Le silence des héros

Des faits manipulés par la seule nature du plus fort. Des images de naufrage banalisées. Des chiffres évidés de tout leur sens, malgré leur lourdeur. La tragédie du mur Balladur se poursuit depuis 24 ans dans une absolue indifférence de la part de l’opinion, à cause d’un rapport biaisé aux faits, entretenu par les autorités des deux rives, française et comorienne.

Une histoire comorienne, mal articulée dans le grand récit des tragédies humaines, suite à des années de surdité citoyenne. Une histoire qui n’empêche pas d’évoquer les héros du moment. Un titre, auquel qui ravit le Comorien, dès lors que se présente à lui la moindre petite ligue de vertu, garantissant son droit à l’indignation. Dans un pays où les libertés paraissent souvent conditionnées à la loi du plus fort, il y a eu cette récente polémique, au sein du journal national, suite à la décision de distinguer ou non le collectif des avocats, chargé de défendre les affaires dites des clous, du gendarme estropié et des pieds nickelés, aujourd’hui accusés de vouloir attenter à la sûreté de l’Etat, avec trois francs six sous dans les poches, des munitions en carton et un fusil de chasse, mis sous vide. Des affaires qui ont noyé les maux de l’Union dans une encre imbuvable depuis des mois et qui n’ont guère brillé par l’intelligence de leur instruction. Ces avocats, selon Al-Watwan, auraient commis un acte de bravoure, en manifestant leur désaccord, quant à ce qui semble devenir une mascarade de justice.

« Mais comment peut-on honorer des avocats qui n’ont pas plaidé ? s’inquiétait alors S. Y. D. Bafakihi sur son mur facebook. Je vous rappelle qu’en face d’eux, ils avaient le juge le plus incompétent de la terre ! »  Dénoncer les travers de la Cour de sûreté ne suffirait donc pas à en faire des héros à ses héros. Où l’on s’est souvenu que ces avocats ont rarement été du côté de l’orphelin et de la veuve, jusqu’alors. Il y a bien longtemps, en effet, que le Comorien ne confie plus sa détresse, ni sa confiance, aux gens du Palais, qu’ils soient avocats ou juges. Une même méfiance règne partout dans le pays face à la machine judiciaire. La corruption, l’incompétence et le maintien du peuple dans l’ignorance n’aident pas à faire taire l’impunité, ni à oublier l’inconséquence des décisions politiques qui l’accompagnent. Il est une question, néanmoins, que personne ne pose à ces avocats comoriens depuis 24 ans, et qui, pourtant, le mériterait. Celle relative au tristement célèbre Visa Balladur, remontant au 18 janvier 1995.  Pourquoi ne les entend-on jamais se prononcer à son sujet ? A ce jour, aucun d’entre eux n’a envisagé la possibilité de défendre les disparus du Visa Balladur. Une vaste et juste cause, pourtant. Une tragédie, née de l’insularité des petites différences, matérialisée par une frontière idoine, dont la porosité se confond avec les manquements fréquents des élites au pouvoir.

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Performance de la compagnie de théâtre O Mcezo* sur les morts du Visa Balladur.

Deux Etats sont possiblement à traduire en justice. 20 à 30.000 morts annoncés au compteur. Ce pays n’a probablement jamais connu un tel débordement dans ses réalités.Sauf que là, comme par hasard, il n’y a ni avocats patentés, ni opinion indignée. Les prisonniers de la cour de sureté seraient plus payants que d’autres en politique ? Y aurait-il des victimes plus importantes que celles du grand cimetière marin ? Ou bien ceux qui meurent dans ces eaux ne font que confirmer le destin malmené d’une population déclassée, dont le seul objet est de servir la survie d’une bande d’oligarques aux ambitions plus que limitées ? Ce qui est sûr, c’est que le premier avocat comorien, qui approcherait la question de Mayotte, en offrant la possibilité d’une sépulture digne aux victimes du Visa Balladur, mériterait plus qu’un statut de héros de l’année au journal national. Mais la donne est ailleurs, en ce moment. Les avocats préfèrent à la place s’occuper de compétition politicienne : les élections sont pour bientôt. Ils serrent donc les dents, non pas contre l’infamie et l’injustice, mais contre un homme (le président Azali Assoumani ?), qui, au final, n’est que le produit des défaites collectives. Au fil des jours, les Comoriens renoncent ensemble à leur dignité de pays, en feignant l’indifférence sur les morts Balladur et en entretenant de faux malentendus sur l’île occupée, oubliant jusqu’à ce qui fonde leur existence, en tant que peuple. De quoi on parle, au fait ? De la quête de pouvoir d’une poignée d’hommes ou des incapacités de toute une élite face au naufrage de tout un pays ?

