Les fonctionnaires à l’éducation évitent la question, autant que faire se peut. Alors que la condition faite aux langues dans l’Union des Comores exige une nouvelle approche.
Trois langues officielles, et aucune politique digne de ce nom. Aucune règle susceptible de les ré-ancrer dans le paysage, de manière plus dynamique. Le français s’invite sur toutes les parcelles de pouvoir, mais n’est plus que le bras tordu d’une vieille classe dirigeante, aujourd’hui, à moitié démembrée. Toute l’administration comorienne supporte cette langue héritée du ventre colonial, mais que personne ne pratique aisément. Qui peut dire si le citoyen comprend encore le langage de la machine étatique ? L’Etat passe lui-même pour une pièce rapportée. Il est vu comme le prolongement d’une puissance étrangère, qui s’inquiète peu de la cohérence de son discours. Ceux qui maîtrisent le français sont juste les garants d’une réalité subie, rarement assumée.
Il fut un temps où ce pays apprenait à produire du sens, à partir de la langue française. Du CP à l’université, le chemin était balisé. Les Comoriens n’avaient que cette possibilité pour converser avec le monde des puissants. Il semble que ce temps soit bel et bien fini. L’éducation nationale encourage pratiquement ses enseignants à transmettre une langue désormais réduite à sa plus simple expression. Les élèves les plus assidus, pour la plupart issus d’écoles privées, se retrouvent à détricoter ce qu’ils ont appris depuis l’enfance. « Le souci d’efficacité fait perdre à tous ces jeunes la complexité de la langue acquise sur les bancs de l’école, ainsi que toutes les passerelles permettant de traficoter avec d’autres imaginaires. On en vient ainsi à démonter tout le travail de production de sens que s’évertuent à défendre certains profs » constate Anssoufouddine Mohamed, poète. « Le baromètre, pour évaluer la maîtrise de cette langue, n’étant plus la littérature, ni la rhétorique, mais le seul DELF, il y a de quoi s’inquiéter ». Le DELF, tel qu’enseigné dans les Alliances françaises, reste un cas d’école. L’approche utilisée, selon un enseignant employé par l’institution, amène à défendre le français comme s’il s’agissait d’une langue d’emprunt, alors que le Comorien la revendique « officielle » depuis la maternelle.
Lors d’une lecture publique de textes littéraires par le club Soirhane à Mirontsy. Une action culturelle qui participe du renforcement des acquis sur la langue.
Rendu préalable (au nom d’une diplomatie d’influence ?), par l’entremise notamment de Campus France, le DELF dispensé se met presque à singer les programmes d’anglais de l’American Corner. Considérant qu’il ne correspond plus aux méthodes anciennement utilisées par l’institution française, un ex encadreur commente : « J’ai assez enseigné cette langue pour me sentir à l’étroit dans l’exercice tel que préconisé, aujourd’hui. On dépiaute le bébé, au nom du souci d’efficacité, comme pour faire concurrence à l’anglais. Produire de la pensée en français n’a quand même rien à voir avec le marketing de l’efficacité ». Le souci est que l’appareil d’Etat ne négocie son existence qu’à travers cette seule langue, alors que rien n’est fait pour la défendre dans des écoles publiques, où l’expérimentation conditionnée aux aides en coopération laisse parfois perplexe. « Grâce à je ne sais quel projet financé par l’Union européenne, mes enfants se sont un jour retrouvés cobayes d’un modèle d’enseignement, dont l’instituteur n’arrivait même pas à expliquer les tenants et les aboutissants. Je crois surtout que l’Etat ne se rend pas compte du désastre. Prenez mon secteur d’activités. Comment voulez-vous que la loi soit comprise par les citoyens, si elle est écrite dans une langue que personne ne parle ? Comment voulez-vous que l’on saisisse ce que c’est qu’un déni de loi dans une situation pareille ? »
Le français est langue officielle, mais la République ignore la majorité de Comoriens que débordent ses subtilités. Aucune institution ne parle shikomori. Un journaliste rappelle l’absurdité de certains discours, qui amène les officiels comoriens à se parer de ridicule, en voulant faire bonne figure dans cette langue. Un vieil élu de l’assemblée nationale, où le français demeure un outil incontournable, aurait un jour fait cette étrange demande à un ministre des finances, qu’il trouvait mauvais : « Déficit, déficit, tous les jours ! Si tu ne sais pas le gérer, ce déficit, laisse-nous le faire à ta place ! ». L’élu aurait confondu le mot « déficit » avec des dividendes et des privilèges mal négociés. Le journaliste cite aussi ce cas d’un président de la république, traduisant littéralement ses réponses comoriennes en français, sans tenir compte de la complexité que génère le mot à mot. Une histoire faite d’approximations, d’incompréhensions et de quiproquos sans fin, longtemps entretenue par la presse francophone à l’étranger. Dans La république des imberbes, il y a aussi ce jeune, alignant des mots parmi les plus longs du dictionnaire, auxquels il ne comprend rien, mais avec lesquels il impressionne son auditoire lors d’une cérémonie officielle. Comme quoi les voies du Français aux Comores restent impénétrables…
Premier roman comorien de langue française.
