Du « taarab »[1] à la world music

Sur la scène comorienne ou sur celle, internationale, des musiques du monde, le nom de Chébli Msaïdie n’est pas inconnu. Musicien, avec plusieurs albums au compteur, et producteur, Chébli a travaillé avec des « monuments »tel que Papa Wemba chez Sonodisc (Paris), initialement connu sous le nom de Musisoft, où il a été directeur artistique, puis chef du « département des musiques africaines ». C’est son récit d’artiste, de producteur, et surtout de père de famille, qu’il nous relate dans un livrepublié en 2017, chez Michel Lafon. Sur le chemin du taarab/ Le chant d’amour d’un père à son fils en est le titre.

Belle couverture au motif floral pour un récit soigneusement narré, qui s’entame à Ouellah, dans les années 1970. Chébli Msaïdie, surnommé « Petit Chauffeur », y passe son enfance, bercé par le twarabu. Cette musique aux sources notamment égyptiennes, arrivée dans les îles comorienns entre le XIXème et le XXèmesiècle, en provenance de Zanzibar. Traditionnellement jouée avec violon, oud et cithare, elle se voit reprise à la guitare, à la batterie, à la basse et au synthétiseur, par les jeunes générations. C’est durant cette période que le twarabu – ainsi appelé aux Comores, en regard de l’appellation zanzibarie (taarab) – passe de la culture savante importée au monde populaire. Les musiciens adoptent, au passage, le costume-cravate à l’occidentale, symbole de « modernité », dont le père de Chébli fut un fervent représentant.

C’est aux côtés de ce père mélomane, fondateur de l’historique orchestre ACM, que le jeune Chébli prend conscience du monde, de ses richesses musicales : « Tango, cha-cha-cha, rumba-congolaise, rythmes sud-américains, le mange-disque, déniché à prix d’or, étaitinsatiable. Et il fallait parfois attendre les premières lueurs de l’aube, avant de ne plus attendre que le silence[2] ». Autant d’influences que le père essaie d’entremêler dans le twarabu et dont Chébli réussit à s’inspirer, en intégrant la scène africaine des musiques du monde. Ceci, des années aprèsson arrivée en France, à Sainte-Marguerite dans le IXèmearrondissementà Marseille, où il s’est montré vitecurieux : « Quitter Ouellah [son village] n’a pas été un déchirement. J’allais enfin découvrir ce monde, dont Chébli Msaïdie[3] [le père] m’avait tant parlé », écrit-il.

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Fréquentant les rayons world du Virgin Megastore à Marseille, il épatera Hervé Fouéré, un chef du rayon, grâce à qui il se fait embaucher comme vendeur : « Je ne ressemblais à aucun de ses clients, il me trouvait « pointu ». Musique africaine, orientale ou noire américaine, j’étais incollable. Quelque chose lui échappait ». Au Virgin, Chébli se « fait [davantage] éponge », allant du jazz au reggae, en passant par zouk, recomposant une géographie aux horizons plus larges, comme pour se préparer à sa rencontre avec Henri de Bodinat, directeur du label Musisoft, et Patrick Coleoni, directeur artistique dudit label, des années plus tard. Une rencontre, dont Chébli sort doublement heureux, d’abord parce que Musisoft accepte de produire son premier album ; ensuite parce qu’il se voit confié un poste de direction artistique, dédié à l’Afrique.

Il y gère un « catalogue », où figuraient déjà de grands noms comme Miriam Makeba, Salif Keïta, Kassav’, Manu Dibango et Sam Mangwana, auxquels viennent se rajouter ceux de Papa Wemba et de Koffi Olomide, sous sa direction. « J’avais l’occasion de rencontrer ceux qui m’ont toujours fait rêver », se souvient Chébli.Mais si Chebli est happé corps et âme par ce monde, il n’oublie passa terre de naissance. Une grande chance, sa mère, Mdjaza Daho – à qui il rend hommage dans le morceau Nadhiri – a toujours été là pour lui rappeler d’où il venait.

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Dans Pole pole Amina[4]une rumba congolaise, impeccablementportée par la guitare de Maurice Poto, et où se glissent les inflexions lyriques du grand Sam Mangwana, Chébli nous conte les malheurs de la jeune Amina. Cette parisienne d’origine comorienne ne peut, en effet, se choisir un homme, car destinée au « Grand-Mariage »[5]. Pour Amina, qui grandit dans le monde occidental, il paraît inconcevable que l’on vienne, au nom d’une soi-disant tradition, lui dire avec qui passer sa vie. Il y a un peu du vécu de Chébli dans cette histoire. Lui, le premier de la fratrie des Chébli, à qui la mère n’a eu de cesse de rappeler l’importance du legs : « Depuis toujours, elle caressait le rêve de se voir offrir par son fils ce qu’elle n’avait obtenu par son mari : un « Grand-Mariage ». A Amina, Chébli conseille la sérénité, la fidélité à elle-même, sans rompre avec les siens et, au bout du chemin, l’amour : « pole pole bo Amina/ ngodjo hundra wandzao / pole pole bo Amina/ ngodjo hundra mapendo »[6].

