ntso Uzine à Moroni. Cet article est paru initialement dans le n°1 de Mwezi, le mag culturel d’AB Aviation.
Il en est qui décident de leur destin. Le sien, Seush n’y a jamais pensé, avant de le vivre. « Lorsqu’on est jeune aux Comores, on rêve de devenir pilote ou avocat. Rien à voir avec le milieu de la danse ». Mais il arrive que certaines réalités vous tombent dessus. A 10 ans, Salim Mze Hamadi Moissi, de son vrai nom, s’excite devant la petite lucarne. Des cousins jeVien l’enchantent avec des images de street danse. Une battle of the year, se déroulant à Berlin, événement d’une ampleur devenue mondiale, de nos jours. « J’ai été impressionné. J’ai voulu comprendre ce que c’était. Et lorsqu’un cousin m’a expliqué, j’ai vite saisi qu’il existait des amateurs dans le pays, mais qu’ils évoluaient à l’écart de tout ». Pour beaucoup, la peur du ridicule l’emportait, mais une petite communauté de danseurs a quand même pu s’établir à la marge..
« Plutôt que d’aller au daïra, nous voulions breaker ». Ce qui vous change une vie : « Avant la danse, j’allais au foot, parce que les potes y étaient, à l’école, parce qu’il fallait y aller. Avec le hip hop, j’ai senti comme une nécessité en moi ». Un sentiment étrange, qui vous donne comme une responsabilité. « Faire découvrir cette danse au pays ».Il en faut des rêves à un môme pour se sentir exister. Nous sommes alors en 1997. Et il y a ceux que le spectacle intrigue, ceux qui saluent la geste, et ceux qui dénigrent en puissance. Ces derniers « nous pensaient foutus, perdus ». Les trois publics conditionnent cependant l’avènement de cette nouvelle tendance sur la scène du pays. « Chacun d’entre eux comptait dans notre processus d’évolution. Lorsqu’on passait à l’Alliance, il y avait une forme d’intérêt manifeste. Lorsqu’on dansait dans les rues, on pouvait nous insulter ».
A l’époque, on s’échange les vidéos, à peine déballées du carton. « En France, ma cousine trouvait mes commandes bizarres. Pendant que tout le monde rêvait du dernier baggy à la mode, je lui demandais d’aller me trouver le dernier Dvd de battle à l’affiche ». Dans le lot, il y avait Juice, un film avec Tupac Shakur, sur le Harlem des potes et des party : « On faisait la queue dans les cyber. Pour dupliquer les images, il fallait se lever de bonne heure. Mais c’est grâce à ces Dvd qu’on pouvait travailler sa technique, tranquillement, dans son coin. D’ailleurs, nous ne faisions que du copier-coller. Dès que tu voyais un mouvement dans un clip, tu le reprenais tel quel, sans le remettre en question ». Les fans du premier cercle sortaient des écoles privées de Moroni. Dès qu’un danseur débarquait d’Europe : « On le kidnappait. Il fallait qu’il nous apprenne de nouvelles figures. Sa famille ne le voyait plus durant des semaines». Comment remonter, comment faire un clash, comment se relever ? Les réseaux sociaux ou la chaîne YouTube n’existaient pas encore. Le mimétisme était une école en soi, « et nous apprenions à la force du poignet ».
Des souvenirs inoubliables ? « Nous tournions beaucoup dans les villages. Je me souviens d’un concert de Zaïnaba Ahmed à Mitsudje, où l’on a exigé notre présence. Encore aujourd’hui, on y demande après nous ». Certaines cités se montraient plus en phase que d’autres. A Mitsamiouli ou à Iconi, le succès était au rendez-vous. A Fumbuni, « on nous a jeté des pierres, la première fois que nous y sommes allés. C’est intéressant d’apprendre que nos minots, récemment, y ont été encensés ». C’était aussi l’époque des bals de jeunes. Avec des « cercles vibes », qui allaient de 20h à minuit. « Il y avait deux groupes légendaires, les Invincibles et les Explosifs. Dès que les deux s’affrontaient, il y avait foule». Salim appartenait aux seconds. Rivalités artistiques, esprit de compétition : les battles étaient souvent l’occasion de recruter. Les Badja Break, Fatal Dance, Hahaya, sont tous issus de là. « Il n’y avait pas de normes. On prenait tout ce qui venait, d’ici ou d’ailleurs. Rohff, Lunatic, musique américaine. Techniquement aussi, nous n’étions pas contraints. Comme on apprenait sur le tas, sans directive, on inventait nos propres règles. On n’avait pas de tapis, pas de protection. Notre gymnase à nous, c’était la grande plage d’Itsandra. C’était mieux que le goudron ».