Comment éviter à la langue française de paraître tel cet étrange instrument de domination ? Pour se la réapproprier, il eut fallu qu’elle redevienne un outil passe-muraille, reliant le Comorien au monde, et non un moyen de coercition ou de rétention des rêves. Le paradoxe vient surtout du fait que la République fait fi de tous ceux qui ne manipulent pas le français, soit un peu plus de 70% de la population, alors qu’elle ne décrète aucun programme intensif en faveur de cette langue. « Le recul du français est certain. Mais nous n’avons pas les moyens de nos ambitions, ni pour le français, ni pour aucune autre langue », répondent en chœur les agents de l’éducation nationale. Un enseignant à Imamu Shanfiu (université des Comores) théorise : « L’arabe, deuxième langue officielle, permettait de creuser un sillon intéressant dans notre rapport au monde […] nous sommes un Etat de la ligue arabe. Mais il y a un sérieux handicap. Les Comoriens n’abordent cette langue que sous sa dimension sacrée ». Autant dire qu’il n’existe aucune remise en cause des pratiques déjà consacrées. Il suffit de repenser à l’école coranique, aux punitions à coup d’orties, d’aloe et de branches de goyaviers, aux promesses de séjour aux enfers et aux anges exterminateurs en sus, pour comprendre la souffrance avec laquelle le Comorien se retrouve acculé par cette langue.
Les premiers maîtres en la matière étant ce qu’ils sont – des gardiens de la foi plutôt que des pédagogues – l’enseignement de l’arabe, malgré les nouvelles avancées, se fonde souvent sur la mystification et la peur du religieux. Il en découle une instrumentalisation déplacée. Un sujet sur lequel les fonctionnaires à l’éducation évitent, à priori, de deviser entre eux. « On ne parlera pas d’obscurantisme entretenu, mais on en entend de toutes les couleurs » s’exclame un prof. L’arabe est presque vécu comme un fardeau. « Le rapport à cette langue est rendu binaire. Soit on aime Dieu, soit on l’ignore. Il n’y a pas d’entre-deux, et au final on se contente d’ânonner le Coran dans la petite enfance ». Difficile de voir l’arabe comme une langue parmi d’autres, quand on se prend pour les descendants d’Anfane Ibn Anfane et de Mtswa Mwindza. « En vingt ans dans le privé, j’ai eu de très bons élèves, qui ont eu de bons résultats aux examens, mais aucun d’entre eux ne pratique cette langue. Comme s’ils avaient peur de dire une connerie dans la langue des Bani kuraïche. Les Comoriens ne parlent pas arabe, ils baragouinent un sabir et se rattrapent, en apprenant les sourates par cœur », dit-il encore. De toutes manières, les discours officiels ne portent la marque que d’une seule langue, ce français institutionnel et fonctionnel, mais qui paraît si peu littéraire, à l’heure des textos en abrégé et des fautes d’orthographe made in facebook.
Un post vidéo de Davis, missionnaire américain ayant vécu notamment à Mohéli. Les américains sont les seuls partenaires en coopération, qui valorisent l’apprentissage de la langue comorienne. Cette vidéo a été très partagée par les Comoriens du web.