Le récit dans ce livre s’articule en deux temps, durant lesquels se transmettent, de père en fils, des connaissances sur le monde. Deux temps qui ont comme points de départ et d’arrivée, le twarabu ou le « taarab ». Le premier temps correspond au petit Chébli. Il débute à Ouellah, durant les années 1970, avec ce père qui éveille la soif de l’ailleurs en lui : « Chébli Msaïdie [le père] nous ouvrait à nous, ses enfants, une fenêtre sur le monde et nous invitait à battre la mesure avec lui. Il ne se contentait pas de mettre quelque chose dans notre assiette, il nourrissait notre esprit et nos rêves ». Ce qui explique qu’âgé de seulement une dizaine d’années, Chébli soit monté sur scène pour interpréter, en lingala, un titre de Sam Mangwana, avant de poursuivre le voyage musical en France, attiré par la culture, poussé par l’audace.

Le second temps commence avec la naissance du fils de Chébli, Kemin, un soir de fête de la musique, où l’artiste était pour la première fois en tête d‘affiche, à Montpellier, dans le Sud de la France. Le lien est là, petit-fils et fils de musicien, né un jour aussi symbolique, tout concorde, Kemin est celui à qui revient le flambeau des Chébli Msaïdie. Malheureusement, on lui découvre une « maladie orpheline » : adrénoleucodystrophie. L’artiste, qui, jamais, ne tombe dans l’apitoiement, se découvre alors père aimant : « Quand tes jambes n’ont plus du tout été en mesure de te porter, j’ai reçu un direct au foie : Tyson marquait des points. Il n’allait pas l’emporter pour autant ». On l’aura compris : « Tyson » devient une métaphore de la maladie au nom imprononçable.

Sa force, Chébli la puise dans sa musique, pour supporter l’épreuve. On comprend pourquoi ses albums reviennent autant sur le thème de l’enfance : Huzalwa, Nadhiri, Mwana, Gumwe, Lawahamu ou encore Ela dans l’album Hallé et Heza. Dans ce dernier titre, l’artiste chante : « Duwa ne ze mbio rizendao, ye mwana na phone »[7]. Nous pouvons également citer Mungu,un smooth jazz au rythme de ballade, écrit sous forme d’invocation : « Mungu wa hangu bo Mungu/ ngamhu wombeyo/ hadja nihu tsahawo bo Mungu/ nikaye mdru, nikaye mfawume »[8]. Peut-être que ce jour adviendra, où Chébli sera roi (« mfawume »), ce jour où il verra son fils guéri. En attendant, il lui prend la main, à Kemin, à travers le livre, pour marcher, ensemble. Et la transmission, de père en fils, se fait au fil des pages. Et les pas, lors de ce deuxième temps, semblent orientés vers les Comores. Une sorte de retour au pays d’origine, où le récit évite le pathos, alternant entre l’histoire de Kemin et celle du père, dans sa conquête des scènes du monde.

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Dans son costume de producteur, nous retenons sa collaboration avec l’immense Papa Wemba, qui n’a pas toujours été des plus simples à gérer, dans la mesure où l’artiste se refusait au formatage des diffusions radios. Il y a de quoi rire, par exemple, lorsque Chébli explique comment il se heurte à la pratique – courante chez les musiciens des deux Congo – des interminables dédicaces en live, faisant durer beaucoup trop longtemps les titres[9]. Il est question d’une véritable machine à promotion intégrée. Mais de tous les artistes qu’il a produits, Chébli garde de l’estime pour Wemba. Pour son humanité. Selon Chébli, Wemba fut l’un des rares, qui, sachant la maladie de son fils, s’en inquiétait.

Fouad Ahamada Tadjiri

[1] Terme utilisé par Chébli Msaidie pour signifier les origines zanzibaries de sa musique, tout en sachant que le terme usité est « twarabu ».

[2] Msaïdie, Chébli, Sur le chemin du Taarab/ le chant d’amour d’un père à son fils, Michel Lafon, 2017.

[3] Le père et le fils s’appellent Chébli Msaïdie.

[4] Heza (2013).

[5] Grande manifestation coutumière des Comores.

[6] « Doucement, Amina, au bout, tu trouveras ce que tu cherches/ doucement Amina tu finiras par trouver l’amour ».

[7] « Les prières et toutes les pistes que nous explorons, c’est pour que l’enfant trouve la guérison ».

[8] « Dieu, mon Seigneur, je t’invoque / Puisses-tu faire de moi un homme, faire de moi un roi », Mungu, Heza (2013).

[9] Une pratique rapportée et analysée par Alain Mabanckou dans Réflexion sur la musique des deux Congo : peinture sociale et « griotisme », lors de ces interventions au Collège de France.