De quoi se bloquer un genou ou se briser le bras, en s’offrant son premier salto arrière. Salim y a notamment laissé un bout de bras, dans lequel se trimballe un morceau de ferraille, désormais. Il a failli y perdre une épaule, également. Le juste prix, sans doute, dans un pays, où la danse s’est longtemps confondue avec le folklore des vieux notables. « Malgré l’adolescence, j’étais conscient de l’importance de notre travail ». Le jeune danseur se découvrait des talents de pionnier. « Nous allions marquer l’histoire de notre pas. Il ne fallait pas lâcher. Grâce à nous, on allait parler de la danse hip hop dans l’archipel. Il y avait des potes qui dansaient pour d’autres raisons. Mais moi, je savais qu’il fallait ouvrir la piste aux générations suivantes ». Djoumoi, son complice des Explosifs, reviendra, plus tard, ouvrir une école de danse. Une aventure que les familles ne comprennent pas toujours. « Mon père était de Mitsamiouli, un peu ouvert, malgré quelques piques. Du côté de ma mère, l’ambiance était plutôt religieuse. Puis tout le monde pensait que j’allais me perdre, rater mes études, à cause de tout ce temps consacré à la danse ». La légende retient ainsi ce jour, où la mère de Salim – futur Seush – le tire par le collet, en pleine battle, sur la scène de l’Al-Camar. Il avait 14 ans…
A 20, Salim se fait offrir son ticket d’entrée à la fac. Le père, militaire, et la mère, gardienne du temple, l’envoient au Sénégal, pour faire de l’électro mécanique. La première année, au sein d’une petite communauté comorienne pour laquelle réussir signifie revenir avec son diplôme au bercail, fut forcément difficile. « Ta mère te paie le billet, ta scolarité, une classe prépa, en école d’ingénieur. Avant que tu n’arrives au lieu-dit, il y a la pression qui monte ». Poursuivre ou non sa folie ? Les Comoriens disent que la chance vous attend là où vous n’êtes pas. Le cours de thermo dynamique devient vite un challenge. Mais une année sans hip hop, après 10 ans de pratique au pays, finit par le frustrer, le ronger, et manque même de le faire s’effondrer, sur lui-même. Salim, pour qui il était possible de s’adonner à son art, tout en étudiant, tombe, heureusement, sur une affiche dédiée aux 72 heures hip hop du tout Dakar, un matin de 12 juin 2008…
La suite, tout le monde ou presque la connaît. Salim fait du chemin dans les cercles vibes, installe l’art déjanté du krump en Afrique de l’Ouest, s’engage dans des tournées en Europe, avec le chorégraphe français Anthony Egéa, s’impose comme la figure sénégalaise du hip hop westaf, engendre la fra- trie des Seush (dont il est le premier), avant que l’envie de réinventer son monde depuis les Comores ne le rattrape. De retour au bercail, il multiplie les workshops, initie la battle nationale Ye mze ndo, fonde sa compagnie (Tche-Za) et crée son festival (Ntso Uzine). Accumulant les succès, il s’apprête à reconquérir les scènes du monde avec sa nouvelle bande de krampeurs, aux côtés de qui il signe Kreuz et Soyons fous, des condensés d’énergie et de fureur, dignes d’un maître du geste. Une danse brute et intense que seuls les initiés savent dompter avec énergie, exigeant un sens artistique hors du commun. Dans le genre, Seush demeure un vrai guerrier, surgi de la lave archipélique, pour un « éloge du puissant royaume »[1].
Soeuf Elbadawi