Sorti en 1997, Baco de Ouméma Mamadaly et Kabire Fidaaly est une fable familiale, rappelant de loin la pagaille politique du temps de Djohar. Premier lm comorien primé à l’international, avec un prix spécial du jury au Fespaco. Un article paru dans la seconde édition du Mwezi Mag d’Aviation, au mois de novembre 2018.
Le film commence, là où se racontent les histoires d’une vie, de nuit comme de jour. A l’ombre d’un manguier, où une petite voix d’enfant entame le récit : « Je vais vous raconter ce qui est arrivé à ma famille ». Un enfant et un âne passent. Un symbole. Zafir – le nom du minot – trouve sa famille spéciale. « Mon père a dix femmes (…) je suis son quarante neuvième et avant-dernier fils ». S’ensuit le portrait de Dindri, un village paisible, où les habitants découvrent les joies et les peines d’une démocratie aux accents claniques bien prononcés. Entre Baco le patriarche aux idées ancrées dans le passé et ses enfants aux rêves de calife, s’étalent les passions et les rancoeurs d’une famille au sourire perché dans le vent. L’époque se veut innocente. Marie-moi tes filles, les grandes avant la petite, leurs maisons avant les noces…
On joue à cache-cache dans la cour, à surprendre les poules à mains nues, à tricher aux cartes, à conter l’espérance nue, sous la pleine lune. Grand-mère raconte ainsi que Dieu voulut inscrire le bonheur dans le bleu de la mer, mais que ses anges, par mégarde, changèrent la donne, en un temps, où les djinns paraissaient pourtant amènes. Un récit de la création pour un petit paradis insulaire. Arbres magnifiques, fleurs parfumées, rivières gorgées d’eau, oiseaux aux sonorités rares. Une terre généreuse. Mais où règne une malédiction, qui ne dit pas son nom. Les effets des corps dédoublés et des arbres en miroir militent à l’écran pour une atmosphère du dérèglement.
Zakir, le petit-fils prodige dans le film.
Le film questionne la culture de rente. Son déclin annoncé, son rendement menacé, ses terres érodées. Les choix du patriarche, incapable de comprendre le monde qui se profile, n’aident pas. On reproche au vieux père, Baco, de s’agripper à une économie figée, à laquelle il sacrifie tout : « Comme si l’ylang pouvait nourrir ». Ses adversaires pensent qu’il faut miser sur les cultures vivrières, sur le manioc. Le débat s’ouvre dans ce film, mais n’aboutit pas. Aujourd’hui, encore, le pays semble empêtré dans ce questionnement, incapable de trouver des réponses définitives, comme Zafir, défiant son maître à l’école coranique ou demandant à sa grand-mère pourquoi Dieu n’a pas réparé ce que les Anges ont mal fait.
Baco offre une perspective. Les femmes, leurs rôles. Les enfants, leur ras-le-bol des adultes. Les premières ont beau pilonner leur désir, leur chant est emporté par le vent. « Ce n’est pas aux femmes de diriger. C’est une affaire d’hommes » s’exclame une maman. Les seconds ont beau se réclamer de l’innocence et de la poésie. Sur sa petite lucarne en carton, le candidat des enfants déclare : « Voyez comment nous traitent les grands. Ils ne tiennent jamais compte de ce que nous voulons. Eh bien, il est temps que ça change. Votez tous pour moi. Et je vous promets que vous pourrez faire tout ce que vous voudrez ». Leur campagne d’émancipation déborde d’imagination. Mais que fait un pays qui ne s’écoute plus vivre ? Il fait l’idiot, a-t-on envie de répondre. Il devient comme Bweni Makiyo, cet âne tiraillé dans tous les sens, que Baco chevauche, telle une absurdité, avec une ceinture de sécurité et un casque de moto sur la tête.
Le bordel d’une élection en rappelle toujours un autre.