« Le kwasa-kwasa pêche peu, il amène du Comorien ». Cette blague de trop du président Emmanuel Macron, sur les kaswa pourvoyeurs de Comoriens à Mayotte, et non de poissons, a eu beau courir les réseaux sociaux, il y a deux ans, elle n’a fait qu’illustrer l’invisibilité dans laquelle se morfondent les milliers de victimes du Visa Balladur. A l’étranger comme aux Comores, ces cadavres de noyés ne choquent plus personne, au point d’appeler au moindre recueillement. Ils disparaissent même des radars du questionnement sur les droits de l’homme. Les politiques – premiers concernés – par la décision d’établir une frontière inique au sein d’un peuple jadis uni, mais à qui la puissance coloniale continue d’inoculer le venin de la division, s’en lavent les mains. Ainsi filent les kwasa coursés en mer, qui chavirent en nombre sur une distance d’à peine 70 km de long. Dans le film Aller-simple pour Mayotte – film d’Agnès Fouilleux – la PAF laisse entrevoir aux rayons x  une embarcation venant se fracasser contre son bâtiment de surveillance. Comme pour un jeu, le naufrage organisé nourrit cyniquement le discours. La transhumance des gueux et des réprouvés – ceux qui empruntent ces embarcations – est tenue de verser sa dîme en nature, avec des corps qui finissent en blocs de nourriture à poissons sous l’eau. C’est ce qui contribue sans doute à rendre le thon de l’archipel plus goûteux aux yeux des navires de pêche européens, monopolisant cette mer dans leurs nasses. Alors même que l’histoire, l’économie, la culture, renient cette frontière dans ses principes premiers.

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Une oeuvre du peintre Chakri de Ndzuani sur les morts en kwasa.

Il est même un aspect immatériel que d’aucuns gagneraient à re interroger, en se fondant sur l’imaginaire éclaté de l’archipel. Une symbolique transformant le futur clandestin en résistant, malgré lui, contre la départementalisation des esprits. Dans le Nyumakele à Ndzuani, on imagine ceux qui empruntent le kwasa comme l’ultimeréponse contre l’occupation, à l’endroit même où les politiciens ont échoué. Chaque feuille de route, réconciliant les autorités comoriennes et françaises, y est vécue comme une défaite cuisante, alors que les corps qui flottent sont vus comme autant de manières de dire non à cette oppression. Ainsi les riverains s’expliquent-ils le sens du silence entretenu, autour de cette tragédie. L’Etat comorien se débrouille pour que cette course vers la mort en mer n’ait pas le sens d’un défi relevé contre la tutelle française. La chape de plomb entretenue, qui n’est pas le seul fait des autorités françaises, achève de noyer les disparus, une seconde fois. Une victime dont on ne cause pas représente un cadavre en moins sur la conscience. Mais revenons à la question initialement suggérée ? Où sont les avocats et les juges de ce pays ? Cette histoire les représente comme des hommes sans voix, des muets quant aux limites du système. Trop facile pour eux de s’agacer ensuite de la menace qui pèse sur les libertés, sur l’interdiction de manifester, sur la peur de voir le régime se radicaliser. Mais que font-ils d’une question souveraine aussi ardue ? Où est passé leur sens de la responsabilité en tant que citoyens ? Quand est-ce qu’ils vont nous étonner, en s’occupant du destin commun ? Ils auraient pu en déduire l’idée d’une conspiration organisée contre l’Etat.

