Soeuf Elbadawi porte ses « Obsessions » sur le plateau du Théâtre Antoine Vitez, à Ivry, où il était en résidence de création, au Studio-Théâtre d’Alfortville dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin, et au Tarmac, scène francophone. Il nous livre un théâtre éclaté, protéiforme. La première s’est tenue le 9 novembre à Ivry. Un spectacle qui embrasse de grands sujets du monde, solide et debout en dépit de péripéties qui l’ont amputé d’une bonne part de lui-même…
A cette première manquaient justement les trois de Lyaman, le chœur soufi bloqué à Moroni pour des questions de visa. Cet ensemble faisait déjà partie d’Un dhikri pour nos morts, l’un des derniers spectacles de l’auteur, dont le texte se nourrit du soufisme. Pour Obsession(s), ce chœur devait représenter 40 % du projet. C’est dire son importance dans le travail dramaturgique de Soeuf Elbadawi. On aurait donc pu s’attendre à ce qu’il annule. Sauf qu’on l’a vu débouler [Soeuf] sur le plateau, en kilt, le pas lourd, traînant, charriant ses obsessions, en riant. L’échine ployée sous un sac de jute, il y incarne son personnage favori d’Ibuka. Un fou, issu de l’imaginaire de sa ville natale, Moroni.
A la première, une bonne salle, venue découvrir cette « créa » en mode kaleidoscope. Il y est question de rapports de domination entre les hommes, de « ventre colonial », de « colonisation », de « colonialisme ». Obsession(s) s’inscrit dans la nécessité de diluer un malaise, d’en finir avec une forme de déni. L’auteur nous parle depuis son pays natal, les Comores, sans jamais s’y arrêter. Se jouant des frontières, sa pièce se fait le lieu d’une réflexion sur « le monde que nous partageons », un théâtre qui trace son chemin dans le champ contemporain de la dramaturgie africaine, caractérisé, entre autres, par le refus du « catalogage »[1]. Ceux qui, par exemple, s’attendaient à un spectacle sur les Comores, ou sur le colonisé, avec son visage de sempiternelle victime, pouvaient repartir déçus.
La réalité des Comores, pays à l’indépendance inachevée, où l’on cultive la division et la haine fraternelles, sert d’assises à une perspective autrement plus large. A la difficulté à parler du colonial en France, par exemple. Dans une scène apparaît un élu français, incarné par Francis Monty, comédien québécois, et un artiste comorien, joué par Soeuf Elbadawi. Les deux échangent autour d’une image où l’on voit un activiste comorien, dont le corps, repeint aux couleurs de la France, dénonce l’occupation illégale d’une partie de son pays, Mayotte. L’élu est ferme dans ses convictions. Il n’est pas cette France qui colonise et il souhaite qu’on en finisse avec cette histoire : « la colonisation et ses horreurs ». L’artiste, quant à lui, paraît prudent. Son propos passe au travers des images exposées. « Je ne suis qu’un artiste ! », rappelle-t-il à tout bout de champ, comme pour se prémunir d’une vérité qui le poursuit.
A l’élu, l’artiste précise : « je peux aussi faire le chien savant, monsieur le maire. Vous parler de mon pays, encore sous tutelle ». Leur échange bouscule des certitudes. Il n’y est question, ni de bourreaux, ni de victimes, mais d’un triste et malheureux legs, dont il faut se défaire. Le dialogue, comme le conçoit Brecht (« la lutte des contraires ») sert ici à laisser se confronter les idées pour faire appel au sens critique du spectateur. L’auteur se préserve, par-là, de toute posture moralisatrice. Il se contente d’outiller son public, de susciter le doute.
Francis Monty, comédien et manipulateur d’objets.
Derrière le vieux comptoir de la scène de la conquête, Francis Monty tient le rôle du barman, qui, en plus de la bière, a des histoires à nous servir. Il rapporte, dans un récit captivant comment se fit le contact entre une bande de flibustiers venant du Nord et les autochtones d’un pays situé sous les tropiques. Comment les premiers mirent à mal les théories d’hospitalité des seconds. Un premier contact, qui signale les débuts d’une fabrique coloniale. Francis joint aux mots sa manipulation des objets. Il joue avec certains clichés, exotiques et colonialistes, sur les femmes, l’Afrique, les démontant aisément et à peu de frais[2]. Est-ce qu’on « peut en finir un jour ? », questionne le personnage du maire, s’agissant de la question coloniale.
