Réflexions autour d’une langue, le shikomori, qui souffre de l’absence d’une volonté politique à son égard, pendant que la langue française, héritée de la colonisation, mais peu usitée par une majorité de la population, se retrouve aux avant-postes de l’Etat comorien. Situation relevant d’un certain déséquilibre, sur lequel les politiques ont dû mal à statuer, alors même que le pays d’une diversité linguistique des plus riches.
C’est la position géographique du pays qui lui vaut son statut d’archipel plurilingue. On y parle principalement le shikomori (une langue bantu), l’arabe et le français comme langues officielles, ainsi que le swahili (autre langue bantu, proche du shikomori) et le malgache, considérées comme langues minoritaires. Portées par une petite communauté de gens, ces deux dernières ne sont pas représentées dans les institutions, aujourd’hui, bien qu’ayant eu une certaine importance par le passé, avant l’indépendance du pays. Le swahili a ainsi été considéré comme la langue de l’élite à une époque.
Le pays a-t-il pour autant tiré bénéfice de cette diversité un jour ? Ce plurilinguisme s’est toujours manifesté de deux manières, distinctes. Sur le plan des individus – locuteurs – d’une part, et sur le plan de l’institution – l’Etat – de l’autre. Dans l’expression « plurilinguisme d’Etat », il est question à la fois de langue et de politique. Robert CHAUDENSON parle, plus précisément, d’un ensemble « de choix politiques et administratifs concernant les langues et les cultures d’une société ». Nous mettrons l’accent sur cet aspect _ Le but étant de montrer que l’archipel pourrait différemment organiser sa gestion des langues, afin d’en tirer un meilleur profit.
Tous les pays colonisés, en particulier ceux colonisés par la France, ont un même profil sociolinguistique. Dans leur majorité, ils ont gardé le français comme langue officielle, après leur indépendance, en déclarant également « officielle » l’une des langues locales et/ou liturgiques[1] – l’arabe pour les Comores – sans que cela soit un avantage pour leurs concitoyens. Dans l’archipel, le français et l’arabe deviennent constitutionnellement langues officielles dans la période post-révolution. Elles le redeviennent ensuite dans la constitution de 2002. S’y ajoute alors le shikomori. L’union des Comores accorde, en effet, un statut[2] haut, du moins sur le papier, à la langue maternelle[3], endogène.
A la révolution, survenue, juste après l’indépendance, l’Etat a usé du comorien pour asseoir sa légitimité au sein de l’opinion. Il y eut une politique d’enseignement, suivie de campagnes d’alphabétisation intenses, remettant en cause le legs colonial. Mais ce fut une brève expérience, assez vite rangée à la marge avec la fin du régime soilihiste en 1978. Le pouvoir fédéral du président Ahmed Abdallah Abderemane opte pour une politique assimilatrice, mettant le français en avant, au détriment du shikomori. L’arabe, autre langue étrangère, devient « officielle », également. Une officialisation au caractère singulier, parce que liée à des considérations strictement religieuses. Son usage officiel se résume en grande partie à la justice cadiale, une justice inspirée de la jurisprudence musulmane, alors que le français est utilisé dans toutes les situations formelles, relatives à la question de l’Etat.
Comme dans nombre de pays, la langue aux Comores est une question hautement politique. Le pays ayant décidé de garder en mémoire son histoire coloniale dans sa relation au monde, l’usage du français comme langue officielle apparaît logique, même s’il s’agit d’une langue de domination. Si l’Etat continuait à s’engager dans une politique nationaliste, comme l’avait tenté le président Ali Soilihi (1976-1978), il allait probablement valoriser le shikomori. L’apprentissage de la langue maternelle – langue première – avant toute autre langue est une chose primordiale. A ce propos, Jim Cummins (1979 -1981) déclare que l’apprentissage dans la langue première, souvent langue dominée, dans les pays anciennement colonisés, développe des compétences dans la langue donnée, et aussi des compétences conceptuelles sous-jacentes, rendant plus accessible l’apprentissage d’une autre langue, à savoir la langue dominante (celle du colonisateur, généralement exogène). De fait, l’usage de la langue maternelle dans l’enseignement facilite le système d’apprentissage, à l’inverse d’une langue étrangère.