Ce sage, à qui toute l’île vient demander conseil, et qui, tel Salomon dans ses fonctions, trace le chemin, se montre pour le coup dépassé par les événements. Ses proches se prennent pour un pays en proie au changement. 10 femmes, 50 enfants, plus de 100 petits-enfants, qu’il ne reconnaît pas toujours ! Il se trouve, malgré lui (?), à la tête d’une petite république familiale en crise. Se croyant plus malin, il lance l’idée d’une élection, d’où émergerait un nouveau leadership dans le village. Mais « voter pour élire le chef du clan » réveille les appétits de pouvoir en chacun de ses ouailles. Une querelle intergénérationnelle se met en place. « Ils se prennent tous pour des chefs », s’entend dire Baco, qui se rend compte que « chacun veut faire à sa guise ». On lui conteste son pouvoir. Le désordre couve. Les yeux d’un enfant ne mentent pas. Zafir, fin observateur, relève : « Ce spectacle a ouvert les yeux de mon père. Je crois que Baco fut très malheureux de découvrir que sa famille n’était pas capable de s’entendre sur des choses aussi importantes ».
Critique à peine couverte d’une politique-spectacle, déconnectée du réel, et semant le désordre, Baco noie le village dans les rivalités, les fausses promesses et les alliances de dernière minute. Dans une scène, on voit Karim, candidat, acquérir 10 shiromani, 4 horloges, 3 radios et 10 paquets de bonbons, pour aller tromper son monde. Le pouvoir ne se gagne pas avec des salamalecs, comme pour une partie de dominos entre frères et sœurs. Le clientélisme et la corruption balisent les sentiers de la victoire. Quand la bagarre des sous-chefs bat son plein, avec autant de partis représentés, la démocratie promise se mue en pagaille sans nom. Personne ne sait «pour qui voter». On peut se demander, sans trop se tromper, si le duo Mamadaly-Kabiré n’a pas voulu tirer les leçons de la démo-crachat[1] promise, jadis, par Djohar, surtout que ce fut aussi l’année de la désillusion, avec sa déportation sur la Réunion.
Baco et son petit-fils au ziarani.
Les gardiens du passé se souviennent qu’une encre indélébile – très délébile – avait été gardée sous scellés à l’ambassade de France pour empêcher toute fraude électorale. Dans le film, Baco fait construire une urne spéciale, installée en tribune par des mains maladroites. A la question de savoir pourquoi elle est si immense, il répond : « Pour ne pas me la faire voler ». La fiction a ainsi un air de déjà vu. Une métaphore politique, sans fards, même si elle apparaît sous la forme d’une fable familiale. A la fin du film, Baco, déçu, mais pas abattu, emmène son dernier fils, Zafir, au ziarani[2] invoquer les mânes, afin que revienne la paix. Il lui dit, comme pour lui transmettre son désir : « Ferme les yeux et fais ton vœu ». Zafir, qui n’est pas dupe, se demande alors si « une prière su t pour ramener la paix dans une famille ? » Une image troublante. Celle de la toge que porte le vieux patriarche au moment de sa démission du processus démocratique, sur laquelle un motif ressemble étrangement à une croix lorraine. Un clin d’œil furtif à l’héritage gaulliste, qui, toujours, pèse sur les pagailles politiques de la Françafrique ? Et si ce film parlait d’autre chose ?
Unique projet connu de Cinéjou productions, à travers lequel s’agite une pépinière de jeunes acteurs, encore inexpérimentés à l’époque, Baco était le signe d’une tentative de récit par l’image que le pays aurait gagné à défendre. Toutes ces vocations disparues ! Le photographe au plateau, Mahamoud El Arif. Le perchman, Kamal Ali Yahouda. Michèle Boudra et sa faconde. Sur une musique d’Abou Chihabi. La plupart des talents présents dans ce lm ont changé de trajectoire de vie. C’est le cas de Mahamoud Salim Hafi, ex ministre de la culture, que l’on voit passer à toute vitesse à l’écran. Mamadaly et Fidaaly eux-mêmes n’ont plus refait parler d’eux. Alors que là se jouaient les débuts d’un cinéma-pays, encore balbutiant, de nos jours. Ils sont les premiers à avoir réalisé un long métrage en format vidéo. Un film résolument citoyen, de par son questionnement sur l’autorité. La langueur régnant dans Baco ne réduit par ailleurs pas sa charge politique. Il s’agit bien des déboires d’une société en crise, où les décideurs ne songent au citoyen que lorsque s’annoncent des élections, mais celles-ci sont racontées à travers le regard de Zafir, qui agit dans le paysage tel un petit lutin.
Rehman Saïd