Les vœux de fin d’année ne sont plus un exercice facile dans un monde aussi déglingué. Sans doute qu’il y eut des années bien plus difficiles. Mais celle qui vient de se finir a vu les extrêmes se liguer dans une internationale de la bêtise. Aux Comores – pas plus qu’ailleurs – nous avons senti l’odeur des tragédies anciennes se déployer dans l’air.
La vigilance est donc de rigueur. 2018 s’est passée pour nous comme pour une joute à roulette russe. Beaucoup de ressentiments et de frustrations entremêlés. De la grisaille qui dure dans le ciel. Nul ne peut dire de quoi seront faits les oracles, demain. Mais les enfants de cet espace, tels des esprits figés sur la route de Panda dans le Mbadjini, se sont vautrés dans une forme de tapalogie exténuante, où ils n’ont plus que ces mots à la bouche : rirwa rimi. Une expression de survie, obligeant, localement, à appartenir à une race particulière d’hommes, celle des zombis _ Le zombi étant ce mort qui s’ignore dans nos tragédies les plus anciennes.
En dépit de toute espérance, 2018 n’a pas été à la hauteur de nos souffles de vie. Elle s’est même très mal finie dans l’archipel, comme si le cycle des bêtes certitudes devait se renouveler, sans arrêt. Intimidations, arrestations, scénarios d’impunité, mensonges et déni. Les graines de l’instabilité à venir se profilent à l’horizon, comme jamais. L’autorité, qu’elle se réclame du Nord ou du Sud, inscrit le pays dans une spirale de violence, qui ne dit pas encore son nom. L’embellie promise depuis 40 ans s’est comme fracassée la gueule. Indépendance ! Départementalisation ! Ces mots ne sonnent tranchants que creux. Des promesses sans lendemain, qui se perdent dans les illusions d’une bande d’oligarques, sans scrupules.
Ce pays va de plus en plus mal, mais le tout n’est pas de le clamer, en chuchotant sous les toits. Les mots seuls ne suffisent pas à réveiller l’esprit endormi. L’adversité a sciemment sapé les fondements d’une réalité souveraine. Celle d’un pays accueillant les réprouvés et les oubliés. Un pays de réfugiés, réinventant, des siècles durant, le miracle du shungu. Un cercle de vertu, où l’humanité est une chose qui se mérite, dans un long processus, où l’épuisement des êtres génère de l’en-commun, à l’horizontale, et non à la verticale des petits chefs. Malgré ce legs, les Comoriens pensent qu’ils ne sont rien en ce monde, et que la terre de leurs morts ne porte que le reniement sur son dos. Une fable, comme une autre. Une fable d’anéantissement, contre laquelle l’habitant de ces lunes peut et doit se prémunir. Pour rappeler son existence au monde, et pour dire qu’ici, en ces terres, des hommes, un jour, ont réinventé le droit d’être ensemble, sans exclusive mémorielle. Une utopie du mieux-vivre. Une poétique de la relation, comme on aimerait en fabriquer, en ces heures difficiles.
Les barbares ont un art, pensait Bertolt Brecht[1]. A nous de leur en opposer un autre, qui offre à tous ce droit de mieux respirer en cette planète, et de croire encore en notre semblable, quel qu’il soit. Voilà ce que je nous souhaite – sincèrement – pour cette année 2019. Il est faux, en effet, de penser que l’horizon est à jamais bouché. Et comme demain s’entête à nous attendre au lever du jour, nous nous devons d’être plus forts, plus audacieux et plus shunguïste que jamais. Il faut croire en l’homme… faut croire en l’homme… croire en l’homme… se répète un personnage de femme dans le spectacle Obsession(s), que nous avons créé en 2018, au théâtre Antoine Vitez d’Ivry. Un mantra de lune, qui ne demande qu’à trouver une digne place dans nos esprits pétris d’arrogance. Bonne année, mes amis, où que vous soyez ! Au Brésil, en Italie, en France, en Palestine, au Congo ou en Haïti, nous sommes, plus que jamais, résolus à miser sur « l’inconnu d’une renaissance fébrile »[2]. Et la bête ne gagnera pas, en nous atrophiant. Car nous sommes encore capables de lui dire non, sans baisser le regard.
Soeuf Elbadawi I Auteur et artiste