Alors qu’Obsession(s) se joue à Ivry, Lyaman, le chœur soufi est resté bloqué à Moroni, où l’ambassade de France, pour cause de crise diplomatique, refusait d’étudier leur demande de visas[3]. En ce premier soir de représentation, le metteur en scène choisit de camper l’absence du chœur sur le plateau, jouant avec les fragilités de sa pièce. Une séance de répétition coupe, sous forme d’interlude, la représentation. Soeuf Elbadawi apparaît scandalisé, téléphone à l’oreille, par l’absurdité de la situation ! Son spectacle est soutenu par les institutions françaises[4], d’un côté, et l’ambassade de France lui refuse les visa, de l’autre. « Et l’on parle de décoloniser les arts, avec quels moyens ? », questionne-t-il. Il se réfère au débat actuel, qui exige la fin d’un temps où « les mondes extra-européens » sont regardés « comme des univers de la réception, de l’imitation et de l’appropriation »[5]. Et de poursuivre : « Si on les fait venir des Comores [parlant des soufis], c’est bien parce qu’on n’en a pas en magasin ici ». Au final, le chœur obtiendra les visas pour rejoindre le plateau aux dernières représentations, sans avoir pu répéter le spectacle en amont, toutefois.
Le coelecanthe du spectacle, conçu par Julie-Vallée Léger.
Obsession(s) est une rencontre entre des espaces et des temporalités éclatées. Un théâtre « carrefour »[6], où se retrouvent les paroles des Comores, du Québec, de la France et de la Caraïbe. Une approche que permettent les contes, théâtre d’objets, les images et autres outils conviés sur ce plateau, sans oublier le travail scénographique et la lumière, soignés. Tous au service d’une pluralité de tons et de formes. Par le biais du conte, pour citer un exemple, on remonte au temps où les Arawak et les Kalina se faisaient la guerre, pensant que c’était là leur seule manière d’être au monde. Un récit porté par André Dédé Duguet, debout, le geste rempli de grâce. André incarne le rôle du conteur caraïbe. Et par une magie dont seule la technique a le secret, nous passons à une fable du cœlacanthe, dont la parole traverse les temps et ironise sur les malheurs de ce monde : « c’est beau, les hommes qui s’exterminent, entre eux. C’est l’essence même de la tragédie ! »
La domination dans ce spectacle déborde du « colonial ». Elle rejoint d’autres formes d’asservissement, celles du capitalisme, avec ces hommes qui en écrasent d’autres, pour se hisser au sommet d’une pyramide. « Les assassins d’aube », comme les nomme Dédé en yogi. Ils « ne sont ni noirs, ni blancs, ni jaunes, ni même rouges ». Ils n’ont qu’une chose en tête, gagner, et donc soumettre. « Et il est une chose qu’ils combattent, ardemment. Cette part d’humanité avec laquelle tu arrives au monde et qui se fonde sur la conscience. La conscience qui libère ». Plus loin, il est question d’une « démocratie du pop-corn », s’agissant d’une époque où le consumérisme embrouille les esprits, où l’individu devient spectateur de sa propre réalité. Sans jamais tomber dans le pessimisme, le spectacle redonne de l’espérance. Cette dernière est placée – avec prudence et modestie, sans doute parce que l’auteur est un homme – entre les mains d’une femme, incarnée par Leïla Gaudin. La femme, réduite, atrophiée dans son humanité, mais qui, toujours, porte la vie.
Leïla qui porte la femme dans le récit.
Ce que traduit, dans une double symbolique, cet autre personnage porté par Leila Gaudin, apparaissant sur un fauteuil roulant, métaphore d’un handicap pré-fabriqué, simulant son combat pour s’affranchir d’un état d’obscurité mentale : « je veux y croire de toutes mes forces (…) me relever de ce maudit fauteuil ». Soeuf Elbadawi montre dans Obsession(s)« l’engrenage qui conduit de simples citoyens à alimenter une logique infernale, dont ils seront les premières victimes »[7], pour reprendre les mots de Gérard Noiriel sur le théâtre, tel que pensé par Brecht. Le colonialisme est peut-être passé, mais l’humain n’est pas à l’abri de nouveaux mécanismes d’asservissement. Obsession(s) est une fixation sur l’humain, l’humain debout, dans sa dignité. La pièce ne montre pas ce que l’on doit faire, mais s’interroge sur ce que l’on peut faire. Pensant que « la connaissance des réalité historiques et sociales permet aux individus de combattre les formes de domination dont ils sont victimes[8] ».