Située loin du nationalisme soilihiste, la République fédérale islamique des Comores a fait le choix d’une politique linguistique assimilatrice. Celle-ci classe d’ordinaire les langues premières (maternelles) au rang de sous-langues, parce que confinées dans des situations de type informel. La langue de domination prend alors toute la place. Dans le cas des Comores, le français mobilise toutes les situations formelles en sa faveur. Le shikomori a beau se réclamer de la constitution, il est comme relégué dans une marge. Quant à l’arabe, qui garde son statut de langue liturgique, elle ne bénéficie pas de la même organisation que le français, ne serait-ce que dans les écoles coraniques. Au sein de ces établissements, la didactique appliquée pour l’enseigner est celle de la répétition. L’élève est amené à réciter des textes, qu’il ne comprend pas, par cœur. En conséquence, on enregistre à travers ces trois langues officielles un déséquilibre évident, aussi bien au niveau du statut accordé à la langue elle-même qu’au niveau des corpus[4] en présence.
Autrement dit, l’arabe et le shikomori sont « officielles » sans l’être, sans en remplir les fonctions, alors que le français régit tout, sans être employé par la population dans sa majorité. Il est clair qu’une bonne politique linguistique suffirait à trouver une place équitable à chacune de ces langues. Elle permettrait entre autres d’assurer un bon enseignement et de garantir une meilleure éducation. Mais cette politique peine à émerger. Ainsi, le déséquilibre va, grandissant, ne serait-ce qu’entre la langue du pays et cette langue étrangère qu’est le français. La langue maternelle, parlée au quotidien, dispose d’un corpus élevé, tandis que l’étrangère (le français) n’existe que dans un cadre institutionnel. Schéma plus que discutable ? Un peuple souverain, qui a déjà sa langue à la naissance, se retrouve à devoir exister dans une langue officielle importée et imposée, de façon arbitraire. Le français obtient donc un statut plus haut, devenant la langue de prestige et de référence, alors même que son corpus est au plus bas, comparé à la langue du pays.
Le shikomori, n’étant pas enseigné à l’école, ne s’appuyant pas sur une production littéraire conséquente et ne disposant pas d’un vocabulaire capable d’exprimer la technologie ou la modernité d’aujourd’hui, ne peut que difficilement assurer une position de langue officielle. Le travail colossal mené par le linguiste Mohamed-Ahmed Chamanga sur le plan de la standardisation de l’orthographe officielle en 2008 aurait pu impulser un autre mouvement autour de la langue nationale. Mais le politique n’a pas suivi. Comme il l’explique lui-même : « Tant que ce n’est pas enseigné,tant qu’on ne forme pas les gens, tant qu’on ne met pas les choses en pratique, on travaille à vide »[5]. Seconde langue officielle, l’arabe n’est pas mieux lotie dans ce débat. Elle ne justifie sa présence dans la constitution que par son rapport au sacré, au confessionnel. D’ailleurs, l’amalgame entre la langue arabe et l’islam est assez courant chez les Comoriens. Langue liturgique, langue du Livre saint, langue de la révélation, langue dont la parole ne se discute point, incompréhensible soit-elle[6]…
Notre propos n’est pas ici de s’opposer à une langue, étrangère soit-elle. Mais nous relevons la nécessité absolue d’un aménagement de la politique appliquée à l’égard des langues en usage dans l’archipel, afin de les rendre profitables, chacune à son endroit. Pour ce faire, il faudrait revoir les critères même de l’officialisation des langues. Tenir compte du locuteur devrait être le critère le plus important dans les choix opérés par l’institution étatique. Une langue officielle est une langue que chaque citoyen devrait pouvoir se réapproprier, par exemple, pour toutes demandes ou démarches officielles. En faisant en sorte que le shikomori remplisse ce critère, par le biais de l’enseignement, en encourageant sa diffusion, l’Etat rendrait un service public à la nation, dans la mesure où il s’agit de la langue la plus usitée du pays. Les méthodes d’enseignement du français devraient elles aussi être questionnées, pour servir pleinement dans le rôle de la langue d’ouverture, en cette heure dite de la mondialisation.
Pour conclure, on notera que dans l’environnement plurilinguistique comorien, le swahili a une place non négligeable. Proche du shikomori, il répond également aux critères d’une langue internationale. C’est la langue africaine la plus parlée sur le Continent et dans le monde. Se servir de cette langue pour faire du shikomori la langue de l’avenir est plus aisée qu’en passant par l’usage du français. Mais il est fondamental d’introduire le shikomori dans le système éducatif en tant que langue enseignée, et aussi en tant que médium de l’enseignement, pour toucher un plus grand de Comoriens. Pour cela, l’Etat doit assurer la formation des professeurs, le renforcement des centres de recherche autour du shikomori, l’ouverture d’une spécialité de linguistique comorienne à l’université des Comores, la garantie de la production des outils nécessaires à l’apprentissage de cette langue, maternelle, mais peu maîtrisée, à force, par ses locuteurs, etc.