Reste ce shikomori que les partenaires étrangers – en dehors des missionnaires américains – apprécient surtout d’utiliser sur leurs banderoles, pour donner l’illusion d’œuvrer pour un pays et faire croire au bien-fondé de leurs missions. « Comment veut-on que le Comorien puisse lire un message de lutte contre le sida dans sa langue maternelle, s’il n’a jamais appris à l’écrire à l’école ? La démarche est limite, démagogique ». Avec des slogans que jamais personne n’arrive à retranscrire sans fautes, les banderoles voguent dans le vent sans atteindre leurs cibles. Aucun des partenaires du pays ne soutient cette langue de manière conséquente. « Le Comorien pense que sa langue ne mérite aucune attention. L’Etat ne la respecte pas, ses partenaires, non plus. Pour beaucoup, elle n’est qu’une langue vernaculaire au visage boursouflé. A quoi bon la maîtriser ? Pour converser avec les morts et les vieux ? », s’interroge un instituteur. Des études récentes en sociolinguistique insistent pourtant sur le fait que « celui qui a été sevré un peu trop vite du lait maternel (langue première) ne supporte que difficilement le goût du lait manufacturé (langue seconde).Il faut un fondement originel à toute connaissance nouvelle ».La langue est un élément essentiel dans la formation de l’enfant et du citoyen. Elle porte l’imaginaire d’un pays, dit l’ancrage et l’appartenance, instruit toute perspective d’avenir.
Le shikomori à l’ancienne est devenu cet idiome des oiseaux rares, uniquement maîtrisé par une race de spécialistes qu’on surnomme les « linguistes ». Le seul d’entre eux, Ahmed-Mohamed Chamanga, qui ait cherché à le labelliser dans l’éducation – pour en démocratiser l’écriture – a vu ses théories finir dans des cartons poussiéreux au ministère de l’éducation. Aucun enseignant n’applique ses règles et bonnes pratiques grammaticales, faute de moyens et de volonté politique. Résultat ! Même la langue la plus parlée du pays ne ressemble à rien. Du coup, le Comorien se retrouve dans une impasse, où les trois langues, officiellement inscrites dans la constitution, ne servent qu’à le déconnecter un peu plus des véritables enjeux de sa réalité. L’Etat célèbre la francophonie, mais oublie de renouveler les legs, plus anciens. Et il y a quelque chose d’absurde à vouloir se revendiquer de langues qu’aucune action politique ne défend, en réalité.
Le mongozi Ali Soilihi.
Ali Soilihi, en son temps, avait saisi ces enjeux. Il cherchait à réinterroger les limites du shikomori[1], conscient de son état figé durant les années 1970, de son incapacité à produire de nouveaux schèmes de vie, de sa difficulté à accompagner une logique d’émancipation du peuple. « Les limites de ma langue sont les limites de mon monde » disait Wittgenstein. Le mongozi comprenait la nécessité de sortir cette langue de son immobilisme pour élargir les horizons de son monde. Dès le départ, il avait initié un programme obligatoire d’alphabétisation, offert des transistors à tous les foyers, profité des bienfaits de l’oralité, pour asseoir sa légitimité dans l’intimité du Comorien, par le biais de cette même langue. A ce propos, sa rhétorique révolutionnaire est restée exigeante et audacieuse, jusqu’au bout. L’Etat actuel, avec les moyens dont il dispose, pourrait reprendre cette logique, la pousser encore plus loin. Mais aucune autorité ne songe à cet imaginaire étriqué de la langue, malgré les travaux d’un Chamanga. En juin 2018 apparaissait ce hashtag sur le mur facebook du fils de l’historien Damir Ben Ali, Anli El-Wafa: « Il n’y aura pas de révolution tant que le comorien priera en arabe, rêvera en français, et pleurera en shikomori. #cpasgentil ». Et s’il y avait là de quoi s’inquiéter ?
Soeuf Elbadawi
[1] Recourant aux travaux de linguistes swahilisants comme Lafon ou Rombi à l’époque et consultant des traditionalistes comme l’historien Damir Ben Ali, il parvenait à forger et introduire de nouveaux mots et concepts dans l’imaginaire de la langue comorien, afin de répondre aux attentes de son époque.