Il suffit de repenser au nombre de présidents assassinés durant ces 40 dernières années pour saisir les incongruités d’un système judiciaire et les absences de procédure conséquente. La mise à mort programmée d’une partie de population, en dépit du droit international, n’est pourtant pas à écarter ici. Il y a de quoi ramener cette histoire devant une cour pénale internationale. Mais ce pays n’a peut-être que  les avocats qu’il mérite. Ceux de ce pays se sont assis sur le principe de souveraineté. Il en est parmi leurs détracteurs qui parlent souvent d’intelligence avec l’ennemi, « Mais qu’est-ce que l’ennemi ? »lit-on dans Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents[1]Les droits constitutionnels du peuple comorien sont chaque jour violés sans qu’aucun recours ne soit possible, au vu et au su des gens de robe. La question de savoir pourquoi l’Etat comorien néglige tant les intérêts de se concitoyens dans cette traversée entre une partie de l’archipel et l’autre ne génère que trouble et confusion. L’impression parfois que l’élite au pouvoir supplée un Etat tiers dans un processus d’anéantissement aux contours nauséabonds. Mais cela, seuls les défenseurs du droit sauraient nous le dire. Et ils préfèrent s’occuper de tambouille politicienne, quand ils ne se contentent pas de défendre les intérêts des riches, des puissants, des dominants. Ils en oublient presque leur serment d’allégeance pour une justice libre et équitable pour tous. Lisez la presse ! Aucun ne demande la réforme d’un système judiciaire écrasant la veuve et l’orphelin ! La tragédie du Visa Balladur est la plus parfaite illustration de leurs limites. 20 à 30.000 personnes condamnées à mourir sans sépulture. Quel homme de droit l’accepterait, même dans un pays à la justice détraquée ? Comment peut-on s’asseoir sur autant de morts sans avoir la conscience retournée ?

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Me Moudjahidi, avocat au barreau de Moroni, répond sans hésiter  : « Il faudrait peut-être que la société civile fasse son travail et nous sollicite. Les ONG, les institutions ou les citoyens ». Sa manière à lui de renvoyer la balle ? Peut-être pas ! Les défenseurs du droit n’agissent pas seuls. Ils ont besoin d’être mandatés. Ce qui est loin d’être le cas dans cette affaire, où même les familles concernées s’enfoncent dans le déni. Qui demande à qui d’aller les représenter? Dans un tout autre registre, on se souvient de l’opération « mani pulite » menée par les juges (Jeannot, Jaffar et Azad) contre la corruption au sein es entreprises publiques. L’opinion avait tellement été sourde à leurs appels au moment de conclure à l’époque qu’il faut sans doute réfléchir à deux fois, avant de s’embarquer dans une cause aussi complexe que celle des morts Balladur. L’un des trois juges anti-corruption cités, Me Mze Azad – que nous n’avons pas réussi à joindre – fait à présent partie du collectif des avocats dans les affaires dite des clous, du gendarme estropié et des pieds nickelés. Que lui suggéreraient les Comoriens, s’il accompagnait les morts du Visa Balladur en justice ? Ne se retrouverait-il pas seul à les défendre ? La société civile ne s’est jamais distinguée sur la question. En dehors de fournir du discours sous vide aux plateformes comme celle du Comité Maore et de nourrir le malaise de certains écrits de créateurs tels Baco ou Saïndoune Ben Ali, les noyés entre Ndzuani et Maore sont devenus un non-sujet pour nombre de gens. Les médias n’en parlent pas assez. Et il est des questions qui dépriment en justice…

Soeuf Elbadawi

[1] Vents d’Ailleurs.
L’image à la Une est une oeuvre récente du peintre Chakri sur le cimetière marin entre Ndzuani et Maore.